« La principale ambition que j’ai eue sur la terre a été de n’y plus être, tant j’ai senti combien l’homme était déplacé et étranger dans ce bas monde. » (Mon portrait, n° 990.)
Il n’est pas rare que l’on nous interroge pour savoir où se trouve la tombe de Louis-Claude de Saint-Martin. Nous avons donc réunions ici quelques éléments qui reprennent ce que Robert Amadou a écrit à ce propos dans deux articles essentiels : « La maison ou est mort Saint-Martin » (Bulletin folklorique d’ile de France, janvier 1960) et « La mort du Philosophe inconnu » (Mercure de France n° 1162, juin 1960). Aux deux articles de cet auteur, il faut ajouter celui dans lequel il traite de « La succession de feu Louis-Claude de Saint-Martin (1803) avec une note sur les frères Calmelet » (Chap. VII, de Trésor Martiniste, Villain et Belhomme, éd. Traditionnelle, Paris, 1969.)
En 1803, Saint-Martin habite rue Saint-Florentin, n° 668 à Paris. [1] Ce bâtiment existe toujours et porte aujourd’hui le numéro 5. Le 14 octobre, il rend visite à ses amis Jean-Jacques et Claire Lenoir-Laroche dans leur maison de campagne située non loin de Paris, au hameau d’Aulnay (aujourd’hui Châtenay-Malabry – voir le dessin ci-desssus, la maison en 1839, époque où elle était la propriété du comte de Girardin. Dessin de Bayeron BnF).
La vue d’Aunay près Sceaux et Châtenay, écrit Saint-Martin, m’a paru agréable autant que peuvent me le paraître à présent les choses de ce monde. Quand je vois les admirations du grand nombre pour les beautés de la nature, et des sites heureux qu’elle nous présente, je rentre bientôt dans la classe des vieillards d’Israël qui en voyant le nouveau temple, pleuraient sur la beauté de l’ancien. 1er d’Esdras 3 : 12 et 13. » (Mon Portrait, n° 1106.)
Le Philosophe inconnu, la soixantaine passée, ne semble pas en mauvaise santé. Pourtant, lors d’un voyage à Amboise pendant l’été, il eut « quelques petits avertissements de la présence d’un ennemi physique qui, selon toute apparence, est celui qui m’emportera, comme il a emporté mon père. » (Mon Portrait, n° 1132.)
Ce voyage à Aulnay sera son dernier. Voici comment Jean-Jacques Lenoir-Laroche rapporte l’événement, le lendemain de son arrivée, à Léonard-Joseph Prunelle de Lière.
Ce pauvre St-Martin !… Il est venu nous voir hier à Aulnai. Il est arrivé à trois heures… Il s’est mis au lit à dix heures assez bien portant. A onze, il n’était déjà plus. » [2] Lettre inédite de J.-J. Lenoir-Laroche à Prunelle de Lière conservée à la B. M. de Grenoble (N 2023).
Que s’est-il passé ? L’acte de décès du Philosophe inconnu, daté du 21 vendémiaire, nous fournit quelques précisions. On peut y lire le compte rendu du médecin venu examiner le corps de Saint-Martin. Louis Michel Thoré, docteur en médecine résidant à Sceaux, précise :
[…] qu’étant arrivé à onze heures trois quarts du soir à Aulnay sur la réquisition du cit. Lenoire de Laroche [sic], il a trouvé le cit. de St Martin couché horizontalement la tête penchée en arrière, les yeux a demi ouverts, le globe recouvert d’une léger [sic pour légère] pellicule, la face légèrement injecté, la bouche béante, les membres supérieurs froids, la poitrine légèrement chaude surtout vers le cœur, le ventre froid, un bandage élastique qui maintenait une hernie inguinal du côté droit, les membres inférieurs froids non injectés ainsi que les supérieurs, que d’après ces symptômes réuni, il caractérisait ce genre de mort d’épanchement sur la poitrine, que le cit. Lenoire de Laroche avait fait part que le cit. de St martin avait éprouvé précédemment à deux reprises différentes deux attaques de paralysie. Et qu’il avait éprouvé des palpitations qui lui rendaient la respiration difficile. »
Saint-Martin est mort le 14 octobre 1803 entre 10 et 11 h, d’un « épanchement dans la poitrine » selon Lenoir-Laroche. Robert Amadou, après avoir repris les témoignages des biographes de Saint-Martin conclut qu’il est mort « d’un ictus, rechute des deux atteintes antérieures » (p. 293), c’est-à-dire une attaque cérébrale, une embolie ou une thrombose.
Le lendemain de la mort de Saint-Martin, le 15 octobre, Jean-Jacques Lenoir se rend à Paris pour faire les démarches administratives nécessaires auprès du juge de paix du premier arrondissement, celui où le Philosophe était domicilié. Il rentrera le lendemain à Aulnay, car il semble que ce soit le 16 octobre que Saint-Martin fut mis au tombeau. Il écrit à son ami Léonard-Joseph Prunelle de Lière :
Nous vous dirons les détails demain. Nous repartons pour le faire ensevelir. Mais nous ne partirons pas avant dix heures du matin. Si vous pouviez venir auparavant ce serait une grande satisfaction pour nous.
Je ne puis vous en dire davantage. » [3] Lettre inédite de J.-J. Lenoir-Laroche à Prunelle de Lière conservée à la B. M. de Grenoble (N 2023).
On ne sait rien sur ses funérailles et l’on suppose qu’elles furent célébrées en l’église d’Aulnay et qu’il fut enterré dans le cimetière de cette ville. Il n’existe cependant aucune trace de la sépulture du théosophe, car l’ancien cimetière d’Aulnay n’existe plus. Au XVIIIe siècle, il se trouvait sur l’actuelle place de l’église. Il a été transféré vers 1821-1822 à la sortie de la ville, route de Versailles. Lors de ce déplacement, les ossements des caveaux les plus anciens furent placés dans une fosse commune, ce fut sans doute le cas pour ceux de Saint-Martin. Aucun élément ne permet cependant d’en avoir la certitude, car il ne reste pas de traces écrites de ces événements, les registres de cette époque ayant été détruits.
S’il ne subsiste aucune trace de la dernière demeure de Saint-Martin, il en est de même pour celle où il mourut. La gravure qui figure en tête de cet article montre la maison telle qu’elle était en 1839 à l’époque où l’occupait de comte de Girardin (col. B.n.F., dessin de Bergeron). Endommagée par le temps, la maison des Lenoir-Laroche baptisée « La Colinière » par l’un de ses derniers propriétaires a été détruite en 1961 pour laisser la place à quatre immeubles modernes.
La disparition des traces physiques du Philosophe inconnu n’aurait sans doute pas affecté ce théosophe. Ne s’étant jamais senti à sa place dans ce monde, il n’aurait sans doute guère apprécié qu’on vienne pleurer sur sa dépouille. On lira avec intérêt les textes dans lesquels il exprime ses sentiments sur la mort et « l’autre monde ».
Pensées sur la mort extraites des textes de Saint-Martin
L’espérance de la mort fait la consolation de mes jours, aussi voudrais-je que l’on ne dît jamais : l’autre vie ; car il n’y en a qu’une. » (Mon portrait, n° 109.)
La principale ambition que j’ai eue sur la terre a été de n’y plus être, tant j’ai senti combien l’homme était déplacé et étranger dans ce bas monde. » (Mon portrait, n° 990.)
J’entends souvent les hommes dire : L’autre monde ; je crois que c’est de celui-ci qu’il faudrait parler ainsi, car il n’est que l’enveloppe du monde véritable, comme les corps de baleines, et tous nos vêtements quoique étant les plus extérieurs et les plus sensibles, ne sont cependant que notre second corps, que notre autre corps en comparaison de notre corps naturel. » (Mon portrait, n° 552.)
L’autre monde me parait être le véritable hôpital de celui-ci ; c’est ce qui m’a fait penser quelquefois combien il est inutile de chercher à guérir ici-bas ceux qui ne veulent pas se guérir eux-mêmes. Il y a sur eux une croûte qu’ils épaississent journellement par leur volonté ténébreuse et opiniâtre ; il faut donc les renvoyer à la grande lumière pour qu’ils s’aperçoivent de leur erreur, et pour que cette croûte épaisse se dissolve à l’ardeur du feu dévorant. » (Mon portrait, n° 753.)
C’est moins sur les morts que sur les vivants qu’il faudrait nous affliger ; et en effet comment le sage s’affligerait-il sur les morts, tandis que sa journalière et continuelle affliction est d’être en vie, ou dans ce bas monde ? » (Mon portrait, n° 826.)
Il y a des gens qui me tiennent de près temporellement, et qui seront aussi attrapés un jour de se trouver dans l’autre monde, que je le suis de me trouver dans celui-ci ; car ce monde-ci est un monde dont ils n’auraient jamais dû sortir ; tandis que moi je n’aurais jamais dû y entrer. » (Mon portrait, n° 1087.)
Les choses corporelles et sensibles n’étant rien pour l’Être intellectuel de l’homme, on voit comment doit s’apprécier ce que l’on appelle la mort et quelle impression elle peut produire sur l’homme sensé qui ne s’est point identifié avec les illusions de ces substances corruptibles. Car le corps de l’homme, quoique vrai pour les autres corps, n’a comme eux aucune réalité pour l’intelligence, et à peine doit-elle s’apercevoir qu’elle s’en sépare. En effet, lorsqu’elle le quitte, elle ne quitte qu’une apparence, ou, pour mieux dire, elle ne quitte rien. » (Tableau Naturel 1782, p. 50.)
Dominique Clairembault
Notes :