« Il y a peu d’écrivains, et surtout d’écrivains mystiques, qui aient moins de droits que Saint-Martin à ce nom de Philosophe inconnu dont il se plaisait à signer tous ses ouvrages. Si obscures que soient pour nous ses doctrines […], il les a vues, de son vivant, devenir un objet de graves méditations, et lui susciter, en France, en Allemagne, en Suisse, des disciples pleins de ferveur. Au moment où éclatait la Révolution française, son nom était si célèbre et si respecté, que l’Assemblée constituante, en 1791, le présentait avec Sieyès, Condorcet, Bernardin de Saint-Pierre et Berquin, comme un des hommes parmi lesquels devait être choisi le précepteur du jeune dauphin. On se disputait sa personne dans les plus élégants salons ; ceux qui ne pouvaient le lire étaient jaloux de l’entendre, et le charme de sa conversation effaçait pour lui toutes les distances. » [1] Franck, Adolphe, La Philosophie Mystique en France à la fin du XVIIIe siècle – Saint-Martin et son maître Martinez de Pasqualis , Paris, Germer Baillère, 1866, p. 1-2.
Sommaire
Amboise 1743
Ainsi le présentait Adolphe Franck, membre de l’Institut et professeur au Collège de France. Si à cette époque, en 1866, Saint-Martin jouit encore d’un certain prestige, son éclat finira par passer. Aujourd’hui, ce philosophe mystique, doublé d’un écrivain talentueux, reste méconnu. Nous allons donc tenter de retracer ce que furent les grandes étapes de sa vie et les écrits dans lesquels il expose une philosophie qu’il qualifiait lui-même de « diviniste ».
C’est à Amboise, le 18 janvier 1743, dans une famille de la petite noblesse, qu’il naquit. Son père Claude-François de Saint-Martin était avocat dans cette ville dont il fut maire par deux fois. Sa mère, Louise Tournyer, était la fille de François Tournyer, officier de son Altesse royale.
Louis-Claude passe une partie de son enfance au collège de Pontlevoy. S’adonnant à la lecture avec passion, il découvre le livre de Jacques d’Abbadie L’Art de se connaître soi-même, qui éveille son âme d’adolescent. Son père le destine à la magistrature ; il quitte donc sa province natale pour poursuivre ses études à Paris. Saint-Martin lit avec intérêt les écrits des philosophes de son temps : Voltaire, Rousseau, Montesquieu, Helvétius, Condillac… À la lecture des Principes du droit naturel du juriste genevois Jean-Jacques Burlamaqui, il éprouve une sensation d’universalité qu’il perçoit comme l’introduction à ses initiations futures. [2] Saint-Martin, Louis-Claude de, Mon portrait, n° 146.
Après avoir obtenu une licence en droit, il devient avocat du roi au présidial de Tours. Ses aspirations intérieures l’incitent cependant à abandonner la jurisprudence au bout de six mois. Saint-Martin, qui n’a encore que vingt-deux ans, décide de se tourner vers d’autres horizons et entre dans la carrière militaire. Il pense en effet que ce métier lui laissera plus de loisir pour étudier. Grâce au duc de Choiseul, gouverneur de la Touraine et ministre de la guerre, le jeune Saint-Martin obtient un brevet de sous-lieutenant de grenadier au régiment de Foix. [3] Étienne François, duc de Choiseul (1719-1785). En 1765, il part rejoindre ce régiment, qui, depuis son retour de Saint-Domingue, s’est installé à Bordeaux.
L’initiation
A Bordeaux, Saint-Martin rencontre des hommes qui vont bouleverser son existence. Il se lie avec le lieutenant-colonel de Grainville et avec Champoléon, capitaine des grenadiers. Ces derniers sont membres de l’ordre des Chevaliers Maçons Élus coëns de l’Univers, une organisation mystérieuse fondée par Martinès de Pasqually vers 1754. Le jeune sous-lieutenant est séduit par la philosophie des élus coëns. Il ne tarde pas à rencontrer Martinès de Pasqually, et dès le mois d’août 1765, se fait initier dans l’Ordre. C’est ainsi qu’il commence à pratiquer la théurgie, la magie spirituelle qui concrétise par la pratique, la doctrine de Martinès de Pasqually. Ces cérémonies étranges font appel aux anges et réclament un rituel d’une grande complexité. Elles ne séduisent guère le jeune initié qui se demande si tout cela est bien nécessaire. Cependant, il adhère totalement à la philosophie de la réintégration prônée par les élus coëns. Il y restera d’ailleurs fidèle toute sa vie durant.
Le port de Bordeaux : Le port de Bordeaux était spécialisé dans le commerce du bois et du sucre, notamment avec Haïti. Le fondateur des Élus coëns avait lui-même des intérêts sur cette île, et ses beaux-frères s’y étaient installés. Martinès avait fondé une loge à Saint-Domingue ainsi qu’à Léogane.
En 1771, il s’engage plus avant en devenant le secrétaire particulier de Martinès de Pasqually, le dirigeant de l’Ordre. Pour mieux se consacrer à sa tâche, Louis-Claude de Saint-Martin quitte l’armée. Il faut dire qu’il a fort à faire, car l’ordre des Élus coëns est encore en phase de création. Grâce à l’efficacité de ce nouveau secrétaire, les choses s’organisent mieux. Avec la collaboration de Saint-Martin, Martinès avance sérieusement dans la rédaction des instructions destinées aux différents grades coëns. C’est ainsi qu’il peut enfin avancer dans la rédaction du Traité sur la réintégration des êtres, long texte d’instruction qu’il destine aux Réaux-Croix (membres du plus haut degré de la hiérarchie de l’Ordre). Saint-Martin parvient lui-même au grade de Réau-Croix en avril 1772. Hélas, dès le mois de mai, des affaires personnelles obligent Martinès de Pasqually à quitter temporairement la France pour Port-au-Prince. Même s’il continue à diriger ses disciples depuis Haïti, l’activité de l’Ordre tend à se réduire.
Son premier livre
À la demande de Du Roy d’Hauterive, un membre éminent de l’Ordre, Louis-Claude de Saint-Martin vient à Lyon en septembre 1773 pour participer à la formation des frères. Avec Du Roy d’Hauterive et Jean-Baptiste Willermoz, il donne des leçons aux élus coëns lyonnais. C’est pendant ce séjour, où il loge chez Jean-Baptiste Willermoz, qu’il écrit son premier livre, Des erreurs et de la vérité. Avec cet ouvrage publié en 1775, il veut combattre l’athéisme des philosophes de son temps qui se sont ralliés à la doctrine du sensualisme. Le titre de l’ouvrage révèle son projet :
Des erreurs et de la vérité, ou les Hommes rappelés au principe universel de la science ; Ouvrage dans lequel, en faisant remarquer aux Observateurs l’incertitude de leurs Recherches, et leurs Méprises continuelles, on leur indique la route qu’ils auraient dû suivre, pour acquérir l’évidence Physique sur l’origine du bien et du mal sur l’Homme, sur la Nature matérielle, la Nature immatérielle, et la Nature sacrée, sur la base des Gouvernements politiques, sur l’Autorité des Souverains, sur la Justice Civile et Criminelle, sur les Sciences, les Langues, et les Art.
Le livre est publié avec pour tout nom d’auteur : « Un ph……… inc……… », expression énigmatique que ses lecteurs traduiront par « Un Philosophe inconnu ». Cet ouvrage, qui présente d’une manière voilée la doctrine des élus coëns, lui assurera un certain succès dans toute l’Europe.
Depuis septembre 1774, la situation a changé, car Martinès de Pasqually est mort à Saint-Domingue. Privé de son fondateur, l’Ordre tombe progressivement en sommeil. Déjà, en 1775, les martinistes lyonnais suivent Jean-Baptiste Willermoz dans la Stricte Observance Templière, un rite maçonnique nouvellement réformé en Rite (ou Régime) Écossais Rectifié (R.E.R.). Louis-Claude de Saint-Martin préfère l’indépendance.
En 1776, à la demande de Jean-Jacques Duroy d’Hauterive, il va à Toulouse pour y épauler les élus coëns. Il passe quelque temps chez sa sœur à Tours, puis retourne à Bordeaux. Il est toujours célibataire, bien que ses amis aient souhaité le voir épouser la veuve de Martinès de Pasqually. Saint-Martin est encore un élu coëns actif ; au cours de l’année 1777, il initie Mathias Du Bourg à Toulouse. Cependant, il ne cesse d’encourager ses frères à abandonner les éléments théurgiques des rites de Martinès pour n’en conserver que les travaux de prière. Finalement, en novembre 1780, l’ordre des Élus coëns cesse officiellement ses activités, même s’il reste encore vivant pendant quelque temps à Toulouse.
Les martinistes lyonnais
À cette époque, Saint-Martin travaille à la rédaction de son deuxième ouvrage, Tableau naturel des rapports qui existent entre Dieu, l’homme et l’univers. L’ouvrage, écrit en partie à Paris, chez Mme de Lusignan et Mme de la Croix, ainsi qu’à Lyon, n’est publié qu’en 1782. Il ne porte pas de nom d’auteur. Plus clair que le premier, il reprend et développe les théories de Martinès de Pasqually. Il insiste sur le fait qu’il faut expliquer les choses par l’homme et non l’homme par les choses.
Pour étayer sa thèse, Saint-Martin expose les origines glorieuses de l’homme, sa déchéance et la nécessité de la venue d’un Réparateur, le Christ, pour que l’homme puisse parvenir à la régénération et œuvrer à la réintégration. À la même époque, Matthias Claudius traduit en allemand Des erreurs et de la vérité. Comme l’indiquent ses correspondances de juin 1784 avec ses amis de Toulouse, le Philosophe inconnu ne « fait plus d’initiation » coën.
Le Magnétisme
Au XVIIIe siècle, on se passionne pour le mesmérisme, et Saint-Martin n’échappe pas à cette mode. En février 1784, il adhère à la Société de l’Harmonie, fondée à Paris par Franz-Anton Mesmer. Cette passion sera de courte durée, car il juge le magnétisme cette pratique peu sûre. Il consigne ses impressions sur cette science dans deux textes : Réflexions sur le magnétisme et Du somnambulisme et des crises magnétiques [4] Ils ont été publiés par Robert Amadou dans Trésor martiniste, Éditions Traditionnelles, Paris, 1969. .
Jean-Baptiste Willermoz s’adonne lui aussi au somnambulisme magnétique et opère avec un médium, Marie-Louise-Catherine de Monspey, dite Mme de Vallière. Au printemps de l’année 1785, elle lui communique des messages provenant d’un mystérieux esprit, « l’Agent inconnu ». Ce dernier lui demande de fonder une nouvelle organisation initiatique : la Société des Initiés, qui, d’après l’Agent inconnu, est appelée à devenir le « centre général de la lumière des derniers temps et de la parfaite et primitive initiation ».
Beaucoup d’élus coëns et de frères du R.E.R. rejoignent ce nouvel ordre, et Jean-Baptiste Willermoz invite Saint-Martin à s’associer à eux. Il vient donc à Lyon, et comme il faut appartenir au R.E.R. pour participer à la Société des Initiés, le Philosophe inconnu est reçu dans cet ordre et introduit rapidement dans les grades supérieurs, ceux de Chevalier bienfaisant de la Cité Sainte, avec le grade de Grand Profès.
Comme le veut la tradition de cet ordre, il y prend pour nom initiatique Eques a leone sideo et pour devise Terrena Reliquit (il a abandonné les choses terrestres). Il suit assidûment les réunions de la Société des Initiés ; cependant, à partir de 1787, déçu par la platitude des messages de l’Agent inconnu, il abandonne progressivement cette voie. Il regagne alors Paris avec Basile Zinoviev, l’un des nobles russes qui, comme le prince Michel Galitzine, fréquente la loge dirigée par Jean-Baptiste Willermoz. Il va ensuite à Londres et en Italie, où il retrouve le prince Galitzine. À partir de cette époque, celui qui aimait se définir comme le « Robinson de la spiritualité » fréquente les salons et rencontre les intellectuels de son temps.
Jacob Boehme (1575-1624)
En 1788, Saint-Martin se rend à Strasbourg. C’est là, grâce à Rodolphe Salzmann, élu coën et membre du R.E.R., et à Charlotte de Boecklin, qu’il prend connaissance de l’œuvre de Jacob Boehme (1575-1624). Il est si bouleversé par cette découverte qu’il décide d’apprendre l’allemand pour traduire en français les livres de celui qu’il considère dorénavant comme son second instructeur. Il trouve chez Jacob Boehme la confirmation de ce qu’il avait toujours pensé, à savoir que l’initiation n’a guère besoin de rites, car elle ne peut se produire que dans le cœur de l’homme. Avec affection, il nomme son second maître « mon chérissime B ».
C’est pendant ce séjour en Alsace qu’il termine L’Homme de désir , un livre qu’il avait commencé à Londres à la demande de Tieman, un élu coën saxon. Ce chef-d’œuvre de poésie en prose est une exhortation à prier et à agir. Bien des lecteurs n’y verront que des élans mystiques à la manière des Psaumes, mais les familiers du Traité sur la réintégration y reconnaîtront à chaque ligne la doctrine de Martinès de Pasqually.
L’ouvrage est publié anonymement en 1790 avec pour simple mention : « par l’Auteur des Erreurs & de la vérité ». Saint-Martin en publiera une édition corrigée en 1802 en utilisant alors clairement – et pour la première fois – le pseudonyme de « Le Philosophe inconnu ». À partir de cette époque, la vie mystique de Saint-Martin prend une nouvelle direction ; il décide de rompre avec ses affiliations antérieures. En juillet 1790, il écrit à son ami Jean-Baptiste Willermoz pour lui demander de le rayer de la liste des membres du Rite Ecossais Rectifié, la société maçonnique dans laquelle il avait été reçu en 1785.
Saint-Martin connaît le bonheur à Strasbourg, grâce à celle en qui il a trouvé une compagne idéale et pleine de spiritualité, sa « chérissime B. », Charlotte de Boecklin. C’est pendant son séjour en Alsace, au cours de l’été 1790, et pour répondre à la demande du neveu d’Emmanuel Swedenborg, qu’il écrit Le Nouvel Homme.
Véritable bréviaire mystique, il peint les étapes de l’itinéraire de régénération que doit suivre l’homme, comme autant de stades intériorisant la vie du Christ. Il s’agit probablement là du plus beau livre de Saint-Martin. Il sera publié à Paris, en 1792, après son départ de Strasbourg. En effet, en juillet 1791, son père, qui se croit à l’article de la mort, le contraint de rentrer à Amboise pour s’occuper de lui. Saint-Martin ressent ce départ comme un arrachement.
Madame de Bourbon
Malgré ses origines nobles, le Philosophe inconnu n’a pas trop à souffrir de la Révolution. Au moment où il quitte Strasbourg, son nom figure à côté de ceux de Condorcet et de Bernardin de Saint-Pierre sur la liste des citoyens pressentis pour être l’instituteur du jeune dauphin. À plusieurs reprises, il soutient financièrement l’action des révolutionnaires : le 16 septembre 1792, il verse 200 livres pour les frais de guerre et l’année suivante, le 7 mars, lors du recrutement de 300 000 soldats, il donne 200 livres pour les frais d’équipement. Il aide aussi sa commune en déposant, en juin 1793, 1 260 livres à la ville d’Amboise.
Saint-Martin voit dans la Révolution la main de la Providence conduisant l’humanité vers sa régénération. Il livrera bientôt ses réflexions sur cet épisode de l’histoire dans Lettre à un ami, ou Considérations politiques, philosophiques et religieuses sur la Révolution française [5] Texte réédité dans le « Corpus des œuvres de philosophie en langue française » sous le titre général : Controverse avec Garat, précédé d’autres écrits philosophiques, Louis-Claude de Saint-Martin, Fayard, Paris 1990. , une brochure publiée en 1795.
Le Philosophe inconnu s’échappe parfois de son exil en Touraine pour se rendre chez ses amis parisiens. Il y retrouve sa pupille spirituelle, Mme de Bourbon, duchesse d’Orléans, chez qui il loge fréquemment, soit au palais Bourbon, soit en son château de Petit-Bourg, près de Paris. La duchesse accorde un crédit excessif au merveilleux, aux oracles et au magnétisme. Pour la détourner de toutes ces pratiques, de ces fausses voies qui donnent plus dans l’astral que dans le divin, Saint-Martin avait entrepris d’écrire un livre : Ecce Homo. Dans cet ouvrage, commencé lorsqu’il résidait en Alsace, il souligne que l’homme, étant à la fois une pensée et une parole divines, doit s’efforcer d’être une action de Dieu. Saint-Martin termine ce livre lors de son exil, et le publie en 1792.
La guerre du bien et du mal
C’est dans son cabinet de Petit-Bourg, chez la duchesse de Bourbon, que le Philosophe inconnu termine en août 1792 Le Crocodile ou la Guerre du bien et du mal arrivée sous le règne de Louis XV. Ce texte occupe une place à part dans son œuvre. Il s’agit d’un roman « épico-magique » où se mêlent le fantastique, l’occulte, la satire et des éléments de la biographie de l’auteur. L’action se passe pendant la Révolution, et ses personnages comme Sédir, Ourdec, Mme Jof, Eléazar, le Crocodile ou la Société des Indépendants, sont en relation avec les principes de la doctrine martiniste. Saint-Martin ne publiera ce roman qu’en 1799, portant comme mention d’auteur : « œuvre posthume d’un amateur de choses cachées ». Il y insérera le texte qu’il avait préparé pour l’Institut : Essai sur les signes et sur les idées.
Tantôt à Paris, tantôt en Touraine où son père le rappelle sans cesse, il continue à traduire les œuvres de Jacob Boehme. Son travail est facilité par la correspondance qu’il entretient depuis mai 1792 avec Kirchberger, baron de Liebistorf de Berne. La mort de son père en janvier 1793 le libère de sa tâche de garde-malade. Cependant, en avril, ses lettres le rendent suspect aux yeux des autorités. À partir de cette époque, il doit limiter ses activités épistolaires et interrompre temporairement sa correspondance avec Charlotte de Boecklin. L’année suivante, le décret interdisant aux nobles de séjourner à Paris le contraint de rester en Touraine.
Pendant le triste épisode de la Seconde Terreur, du 5 septembre 1793 au 28 juillet 1794, près de 500 000 Français seront emprisonnés et 40 000 seront décapités. Le 6 avril 1793, la Convention promulgue l’arrestation de la famille Bourbon. L’amie de Saint-Martin, la duchesse d’Orléans, et son frère, Louis Philippe Joseph, duc de Chartres, sont incarcérés à Marseille. Pourtant, l’un et l’autre avaient rallié la Révolution. Le duc, Grand Maître du Grand Orient, avait renoncé à ses titres de noblesse et était devenu Philippe Egalité. Il sera pourtant décapité le 6 novembre 1793. La duchesse sera exilée en Espagne et elle ne retrouvera la liberté qu’en 1796.
Tandis que la Seconde Terreur fait rage, Saint-Martin est dans sa maison de campagne de Chandon, près d’Amboise. En août 1794, travaillant comme les citoyens d’Amboise au ramassage de la bruyère, dont les cendres sont utilisés à la fabrication de la poudre pour les militaires, il songe aux bizarreries du destin qui l’ont poussé si loin du monde qu’il avait côtoyé jusqu’alors.
L’École normale
À la fin de l’année 1794, de nouvelles perspectives s’offrent à lui. Malgré ses cinquante et un ans, il est nommé à l’École normale, institut créé dans le but de former les professeurs de la nouvelle France. Saint-Martin, qui n’est pas homme à se contenter de philosopher dans le confort feutré des salons, est heureux d’entrer dans une « carrière d’où peut dépendre le bonheur de tant de générations ». Il vient s’installer à Paris et loge rue Tournon.
Les activités de l’École débutent en janvier 1795. Il s’adonne avec plaisir à sa nouvelle mission et n’hésite pas à critiquer sévèrement la doctrine de Garat, qui, dans la lignée du sensualisme de Condillac, enseigne à l’École une philosophie matérialiste. Saint-Martin connaît là son heure de gloire. En effet, lors des séances du mois de janvier, les deux citoyens s’affrontent dans une joute oratoire qui fera une forte impression sur les quelque deux mille personnes de l’assistance [6] Leurs interventions seront publiées en 1801 dans le Compte rendu des Séances aux Écoles Normales, Tome III, Imprimerie du Cercle Social. Texte réédité dans le « Corpus des œuvres de philosophie en langue française », op. cit. .
Comme le souligne Jacques Matter, on ne saurait trop signaler, dans l’histoire de notre philosophie, le mérite de cette intervention et « la vive impression vers le spiritualisme qu’en reçut la pensée française ». Hélas, la fermeture de l’École le 19 mai 1796 oblige Saint-Martin à rentrer à Amboise.
À peine arrivé, il est nommé membre de l’assemblée des électeurs de son département. S’il accepte modestement cette mission, c’est surtout à dessein de clamer que ce n’est pas par le matérialisme que la société trouvera son équilibre, mais par des voies spirituelles. Pour Saint-Martin, le fondement de l’organisation de la société humaine est lié au principe même de l’origine divine de l’homme, et c’est là même que se situe la clé de son bonheur. Il développera ses idées dans Éclair sur l’association humaine, un livre qu’il publie en 1797.
La situation matérielle de Saint-Martin devient difficile. Il vit modestement, refusant souvent l’aide que lui proposent ses amis. Dans une lettre datée du 19 juin 1797, il répond à une question que lui pose le baron de Kirchberger au sujet des rites qu’il a pratiqués dans le passé. Le Philosophe inconnu lui précise que la seule initiation qu’il prêche maintenant « est celle par où nous pouvons entrer dans le cœur de Dieu, et faire entrer le cœur de Dieu en nous, pour y faire un mariage indissoluble, qui nous rend l’ami, le frère et l’épouse de notre divin Réparateur ».
Saint-Martin poursuit son travail de traducteur des œuvres de Jacob Boehme, et sur ce point, l’aide du baron de Kirchberger lui est précieuse. Hélas, son ami suisse meurt à la fin de l’année 1797, et sa disparition l’affecte beaucoup [7] Leurs lettres du 22 mai 1792 au 7 novembre 1797, très instructives au regard de la théosophie, seront publiées plus tard sous le titre Correspondances inédites de Louis-Claude de Saint-Martin, dit le Philosophe Inconnu et Kirchberger, baron de Liebistorf, membre du Conseil souverain de la République de Berne, Dentu, Paris, 1862. .
Le Ministère de l’Homme-Esprit
En 1800, Saint-Martin publie De l’esprit des choses. Comme il le dit lui-même, « ce n’est pas un livre, ce sont des articles cousus ensemble », un assemblage de réflexions glanées au fil du temps sur des thèmes variés. Il espère que les ventes de cet ouvrage lui permettront de financer sa traduction de L’Aurore naissante de Jacob Boehme.
On pourrait penser que le Philosophe inconnu a épuisé sa source d’inspiration, pourtant il n’en est rien, car il s’apprête à publier ce qui sera l’un de ses meilleurs livres, Le Ministère de l’Homme-Esprit, qui paraît en 1802. Mis à part quelques pages où il expose la théorie des sept bases de la nature de Jacob Boehme, il reprend la doctrine de la réintégration qu’il a développée dans ses ouvrages précédents.
Une fois de plus, il veut conduire l’homme à porter son regard sur ses origines glorieuses et lui montrer la voie qu’il doit suivre pour retrouver sa pureté primitive. Il souligne qu’en œuvrant ainsi, l’homme terrestre redeviendra « Homme-Esprit » et rendra la paix à la Création tout entière dont la régénération dépend de la sienne. Cette double « sabbatisation » apportera enfin la paix à la Parole, c’est-à-dire au Verbe, qui soutient l’univers et l’homme depuis la chute d’Adam. Ce livre est probablement celui dans lequel Saint-Martin s’exprime le plus clairement ; cependant, sa publication sera éclipsée par celle du Génie du christianisme publié au même moment par Chateaubriand.
Saint-Martin, traducteur de Boehme
L’année 1802 est marquée par une rencontre, celle de Joseph Gilbert (1769-1841). Une profonde amitié naît entre les deux hommes, qui, à partir de septembre 1802, se voient presque quotidiennement. À juste titre, Joseph Gilbert est considéré comme le dernier disciple du Philosophe inconnu. Saint-Martin continue inlassablement son travail de traducteur. Ainsi, en 1802, il publie Les Trois principes de l’essence divine, termine les Quarante questions sur l’âme et La Triple Vie de l’homme.
C’est Léonard-Joseph Prunelle de Lière, qui, après la mort de Saint-Martin, financera la publication de ces œuvres de Jacob Boehme. L’année suivante est marquée par plusieurs rencontres. En janvier 1803, il prend beaucoup de plaisir à dîner en compagnie de Chateaubriand, et en septembre, il fait la connaissance de celui qui sera son premier biographe, Jean-Baptiste-Modeste Gence. Ce dernier est impressionné par la personnalité du Philosophe inconnu. « À voir son air humble et son extérieur simple, nous dit-il, on ne soupçonnait ni la science profonde, ni les lumières extraordinaires, ni les hautes vertus qu’il recélait. Mais la candeur, la paix de ses entretiens, et, l’on ose dire, l’atmosphère de bienfaisance qui semblait se répandre autour de lui, manifestaient l’homme sage et le nouvel homme qu’avaient formé la philosophie et la religion [8] Notice biographique sur Louis-Claude de Saint-Martin… op. cit, p. 14. . »
Le départ pour l’Orient éternel
Le Philosophe inconnu, qui a maintenant soixante ans, sent sa santé décliner. Le 13 octobre, à la fin d’un entretien avec M. de Rossel, mathématicien, au sujet du sens caché des nombres, il annonce : « Je sens que je m’en vais : la Providence peut m’appeler ; je suis prêt. Les germes que j’ai tâché de semer fructifieront [9] Notice biographique sur Louis-Claude de Saint-Martin… op. cit, p. 15. . »
Le jour suivant, le 14 octobre, il se rend à la maison de campagne de son ami le sénateur Lenoir-Laroche à Aulnay (Châtenay-Malabry). À la fin du repas, il est victime d’une attaque d’apoplexie. Comprenant que son heure est venue, il exhorte ses amis à mettre leur confiance dans la Providence, et à vivre entre eux en frères, dans le sentiment évangélique. Puis, comme le rapporte Jean-Baptiste-Modeste Gence, il prie en silence et expire doucement.
Quelques jours plus tard, le 13 brumaire [6 novembre 1803], Le Journal des débats annonçait « M. de Saint-Martin, qui avait fondé en Allemagne une secte religieuse connue sous le nom de Martiniste. Il s’était acquis quelque célébrité pour ses opinions bizarres, son attachement aux rêveries des illuminés et son célèbre livre inintelligible Des erreurs et de la vérité ». Ce chroniqueur était sans doute mal informé, car Saint-Martin était trop modeste pour fonder une quelconque organisation.
Dans son journal, il indique d’ailleurs « Il me semble que je pouvais apprendre et non pas enseigner ; il me semble que j’étais en état d’être disciple et non pas maître. Mais, excepté mon premier éducateur Martinez de Pasqually et mon second éducateur Jacob Böhme, mort il y a 150 ans, je n’ai vu sur la terre que des gens qui voulaient être maîtres et qui n’étaient pas même en état d’être disciples. » [10] Mon portrait historique et philosophique (1789-1803), publié par Robert Amadou, Paris, Juillard 1961, p. 75. .
Dans une lettre écrite à son ami Frédéric-Rodophe Salzmann quelques semaines avant sa mort il précisait « ne me regardez point comme maître, je ne le suis point, et surtout pour vous qui êtes persuadé, et qui savez quel est le seul maître auquel nous devons nous adresser » [11] Lettre reproduite dans Les Cahiers de Saint-Martin n° 1, 1796, p. 90. .
Son ami Joseph Gilbert fut très affecté par cette disparition. Comme il le disait, « le souvenir des entretiens d’un homme aussi pur empêche de désespérer de l’avenir de l’espèce humaine ; c’est le type que la Providence a offert pour montrer que même au sein d’une impiété systématique, comme celle de l’époque où il vécut, il peut jaillir une voix pure qui ramène les hommes aux sentiments de leur nature véritable » [12] Extrait d’une lettre à Lombard du 17 juillet 1839. . Eu égard à l’amitié unissant Joseph Gilbert à son maître, la famille de Louis-Claude de Saint-Martin lui confia ses manuscrits. Parmi ces textes figuraient des œuvres posthumes.
Avec Nicolas Tournier, petit cousin du Philosophe inconnu, Joseph Gilbert en publiera quelques-unes. D’autres paraîtront ultérieurement, comme Les Nombres, un livre resté à l’état d’ébauche, publié en 1843 par Léon Chauvin, l’héritier de Joseph Gilbert. En 1978, après de patientes recherches, Robert Amadou retrouvera les manuscrits du Philosophe inconnu. Cet ensemble de documents, appelé « Fonds Z », permettra de nouvelles publications, comme Les Instructions sur la Sagesse (1986), Mon livre vert (1991) ou une version du Traité sur la réintégration des êtres de Martinès de Pasqually, d’après l’exemplaire autographe du Philosophe inconnu.
Lire Saint-Martin aujourd’hui
Au XVIIIe et au XIXe siècle, les livres de Louis-Claude de Saint-Martin connaissent un certain succès. Ils sont lus en France, en Allemagne, en Angleterre, et même en Russie. Celui que Joseph de Maistre appelle « le plus instruit, le plus sage et le plus élégant des théosophes » a légué une œuvre profonde, une philosophie s’appuyant sur une cosmogonie et une anthropogonie éclairant le christianisme à travers un ésotérisme profondément mystique.
Certes, la lecture des œuvres du Philosophe inconnu n’est pas toujours facile, car pour ne pas trahir le secret de l’initiation, il a souvent couvert ses propos d’un voile épais. Cet habillage crée de sérieuses difficultés au lecteur peu familier de la doctrine sur laquelle s’appuie son auteur, celle de Martinès de Pasqually. Il est donc important de connaître les grandes lignes du Traité sur la réintégration des êtres – et plus particulièrement de la cosmogonie exposée dans le « Grand Discours de Moïse » (§ 215–250 du Traité, voir ce texte dans la bibliothèque de ce site) – pour en saisir le sens réel.
Précisons que l’étude de ce Traité est rendue plus facile depuis que le lecteur dispose d’une publication agrémentée de nombreuses clés de lecture réalisée par Robert Amadou en 1995 (Diffusion Rosicrucienne). Paradoxalement, certains textes des œuvres posthumes du Philosophe inconnu, comme les petits traités qui ont été récemment réédités sous le titre de Les Voies de la Sagesse , constituent des outils particulièrement utiles pour approfondir le Traité de Martinès de Pasqually. D’un autre côté, il est vrai que pour comprendre la philosophie martiniste, il faut un minimum de culture biblique, et cette dernière, fondement de la culture occidentale, fait hélas défaut à beaucoup de lecteurs.
Prenant à la lettre un aphorisme de Louis-Claude de Saint-Martin indiquant que pour avancer sur la voie spirituelle « ce n’est pas la tête qu’il faut se casser mais le cœur », trop de lecteurs du Philosophe inconnu se complaisent dans une approche sentimentaliste de son œuvre. C’est là méconnaître ce que son auteur a voulu dire. Au contraire, sa vie et son œuvre nous montrent l’indispensable union que le chercheur doit réaliser entre sa tête et son cœur, entre l’étude et la prière. Comme le souligne Jean-Baptiste-Modeste Gence, ce n’est pas seulement par la faculté affective, mais aussi par celle de l’intelligence, que l’homme trouve le Principe divin qui est enfoui au plus profond de son être.
Saint-Martin en découvre le type dans son être intérieur par une opération active et spirituelle, qui est le germe de la connaissance. « C’est vers ce but que les ouvrages de l’auteur, dans l’ordre de leur composition, paraissent se diriger, en marquant progressivement, par la route qu’il a suivie, celle que l’on peut suivre dans la même carrière. » [13] Notice biographique sur Louis-Claude de Saint-Martin… op. cit, p. 18.
Dominique Clairembault
Notes :