Disciple d’Antoine de la Salle. Grand lecteur de L’Imitation de Jésus-Christ, adepte du magnétisme Jean-Baptiste Modeste Gence fut archiviste au dépôt des chartes et collaborateur de nombreux journaux ainsi que la Biographie universelle de Michaud. Il fut l’un des derniers amis du Philosophe inconnu et a publié en 1824 la première biographie importante de Saint-Martin. Nous reproduisons ici la biographie que E. Callet a consacrée a cet « ami de la liberté » dans la Biographie universelle ancienne et moderne tome 16, (Paris, 1856).
Gence (Jean-Baptiste-Modeste), né à Amiens le 14 juin 1755, fut, dans sa jeunesse, maître de quartier au collège de Navarre. Il quitta l’université pour entrer dans le cabinet de Moreau, historiographe de France, et de là il passa au dépôt des chartes avec le titre d’archiviste. Il avait commencé, sous la direction de Moreau, le dépouillement des Olim.
De 1780 à 1790, c’est-à-dire pendant le temps qu’il resta aux archives, il continua seul cet immense travail. Les Olim (mot latin qui signifie jadis) sont, comme on le sait, les plus anciens registres du parlement de Paris. Ils contiennent les rapports des enquêtes et les arrêts rendus par la cour du roi, séant en parlement, depuis l’année 1254 jusqu’à l’année 1318, période de soixante-quatre ans qui comprend cinq règnes celui de St-Louis, celui de Philippe le Hardi, celui de Philippe le Bel, celui de Louis le Hutin et celui de Philippe le Long.
Gence passa plus de dix ans à débrouiller ces vénérables paperasses, toutes pleines de révélations curieuses sur l’histoire, la législation, les mœurs, la jurisprudence de ces temps éloignés. Il en lit une analyse, accompagnée de nombreux extraits, et son manuscrit, conservé au ministère de la justice, ne forme pas moins de vingt volumes in-folio.
L’emploi d’archiviste ayant été supprimé comme inutile en 1790, époque où l’on s’amusait à brûler les vieux titres, et où la nation croyait de bonne foi se rajeunir en essayant de faire disparaître les traces de son passé, l’emploi d’archiviste ayant été supprimé, Gence profita des loisirs que la révolution lui avait faits pour visiter l’Italie en compagnie du philosophe Lasalle, son ami. Étrange philosophe qui avait imaginé d’appliquer à la morale les lois de la mécanique et croyait qu’on peut régler le cœur humain, la liberté, les sentiments, les passions, comme on règle une horloge. Gence, qui fut toute sa vie entiché de quelque système, écoutait alors Lasalle comme un oracle. Mais, pendant son absence, on le mit sur la liste des émigrés. C’était lui faire un honneur qu’il ne méritait guère, car s’il eut jamais des convictions politiques, il n’était pas homme à émigrer pour elles. Il travailla à son retour au Journal de la langue française, publié par Urbain Domergue, et au journal de Maret, le futur duc de Bassano.
Au mois de juin 1794, c’est-à-dire au plus chaud de la terreur, notre prétendu émigré fut chargé par le comité de salut public de surveiller l’impression du Bulletin des lois. Nous n’en voulons pas conclure qu’il fût un républicain bien fervent, puisqu’il garda cet emploi jusqu’en 1815, et l’eût gardé bien plus longtemps s’il n’eût tenu qu’à lui. Républicain ou non, c’était un excellent correcteur d’imprimerie. Que de lois, bon Dieu ! ont passé par ses mains ! que de lois contradictoires! que de lois absurdes ! que de lois atroces ! que de bonnes lois ! que de lois d’occasion, faites pour un jour, et qui vivent encore ! que de lois faites pour l’éternité, et dont on ne parle plus ! Mais peu importait à Gence l’esprit, le caractère, la moralité des lois qu’on lui donnait à réviser.
Son métier, à lui, n’était pas de les juger, mais d’empêcher qu’il ne se glissât dans leur impression quelque faute typographique. Vous lui eussiez dit que telle épreuve pour laquelle il allait donner son bon à tirer ferait couler le lendemain des flots de sang, il vous eût répondu, comme Pilate, qu’il s’en lavait les mains. Mais si vous lui eussiez montré, sur cette même feuille, une coquille ou un bourdon, un point de trop, une virgule oubliée, pour le coup, le brave homme en aurait eu des remords et n’en eut pas dormi d’une semaine, tant il avait, en ces matières, la conscience délicate.
Cependant le Bulletin des lois ne l’absorbait pas tout entier. C’est lui qui révisa avec Wailly, en 1793, la cinquième édition du Dictionnaire de L’Académie française, particulièrement utile à une époque où la vieille langue française n’était guère plus respectée que les vieilles lois et les vieux us. On lui confia dans la suite la révision de plusieurs ouvrages importants, celle, entre autres, de la Biographie universelle.
Comme il était non-seulement bon correcteur, mais encore excellent humaniste, il donna lui-même une édition d‘Horace. Son Horace achevé, il eut à revoir les épreuves d’une Imitation de Jésus-Christ. La lecture qu’il en fit le toucha si vivement qu’il voulut traduire, à son tour, cet admirable livre. Ce fut moins une illumination du cœur qu’un éblouissement de l’esprit. Gence fut moins pénétré de la beauté simple et naturelle de l’Imitation, de son sens pratique un peu triste et pourtant doux et consolant, qu’il ne fut frappé de son ton mystique et de l’étonnante obscurité qui enveloppe ses origines.
Nous retrouverons dans sa vie et dans ses ouvrages la trace de cette double préoccupation. Quant à sa traduction, elle passa pour une des meilleures de celles qui existaient au moment où elle parut, et notons qu’on n’en comptait pas alors moins de quatre-vingts. Elle a été effacée, à notre avis, par celles de Genoude et de l’abbé de Lamennais. Mais on doit à Gence un bon texte latin de l’Imitation et de nombreuses dissertations sur la question de savoir qui en est l’auteur. Il attribuait ce livre au chancelier Gerson et se livrait aux plus infatigables recherches pour persuader aux autres ce qu’il s’était d’abord, et sans beaucoup d’efforts, persuadé à lui-même. La question est encore fort obscure ; mais les meilleurs critiques penchent aujourd’hui en faveur de Gersen, abbé de Verceil, dont Gence passa sa vie à nier l’existence.
Au milieu de tant de travaux d’érudition et de philologie, Modeste Gence s’avisa, à quarante-six ans, qu’il était né poète, en preuve de quoi il publia un volume d’Odes philosophiques, Paris, 1801, in-8°. Mis à la retraite d’office en 1815, à l’âge de soixante ans, Gence parut rajeunir. Il écrit, dans le Mémorial religieux la revue littéraire de la quinzaine ; il écrit nous ne savons plus quoi dans un autre journal (les Annales politiques, morales et littéraires). Il publie, en 1816, un Tableau méthodique des connaissances humaines, in-folio. Rien ne l’effraye ; rien ne l’arrête.
Il apprend un jour qu’un ouvrage allemand en seize volumes in-8° vient d’obtenir au delà du Rhin vingt éditions successives en peu d’années, vite il fait venir cet ouvrage et le traduit d’un bout à l’autre, comptant sur un pareil succès. Mais les Français ne sont pas des Allemands ; ils aiment les livres courts. Et d’ailleurs, en fait de Méditations religieuses, car tel était le titre de l’œuvre tudesque, il ne leur manque rien. Ils ont Bossuet, ils ont Nicole, ils ont Bourdaloue, Fénélon, Massillon, et un tas de chefs-d’œuvre, sans compter l’Imitation qui, dans son petit format, en dit autant et plus que tout le reste, y compris les seize volumes d’outre-Rhin.
Gence, après cet échec, renonça à la littérature dévote, pour diriger la publication toute moderne de la Nouvelle bibliothèque classique d’auteurs français, comprenant, comme de raison, Rabelais, Molière, Montaigne, les contes de Voltaire et le reste (Treuttel et Würts, 80 vol. in-8°).
En vérité, il serait difficile de suivre pas à pas en toutes ses voies cet esprit curieux et remuant, qui veut tout savoir et tout enseigner, qui louche un peu à tout, se faufile partout et est partout le bienvenu, à l’Encyclopédie des gens du monde, à la Biographie universelle (qui lui doit d’excellentes notices), dans les journaux ; à la société des antiquaires, à la société de la morale chrétienne, où donc encore ? parmi les chevaliers de la princesse d’Eldir. Eh bien, oui ! pourquoi ne pas le dire, puisque c’est là, tout bien considéré, le côté vraiment original de la physionomie de Gence !
Ce vieux contemporain de Voltaire avait, dans un coin de son cerveau, la crédulité et les lubies d’un savant du moyen âge. Il croyait aux sciences occultes, à la magie, aux talismans, aux esprits élémentaires, aux prédictions de la phrénologie, aux visions des somnambules, à tous ces feux follets qui dansent en rond dans les ténèbres de la science humaine et commencent par faire des dupes avant de faire des charlatans. Gence avait encore à soixante-dix ans la candeur d’un adepte. Il avait lu Martinez Pasquales et Swedenborg, il avait connu Mesmer et frayé avec St-Martin.
Il s’attacha définitivement, sur ses vieux jours, à la princesse d’Eldir, trouvant réunies dans la doctrine de ladite princesse toutes les extravagances qui l’avaient charmé ailleurs, et dans sa personne un mystère et une séduction qui manquaient à Mesmer, l’homme au baquet, et à St-Martin, « l’homme-esprit. » Nous ne vous dirons pas si elle était jeune ou vieille, cette princesse d’Eldir; nous n’en savons rien. Mais quoi ! elle était femme, elle venait de loin, du fond de l’Asie; elle descendait, disait-elle, de quelque dynastie hindoue, dont la généalogie se perdait dans la nuit des siècles ; elle passait pour avoir étudié en Orient les secrets philosophiques et théurgiques des collèges sacerdotaux ; elle s’attribuait une mission religieuse et parlait souvent par métaphores. Il n’en fallait pas tant pour gagner Gence.
Il devint, en cheveux blancs, un des disciples de la princesse d’Eldir et un des chevaliers de son ordre, car elle avait fondé à Paris, le lendemain de la révolution de juillet (le moment était bien choisi), un ordre de chevalerie dans le genre de celui des rose-croix ou des Invisibles. Pour le public profane, cela s’appelait prosaïquement la société de morale universelle ; mais pour les inities, c’était la noble porte de l’Élysée, ayant pour emblèmes un œil, une étoile et un soleil, une espèce de loge maçonnique, un temple où, au lieu de se traiter de frères, les adeptes s’appelaient entre eux messieurs les chevaliers, ce qui chatouillait agréablement l’oreille du vieux prote. Il était, quanta lui, l’apôtre et le poète de la secte, et quand il mourut, la sultane d’Eldir convoqua le chapitre de l’ordre et prononça devant lui, le 5 mai l’éloge du défunt chevalier.
Cet éloge, dont on a imprimé les passages de nature à être communiqués au vulgaire, va nous fournir un échantillon de la poésie de Gence et de la prose de la sultane. Après avoir rappelé les services du mort, la sultane s’écrie :
« Moi aussi, faible femme, je suis un missionnaire de paix et d’espérance, venu des rives du Gange sur les bords de la Seine. Je fus sans doute choisie par la Providence, cette émanation de Dieu, pour faire fleurir au milieu de vous, mes chers chevaliers, sous votre soleil moins chaud ou moins ardent que le mien, la morale et la bienfaisance, ces jolies sœurs, ces deux beaux anges aux ailes blanches, au doux sourire, aux mains délicates toujours ouvertes à tous les maux. »
Dans, ce passage comme dans tout le reste de son discours, la princesse d’Eldir a l’air de ne voir dans la mort de Gence et dans l’éloge qu’elle fait de lui qu’une occasion de se louer elle-même. C’est ainsi qu’elle se plaît à réciter des vers de Gence, « les derniers, dit-elle, qu’il m’ait adressés.» Je les ai promis et je les donne sans commentaires :
« De ton sang pur, royal, coule la bienfaisance, D’Eldir, dans tes vertus tu trouves ta puissance ; Et par ton cercle ouvert à la divinité, Tes chevaliers iront à la postérité, »
Gence mourut le 17 avril 1840, à 85 ans. Sa veuve lui survécut. Il y avait déjà deux ans qu’ils étaient aveugles l’un et l’autre. Heureusement pour eux, les longs travaux de l’époux n’avaient pas été sans fruit. S’ils n’avaient pas jeté un grand éclat sur son nom, ils lui avaient procuré, ce qui vaut mieux encore que la gloire, une vie aisée et indépendante.
Voici la liste de ceux de ses ouvrages dont nous n’avons pas parlé dans la notice qui précède, ou que nous n’avons qu’imparfaitement indiqués :
- Notice biographique sur L. C. de Saint-Martin, ou le philosophe inconnu, Paris, Migneret, 1824.
- La vérité du magnétisme, prouvée par les faits ; extrait des notes et papiers de madame Aima d’Eldir, née dans l’indoustan, par un ami de la vérité ; suivie d’une notice sur Mesmer, Paris, impr. de Migneret, 1829, in-8° de 128 pages ;
- (en collaboration avec M. Monnard), Méditations religieuses, en forme de discours, pour toutes les époques, circonstances et situations de la vie domestique et civile, produites d’après l’ouvrage allemand intitulé Standen der Andacht, Paris, Strasbourg, Londres, Treuttel et Wiirts, 1830 et années suivantes, 16 vol. in-8°;
- Nouvelles considérations historiques et critiques sur l’auteur et le licre de l’Imitation de Jésus-Christ, ou Précis et Résumé des faits et des motifs qui ont déterminé ta restitution de ce livre à Jean Gerson, chancelier de l’Église de Paris, Paris, Treuttel et Würts, 1832, in-8°. Cet ouvrage avait déjà paru, mais moins complet, en 1812, à la suite d’une dissertation de Barbier sur les anciennes traductions françaises de l’Imitation.
- La vraie phrénologie, ou l’Unité d’un principe intellectuel et moral dans l’homme, fondée sur l’accord de l’expression rationnelle du verbe et de la conscience du moi, avec la notion de l’être universel, Paris, Leleux, 1836, in-8°;
- Notice biographique et littéraire du philosophe français Antoine Lasalle, ancien officier de marine, auteur de la Balance naturelle et de la Mécanique morale, etc., Paris, Leroi, 1857, in-8°;
- Notice biographique des Pères et auteurs cités par Bourdaloue, annexée à la table des œuvres de ce prédicateur, Versailles, 1812.
- Entretiens sur les principes de la philosophie, 1850, in-8° (ouvrage inspiré par l‘Homme de désir etl’Homme-esprit de St-Martin);
- Sur les travaux du Poussin, in-8°;
- Analyse des principes de la connaissance humaine, etc., 1828, une feuille d’impression ;
- Précis en vers, avec des remarques sur l’Imitation de Jésus-Christ et son auteur, 1829, in-8°;
- Étrennes patriotiques et morales en vers, aux amis de l’humanité, etc., 1831, in-18;
- Ode sur les vanités du monde, etc., 1832 ;
- L’Ombre d’un grand nom ou le Personnage fictif dévoilé ;
- Jean Gerson restitué et expliqué par lui-même, etc., 1856, in-8° ;
- La Vraie philosophie de l’histoire, etc., poème philosophique et moral, etc. (Les titres de chaque livre ou opuscule de Gence sont accompagnés d’explications qui en font presque une table des matières).
- La Grande œuvre latine définitivement rattachée au pèlerin Jean Gerson, etc., 1838, in-8°;
- La Modulation dans la grande œuvre latine du pèlerin, etc., etc ;
- Dernières considérations sur le véritable auteur de la grande œuvre latine, etc., etc., prose et vers, 1838 ;
- Chant religieux composé pour les séances de la société, etc., fondée par la sultane mongole Alina d’Eldir… — Quatrains d’Eldir sur le bonheur, 1838. —
- Stances aphoristiques sur l’accord de la pensée et de la religion dans les progrès de la philosophie rationnelle, ramenée à son principe ternaire, etc., etc., 1859, in-8°.
- …. Mais il faut s’arrêter. Nous pourrions citer encore (et nous ne savons pas tout) plus de dix ou douze brochures en prose et en vers, roulant toutes, comme les précédentes, sur Jean Gerson et la sultane d’Eldir. Cette nomenclature deviendrait insupportable, et cela sans utilité.
C—ET. [Callet]