Autour des années 1754, Martinès de Pasqually fonde l’Ordre des Chevaliers Maçons Élus coëns de l’univers. Cet ordre ressort de la catégorie des hauts grades qui apparaissent dans la Franc-maçonnerie au milieu du XVIIIe siècle.
Au milieu du XVIIIe siècle, dans les années qui suivent sa naissance, la Franc-maçonnerie cultive les hauts-grades, ceux qui poursuivent la hiérarchie maçonnique au-delà des degrés d’apprenti de compagnon et de maître. Entre 1740 et 1773, ces grades, parfois nommées side-degrees, prolifèrent avec une certaine anarchie. Ils se constituent quelquefois en ordres indépendants, ainsi en est-il de l’Ordre des Chevaliers Maçons Élus coëns, qui apparaît autour des années 1754 et dont Martinès de Pasqually (1710?-1774) fut l’instigateur.
Malgré les recherches de René Leforestier (1858-1951) et de Gérard Van Rijnberk (1875-1953), la vie de Martinès de Pasqually reste mystérieuse. On sait peu de choses sur lui. Depuis la publication de leurs études peu de découvertes importantes son venues s’ajouter à leurs travaux, si ce n’est celle de l’acte d’inhumation de Martinès par Jean Pinasseau en 1969 et celles de Christian Marcenne en 1996 à propos de la carrière militaire du fondateur des Élus coëns.
Comme l’a montré Gérard Van Rijnberk, son père était un espagnol, né à Alicante et certains historiens pensent qu’il descendait d’une famille d’origine marrane. Il était franc-maçons et vécut probablement pendant quelques temps à Grenoble, car c’est la que naquit son fils, Martinès de Pasqually. Ce dernier fut d’ailleurs baptisé dans la paroisse Notre-Dame de cette ville. La date de sa naissance reste incertaine, mais d’après on peut la situer vers 1710. Le nom même de Martinès de Pasqually reste problématique. Dans ses lettres, il en varie souvent l’orthographe et la composition. Ainsi utilise-t-il parfois le nom de Joachim Dom Martinès de Pasqually, ou celui de Jacques Delivon Joacin Latour de La Case. Nous nous contenterons ici d’employer celui qui lui est généralement attribué : Martinès de Pasqually.
Que fut sa jeunesse, nous l’ignorons encore. On ne sait rien sur ce que furent ses études et sa formation. Il est probable qu’il ne vécut pas toujours en France et ses lettres montrent qu’il maniait mal la langue française. Certains rituels de l’ordre qu’il a fondé, celui des Élus coëns, comportent des textes latin, et la plupart des autres comportent des citations latines, il est donc possible qu’il possédait une culture classique.
Sommaire
1. Une carrière de militaire
Des documents déposés par Martinès chez Perrens fils, notaire à Bordeaux, il apparaît qu’il fut militaire pendant une dizaine d’années, avec le grade de lieutenant. En 1737, il sert en Espagne, dans la compagnie du régiment d’Edimbourg-Dragons, commandé par son oncle, Dom Pasqually. En 1740, il est en Corse, où il participe à l’intervention française sous le commandement du marquis de Maillebois (en février 1741, ce dernier sera fait maréchal de France, pour avoir soumis l’île de Corse).
En 1747, il est au service de l’Espagne et combat en Italie. On ignore quand et pour quelle raison il a quitté la carrière militaire. A partir de 1754, il semble sans activité. Il vit en France, d’abord à Montpellier (1754-1760), puis, après un passage à Toulouse, s’installe à Bordeaux en avril 1762. C’est là, en 1767, qu’il épouse la nièce d’un ancien major du régiment de Foix, Marguerite-Angélique de Colas de Saint-Michel.
2. Emmanuel Swedenborg et Martinès de Pasqually
Papus, dans son livre Martinisme Willermosisme – Martinisme et Franc-Maçonnerie (1899), affirme que Martinès avait été initié par Emmanuel Swedenborg (1688-1772) à Londres et chargé de répandre en France le système dont le voyant suédois était le créateur. Papus, qui voyait en Swedenborg le créateur des Hauts Grades maçonniques, va jusqu’à dire que le martinisme est un swedenborgisme adapté. Papus eut tort d’accorder crédit à une information qu’il puisa dansl’Orthodoxie Maçonnique (1853) de Ragon. Ce dernier avait reprit, sans les contrôler, les éléments donnés par Marcello Reghellini dans La Maçonnerie considérée comme le résultat des religions égyptienne juive et chrétienne (1833).
Cet auteur dresse une biographie assez fantaisiste du fondateur des Élus coëns. D’après lui, Martinès serait d’origine allemande et mort centenaire ! Marcello Reghellini ne fait pas de Martinès un disciple de Swedenborg, mais indique que c’est ce philosophe suédois qui lui donna l’idée de créer un rite se rapportant à la théosophie biblique et chrétienne.
On peut s’étonner que Ragon et Papus aient manqué à ce point d’esprit critique pour reprendre ces affirmations, car une étude, même rapide, des idées de Pasqualy et de Swedenborg montre qu’elles n’ont rien en commun. Marcello Reghellini prétendait également que « le matériel lui a été fourni par les juifs talmudistes et par les chrétiens de Saint Jean, qui vivaient dans les lieux d’Orient qu’il avait visités pendant sa jeunesse ». Il parle des voyages de Martinès de Pasqually en Turquie, en Arabie et en Palestine, sans toutefois citer aucune source. Il faut avouer que Martinès, dans ses écrits et ses correspondances, n’a jamais fait état de tels voyages. Il semble donc difficile d’accorder le moindre crédit aux affirmations fantaisistes de Reghellini.
Le père de Martinès était franc-maçon. Charles Édouard Stuarts (1720-1788) lui avait accordée le 20 mai 1738 une patente transmissible à son fils. La carrière maçonnique du père de Martinès est assez floue. Il semble avoir été vénérable d’une loge à Aix en 1723. Dans ses lettres, Martinès de Pasqually parle parfois de l’origine des « quelques connaissance que mes prédécesseurs m’ont transmis ». C’est probablement de son père que Martinès reçut l’essentiel de sa formation mystique. Mais il dit aussi, « la Sagesse m’a enseigné », ce qui semble montrer que son savoir vient aussi de sa propre expérience spirituelle. Martinès adapta ses connaissances à son époque et au cadre qu’il avait choisi pour les diffuser, la Franc-Maçonnerie. L’étude de ses écrits, instructions, rituels etc., montre qu’il connaissait parfaitement la Bible et particulièrement l’Ancien Testament, qu’il cite fréquemment avec cependant de fréquents ajouts. Ces éléments, souvent empruntés à la tradition talmudique, montrent qu’il connaissait bien la religion de ses ancêtres. Martinès attribuait une origine mythique à l’ordre des Élus coëns, évoquant des connaissances venant d’Énoch, connaissances transmises par un ange, dès l’origine du monde à Seth, le troisième enfant d’Adam. Cette Tradition se serait ensuite transmise de génération en génération, d’initié en initié, et c’est ainsi qu’au XVIIIe siècle, Martinès de Pasqually se présentait comme en étant l’héritier.
3. Kabbale et mystique juive
Bien qu’il soit erroné d’assimiler le Martinisme à la kabbale, le système de Martinès de Pasqually possède une certaine affinité avec le fonds général de la mystique juive. Par son père, Martinès est d’origine espagnole. Or, depuis le XIIe siècle la kabbale était très présente en Espagne. Il est donc tout à fait possible que ses ancêtres, et plus particulièrement son père ait étudié cette science. Martinès disait tenir ses connaissances d’un héritage ésotérique dont sa famille était en possession depuis trois cent ans. Sa famille, disait-il, avait reçu des documents de l’Inquisition, une institution dont quelques-uns des membres de sa famille avaient fait partie. Nous ne savons hélas rien sur cet héritage. S’agit-il de documents renfermant des connaissances et des pratiques dont Martinès s’est fait le dispensateur, ou cet héritage lui venait-il d’une société initiatique à laquelle appartenait sa famille ? Jean-Baptiste Willermoz disait que Martinès avait succédé à son père qui vivait en Espagne ! Cette remarque laisse entendre qu’il exista probablement un petit groupe de « pré coëns » à l’époque du père de Martinès. Cet ordre pourrait être celui des Chevaliers Lévites, des Coënim-Leviym et des Élus Coëns, nom sous lequel il tentera d’instituer un groupe dans une loge maçonnique de Toulouse en 1760. Quoi qu’il en soit, l’Ordre constitué par Martinès est véritablement une création, ou au moins une réactualisation, puisqu’à la lecture des diverses correspondances du Maître avec ses disciples on assiste à la genèse d’un Ordre, qui même au moment de la mort de son fondateur, ne sera pas encore totalement opérationnel.
A la lecture du Traité sur la réintégration des êtres, le texte dans lequel Martinès a résumé l’ensemble de sa doctrine, on constate des éléments qui enrichissent les récits du Traité trouvent leur source dans de la littérature talmudique, rabbinique et kabbalistique. Bien des détails relèvent aussi de l’ésotérisme judéo-chrétien propre au christianisme primitif. On aurait donc tort de faire de Martinès un kabbaliste, car sa philosophie, tout comme sa théurgie ne sont pas spécifiquement kabbalistes. Elles doivent être classées davantage dans un christianisme qui a plus à voir avec le christianisme primitif qu’avec la religion catholique romaine, même si Martinès se réclame de cette dernière. En effet, Martinès pense comme un chrétien d’avant le premier Concile. Pour lui, le Christ est un prophète qui s’est incarné à travers le temps sous différents noms, de plus, il a une conception angélologique du Christ, autant de positions qui sont caractéristiques du judéo-christianisme. Si les divers mouvements judéo-chrétiens qui constituent la source du christianisme ont été marginalisés au sein de l’Eglise après les premiers Conciles, il n’en reste pas moins vrai que certains ont subsisté assez longtemps. Il est possible qu’une survivance judéo-chrétienne ait subsisté en Espagne et que Martinès soit l’un de ses descendants.
Selon les écrits de Martinès, la science des Élus coëns trouve son origine dans les instructions que Seth, le troisième fils d’Adam, aurait reçu d’un ange. Cette science enseigne la manière de conduire les rites propres à permettre à l’homme de se réconcilier avec Dieu. Les descendant de Seth et d’Enoch pervertirent cette connaissance, au point qu’elle était devenue inutilisable. Noé fut alors instruit sur cette science qui, depuis, se serait transmise jusqu’aux Élus coëns. Martinès prétendait que les rites perpétués par les Élus coëns venaient de cet héritage.
4. Martinès de Pasqually Franc-Maçon
Martinès de Pasqually définit ainsi sa mission, « je ne suis qu’un faible instrument dont Dieu veut bien, indigne que je suis, se servir, pour rappeler les hommes mes semblables à leur premier état de maçon, afin de leur faire voir véritablement qu’il sont réellement hommes-Dieux, étant créés à l’image et à la ressemblance de cet Etre tout-puissant ». Martinès de Pasqually est franc-maçon et fréquente les loges du sud de la France. Il estime cependant que la Franc-Maçonnerie de son époque est « apocryphe », c’est-à-dire d’une authenticité douteuse, et propose de la ressourcer autour d’une doctrine particulière.
Ses activités maçonniques débutent en 1754 à Avignon, Marseille et plus particulièrement à Montpellier, où il aurait fondé le chapitre des Souverains Juges Ecossais. A la fin de l’année 1760, il se présente à la loge Saint Jean des trois loges réunies, située à l’orient de Toulouse. Martinès expose à ses frères toulousains une sorte de « plan parfait » de la Franc-Maçonnerie et ses projets d’établir l’ancien et le nouveau temple des « Chevaliers Lévites, des Coënim-Leviym et des Élus Coëns ». Les frères de Toulouse se montrent sceptiques, Martinès de Pasqually a alors l’imprudence de se laisser entraîner dans une démonstration de ses pratiques théurgiques pour satisfaire leurs exigences. Hélas, la démonstration tourne court. Après deux essais infructueux, notre théurge est remercié et on l’invite à quitter les lieux. Les responsables de la loge toulousaine, qui avaient déjà souffert des manœuvres de plusieurs aventuriers, préférèrent ne pas pousser l’expérience plus loin.
A Foix, Martinès aura plus de chance, et c’est dans la loge Josué du régiment de cette ville qu’il va recruter ceux qui seront ses premiers disciples, le lieutenant-colonel de Grainville et le capitaine des grenadiers Champoléon. Là, il fonde un chapitre, le Temple des Élus coëns. Mais c’est à Bordeaux que commence réellement l’histoire de cet Ordre. Martinès, qui suit le régiment de Foix, alors en garnison au Château-Trompette de Bordeaux, s’y installe en avril 1762. C’est donc tout naturellement que le travail commencé à Foix s’étend à Bordeaux.
Il y établit son Tribunal Souverain, c’est-à-dire le centre des activités de l’Ordre des Chevaliers Maçons Élus Coëns de l’Univers. Il intéresse bientôt un jeune officier, le sous-lieutenant de grenadiers du régiment de Foix, alors en garnison à Bordeaux, Louis-Claude de Saint-Martin. Louis-Claude de Saint-Martin. Ce dernier est initié dans l’Ordre en 1765. Il devient rapidement un disciple assidu. Dès 1771, il quitte la carrière militaire pour se livrer totalement à ses activités spirituelles. Il devint ainsi le secrétaire personnel de Martinès de Pasqually. Ce dernier trouva en lui un collaborateur zélé. La coopération de Saint-Martin fut précieuse à Martinès de Pasqually, qui grâce à son aide, réussit à améliorer l’organisation de l’Ordre.
Les voyages de Martinès à Paris lui permettent de former d’autres disciples, Bacon de la Chevalerie, le comte de Lusignan, du Gers, Henri de Loos et Jean-Baptiste Willermoz, qui se trouve alors dans la capitale pour ses affaires personnelles. L’Ordre s’étend rapidement à Paris, Versailles, Lyon, Grenoble, la Rochelle, Strasbourg… L’abbé Fournié (1738-1825), disciple de la première heure, nous renseigne sur la manière dont Martinès recrutait ses disciples. « Dieu m’accorda la grâce de rencontrer un homme qui me dit familièrement : « vous devriez venir nous voir, nous sommes de braves gens : vous ouvrirez un livre, vous regarderez au premier feuillet, au centre et à la fin ; lisant seulement quelques mots, et vous saurez tout ce qu’il contient : vous voyez marcher toutes sortes de gens dans la rue ; hé bien ! ces gens là ne savent pas pourquoi ils marchent, mais vous vous le saurez ». Cet homme dont le début avec moi semble extraordinaire, se nommait Don Martinets de Pasqually. »
5. Un rite judéo-chrétien
L’Ordre fondé par Martinès de Pasqually est une société initiatique mystique. Il est structuré autour d’un système théosophique très particulier dont les origines sont énigmatiques. Sa mystique est chrétienne, mais dans un sens particulier, car son christianisme est teinté d’un judéo-christianisme assez proche du christianisme des premiers temps. La mystique de Martinès n’est pas une simple spéculation, elle conduit à une pratique. Cette mise en œuvre s’appuie sur une magie divine, une théurgie. Elle vise à amener l’homme, par purifications successives, à la communication la plus haute avec le monde des esprits. D’abord avec son « compagnon fidèle », l’ange personnel de l’Initié, puis avec les esprits des mondes supérieurs, pour enfin entrer en relation avec ce qu’il nomme mystérieusement « La Chose », l’Innommable.
6. La doctrine de la Réintégration
Martinès de Pasqually ne prétendait pas être le chef suprême ni le créateur de l’Ordre qu’il instituait. Il se présentait comme étant l’un de ses sept Grands Souverains. L’ordre serait dirigé par un mystérieux Grand Maître Suprême. S’il se présentait comme étant le responsable de la partie septentrionale de l’Ordre, il ne révéla jamais l’existence des six autres souverains. En fait, ce nombre septénaire est probablement à considérer d’une manière symbolique et Martinès semble bien avoir été le seul et l’unique dirigeant de l’ordre. Contrairement aux divers systèmes de hauts grades maçonniques, qui manquent souvent d’unité doctrinale, celui de Martinès se développe autour d’une doctrine précise, celle de la Réintégration. Cette doctrine est longuement expliqué dans le Traité sur la réintégration des êtres dans leur première propriété, vertu et puissance spirituelle divine, un texte d’instruction qu’il réservait à ses disciples les plus avancés.
Ce texte a connu sa première publication en 1866, dans un livre d’Adolphe Franck La Philosophie mystique en France à la fin du XVIIIe siècle, Saint-Martin et son maître Martinez Pasqualis (Paris, Germer Baillère). Il en propose un extrait en appendice de son livre (p. 201-228). Cependant ce n’est qu’en 1899, grâce aux éditions Paul Chacornac qu’il connaît sa première publication complète. Hélas cette dernière comporte de nombreuses erreurs de transcriptions. Plus récemment, en 1995, Robert Amadou en a publié une version plus fiable, basée sur l’exemplaire manuscrit de Louis-Claude de Saint-Martin, chez Diffusion Rosicrucienne. Il avait précédemment publié le fac-similé de ce texte chez le même éditeur en 1993.
Le Traité de Martinès est un midrach judéo-chrétien. Il commente la Bible en apportant des développements ésotériques. Sans entrer dans les détails, de la doctrine exposée dans le Traité, nous dirons qu’elle se réfère au fait que l’homme est en état d’exil et qu’il est privé, depuis un drame cosmique, de la communication directe avec Dieu.
On peut résumer ainsi le propos de ce texte. Avant les temps, Dieu émane de Lui des êtres libres. Certains d’entre eux veulent exercer eux-mêmes la puissance créatrice. Dieu les écarte donc de Lui en les enfermant dans la matière qu’il crée à cet effet pour leur servir de prison. Ce monde, placé à l’extérieur de l’Immensité divine se divine en trois niveaux : l’immensité surcéleste, l’immensité céleste et le monde terrestre (voir dans la Bibliothèque l’extrait du Traité de Martinès intitulé « Le Grand discours de Moïse » qui en décrit la structure). Dieu émane alors l’Homme, un androgyne au corps de lumière doté des pouvoirs appropriés, qu’il envoie garder les esprits rebelles et pour les amener à leur résipiscence. Cependant, l’Homme chute à son tour. Il perd alors son corps de lumière pour être enfermé dans un corps de chair. Exilé sur la terre, il garde cependant la même mission. Il doit cependant réintégrer d’abord sa position glorieuse avant de pouvoir la mener à bien. Ne disposant plus des mêmes pouvoirs, il en est réduit à utiliser un culte extérieur, la théurgie, pour en appeler à des « agents intermédiaires », les anges restés fidèles. Ce sont ces rites théurgiques, qui nécessitent de longues préparations dont les Élus coëns sont les héritiers. Ils sont mis en œuvre d’une manière progressive au sein d’une hiérarchie initiatique particulière.
7. Les grades Coëns
Chaque degré met en scène et fait vivre à l’Initié les divers épisodes de la vie de l’homme : son émanation dans l’Immensité divine, la mission primitive donnée à l’homme, la chute d’Adam dans le monde de la matière et sa remontée à travers les sphères célestes. Décrire cette hiérarchie n’est pas chose facile, car elle a évolué au fur et à mesure où Martinès structurait son rite. De plus, les différents grades portent plusieurs noms, ce qui complique la tâche.
Les catéchismes propres à chaque degré ou encore les Statuts des Chevaliers Élus Coëns de l’Univers et le Cérémonial des initiations, ne proposent pas tous la même division. René Leforestier, Papus, Gérard Van Rijnberk, Robert Ambelain et Robert Amadou n’ont pas tous retenu la même hiérarchie. Roger Dachez, dans le revue Renaissance Traditionnelle, a publié une étude concernant la genèse des grades Coëns à laquelle nous renvoyons le lecteur. Sans nous attarder sur les divers systèmes, nous proposons ici celui qui semble la plus réaliste.
La hiérarchie Coën débute par les trois grades « bleus » : Apprenti, Compagnon et Maître. Le plus souvent, ces grades étaient conférés en une seule cérémonie. Ils sont suivis des degrés de : Maître Parfait Elu (ou Grand Elu sous la bande noire), Apprenti Elu coën (ou Fort marqué), Compagnon Elu coën (ou Double fort marqué), Maître Elu coën (ou Triple fort marqué, ou encore Maître écossais).
Nous trouvons ensuite ceux de : Grand Maître Coën (ou Grand architecte), Grand Elu de Zorobabel, (ou Chevalier d’Orient), Commandeur d’Orient (ou Apprenti Réau-Croix).
Enfin, la hiérarchie de l’Ordre est couronnée par un degré suprême, celui de Réau-Croix (ou R+). Les membres de ce dernier degré participent à un travail mystique basé essentiellement sur la théurgie. La hiérarchie de l’Ordre conduit l’initié à une gradation de purifications du corps, de l’âme et de l’esprit propres à le rendre sensible aux bonnes influences spirituelles, plus particulièrement par l’intermédiaire de son guide, son esprit compagnon, son « ange gardien ». Lorsque le Coën a réalisé cette jonction, son esprit compagnon lui ouvre les portes du monde surcéleste qui conduit au Monde divin, à l’Immensité Divine.
8. Les rites théurgiques
Les Réaux-Croix pratiquent la théurgie. Quelle est donc cette mystérieuse science ? Selon l’étymologie, le mot théurgie vient du grec theos, Dieu, et ergon, ouvrage. La théurgie est donc « l’ouvrage de Dieu ». Au IIIe siècle, Jamblique l’a introduit dans la philosophie, comme adjuvant à la sagesse purement spéculative dont se contentaient ses prédécesseurs. Il considérait la théurgie comme une magie supérieure, visant non pas à obtenir des bienfaits matériels, mais à réaliser progressivement l’union mystique avec la Divinité. La théurgie de Martinès a les mêmes objectifs : elle a pour but de mettre l’homme en relation avec le Divin en utilisant des intermédiaires devenus nécessaires depuis la chute de l’homme, les « anges », ou plutôt, pour coller au langage martiniste, aux esprits célestes et surcélestes. La théurgie de Martinès vise essentiellement à obtenir les bénédictions des « esprits bons ». Elle a aussi pour but d’exécrer, de conjurer les « esprits mauvais », pour chasser leurs influences mauvaises qui tendent sans cesse à éloigner l’homme de sa mission.
Appeler les esprits bons, éloigner les mauvais, nécessite de connaître leurs noms, leurs jours d’influence et les heures propices pour les interpeller à l’aide du rite approprié. Pour ce faire, Martinès confiait à ses émules Réaux-Croix, un répertoire contenant les noms, les hiéroglyphes secrets de 2400 esprits, et de multiples recommandations sur les périodes favorables aux opérations, comme les équinoxes ou les phases lunaires les plus bénéfiques.
Le rituel préconisé par Martinès est extrêmement complexe à mettre en œuvre ; il réclame un lieu spécialement aménagé. Sur le sol on dessine le tableau figuratif de l’opération, un pantacle composé de cercles concentriques, de triangles et de quarts de cercles reliés aux cercles principaux. L’adepte doit prendre grand soin de dessiner les hiéroglyphes des esprits avec lesquels il désire opérer. Sur ce pantacle on place, à des points précis, des bougies dont le nombre peut aller jusqu’à plusieurs dizaines. Avant d’opérer, le disciple doit prendre soin de se livrer aux jeûnes et purifications nécessaires à l’accomplissement du culte magique.
En dehors des éléments de théurgie, que l’on retrouve dans de nombreuses pratiques anciennes, il faut souligner le caractère mystique des rites de Martinès. En effet, à la lecture de ses rituels, on est surpris de l’importance qu’y occupent les prosternations, les prières, souvent extraites des Psaumes. La théurgie de Martinès ne cherche pas à diriger des forces sur quelqu’un ou à obtenir des avantages. Ce n’est pas une « magie pratique » orientée vers les petits soucis du quotidien ; c’est une sainte magie dont l’objet est l’union mystique. Tout, dans la théurgie Coën, conduit à cette rencontre entre le visible et l’invisible. Dans cette pratique l’invisible, la Chose, se manifeste par une influence spirituelle que les Coëns appellent intellect, une manifestation émanée de Dieu ou de Ses anges. Cet intellect ne prend jamais une forme corporelle, il se manifeste soit par un son distinct qu’il occasionne dans l’air, soit par une voix lente que les Coëns nomment « la conversation secrète entre l’âme et l’intellect ». Le plus souvent, il exprime sa présence par un hiéroglyphe lumineux. Les Élus coëns appelaient ces diverses manifestations des « passes ».
Les instruction secrètes , les rituels coëns et les correspondances entre Martinès et ses disciples montrent la difficulté de telles opérations. A leur lecture, on peut se demander combien furent ceux qui purent rassembler les conditions préconisées par le Souverain Grand Maître des Élus coëns, conditions qu’ils seraient impossibles de réunir à un homme vivant à l’époque moderne. A la lecture des textes de Martinès de Pasqually, on peut se demander aussi si ces travaux n’étaient pas finalement uniquement une préparation extérieure destinées à conduire le disciple vers une communion plus intérieur avec le Divin. En effet, pour Martinès le lieu privilégié de la rencontre avec le Divin reste le cœur de l’homme, car c’est dans ce tabernacle qu’il peut recevoir les plus grandes satisfactions ainsi que les plus grandes faveurs que le Créateur lui envoie.
9. La magie de la prière
Pour un Coën, il était également nécessaire de dire les sept Psaumes de Pénitences au moins à chaque renouvellement de Lune, ou tous les jours suivant les périodes de travail, de dire l’Office du Saint Esprit tous les jeudis, de réciter le Misere, debout face à l’Orient, et le De Profundis, face contre terre. Plus le disciple avançait dans la hiérarchie, plus les obligations, prières, jeunes, abstinences augmentaient. Comme on peut le constater, la vie d’un Coën était bien remplie et demandait une disponibilité totale. Elle n’avait rien à envier à celle d’un moine. La magie de Martinès était une « sainte magie », ayant pour but de conduire le disciple à une vie spirituelle de plus en plus intense. L’abbé Pierre Fournier nous indique que les instructions journalières de Martinès « étaient de nous porter sans cesse vers Dieu, de croître de vertus en vertus, et de travailler pour le bien général ; elles ressemblaient exactement à celles qu’il paraît dans l’évangile que Jésus-Christ ». D’Hauterive, dans une lettre du Fonds Du Bourg, précise le travail d’un Coën en ces termes : « La réjection continuelle de la pensée mauvaise, la prière et les bonnes œuvres : voilà les seul moyens d’avancer dans la découverte de toutes les vérités, et, ce qui est encore au-dessus, la pratique de toutes les vertus ». L’exigence de telles pratiques rebutera de nombreux disciples venus chercher le merveilleux et peu enclins à suivre des règles aussi contraignantes.
10. La fin des Élus coëns
A son arrivée à Bordeaux, même s’il vit modestement, Martinès de Pasqually ne semble pourtant pas manquer d’argent. Cependant, ses affaires semblent empirer, et en 1769, il a 1200 livres de dettes. Le port de Bordeaux est spécialisé dans le commerce du sucre avec Haïti, et il est probable que le fondateur des Élus coëns avait lui-même des intérêts sur cette île. Ses beaux-frères s’y étaient installés et plusieurs officiers du régiment de Foix y avaient des propriétés. En 1772, Martinès décide de partir pour Saint-Domingue pour le recouvrement d’une petite succession qu’il avait eu d’un de ses parents décédé là-bas. Il veut la « retirer des mains d’un homme qui la retient injustement ». Il espère que le règlement de cette situation le mettras à l’abris du besoin.
Le 5 mai 1772, il embarque pour Port-au-prince. La Franc-maçonnerie est très active en Haïti et Martinès peut créer rapidement des loges à Saint-Domingue et à Léogane. Depuis Haïti, il continue d’envoyer ses instructions à ses disciples. Hélas, le Maître ne rentra jamais de voyage, car il meurt le 24 septembre 1774 à Saint-Domingue. Quelque temps avant sa mort, il avait nommé Armand-Robert Caignet de Lestère, l’un de ses disciples d’Haïti, pour diriger l’Ordre des Élus coën. Mais ce dernier mourut lui-même en décembre 1778.
Son successeur, Sébastien de Las Casas, rentra en France en novembre 1780 et mit officiellement en sommeil un Ordre qui, depuis la mort de son fondateur, s’éteignait de lui-même. Il pouvait difficilement en être autrement étant donné que Martinès de Pasqually n’avait pas consigné par écrit le rituel d’initiation au degré suprême de l’Ordre, celui des Réaux-Croix. Par conséquent, ses disciples étaient dans l’impossibilité d’assurer la pérennité de l’Ordre. Par ailleurs, beaucoup de ses membres s’étaient éloignés de pratiques théurgiques trop complexe pour s’enrôler dans mesmérisme, plus particulièrement depuis que le marquis de Puységur avait découvert en 1784 le somnambulisme, qui par l’intermédiaire d’un médium permettait d’entrer en contact avec l’autre monde.
Inévitablement, tous ceux qui se sentaient portés vers les sciences de l’invisible, et au premier plan les Élus coëns, furent séduits par le somnambulisme. Jean-Baptiste Willermoz n’échappa pas à l’engouement général, et il est probable que cette pratique soit pour beaucoup dans la chute de l’Ordre des Élus coëns. En effet, avec le somnambulisme, plus besoin d’ascèse et de rites compliqués pour communiquer avec l’invisible : il suffit de plonger un patient dans le sommeil magnétique et de l’interroger. La pratique montrera hélas que les choses ne sont pas si simples, et Jean-Baptiste Willermoz, qui dans cette mouvance créa la Société des Initié (1785), en fera les frais entre avril 1785 et octobre 1788. Il se rangera ensuite parmi les Martinistes qui, comme Rodolphe Salzmann et Louis-Claude de Saint-Martin, pensaient qu’il est dangereux de vouloir soulever le voile de l’autre monde sans faire un travail de sanctification.
11. Les Disciples
L’Ordre des Élus coën ne comporta jamais un grand nombre de membres. Il compta cependant, quelques femmes, chose rare pour un rite maçonnique à l’époque. Parmi elles on compte : Mme de Pasqually, Melle de Lusignan, Mme Provensal (la sœur de J.-B. Willermoz), Mme de Brancas, Mme Dubourg (la présidente) et Melle Chevrier. Avec Louis-Claude de Saint-Martin, Jean-Baptiste Willermoz (1730-1824), négociant en soieries à Lyon, fut l’un des membres les plus éminent de l’Ordre. Initié dans la Franc-Maçonnerie en 1750, alors qu’il n’a que vingt ans, il occupa rapidement une place importante au sein de la Franc-Maçonnerie lyonnaise. S’il fut séduit par les enseignements de Martinès de Pasqually, il fut quelque peu déçu par les capacités d’organisateur de ce dernier. En effet, l’Ordre des Élus coëns était perpétuellement en gestation, et son fondateur n’en finissait pas d’écrire les rituels et les instructions destinés au fonctionnement des loges. Jean-Baptiste Willermoz pratiquera la théurgie avec assiduité pendant des années avant d’en retirer quelques fruits.
12. Les Chevaliers Bienfaisant de la Cité sainte
Après la disparition de Martinès de Pasqually, Jean-Baptiste Willermoz et Louis-Claude de Saint-Martin tentent, chacun à leur manière, de poursuivre le travail de leur Maître. Le premier, intègre la doctrine de la Réintégration dans le rite maçonnique de la Stricte Observance Templière allemande du baron Carl Gotthelf von Hund (1722-1776), Ordre avec lequel il était en relation depuis quelques années. En 1778, lors d’un convent, cet Ordre se réorganise en adoptant cette doctrine et devient celui des Chevaliers Bienfaisants de la Cité Sainte . Jean-Baptiste Willermoz rédige pour les degrés supérieurs de cet Ordre, ceux de Profès et de Grand Profès , des instructions qui présentent, sans la nommer directement, la doctrine de Martinès. Cependant, Willermoz ne transmet pas les enseignements théurgiques de Martinès aux Chevaliers Bienfaisants de la Cité Sainte. Lors du convent de Wilhemsbad, en 1782, la réforme est adoptée : c’est la naissance du Rite Écossais Rectifié. Ce rite ne survivra guère à la Révolution française, et avant même la disparition de Jean-Baptiste Willermoz en 1824, il entre en sommeil en France. Il connaît cependant une survivance en Suisse qui permettra à Edouard de Ribaucourt et à Camille Savoire de le faire revivre en France la veille de la première Guerre mondiale.
13. La voie intérieure
La pensée de Martinès de Pasqually trouve aussi une continuité hors de la Franc-Maçonnerie à travers Louis-Claude de Saint-Martin. Il abandonne la théurgie, la voie externe, au profit d’une démarche plus intérieure. En effet, après des années de pratique, il juge la théurgie dangereuse, et peu sûre pour trouver le Divin. L’outil et le creuset de l’évolution spirituelle de l’homme doit être, selon Saint-Martin, le cœur de l’homme. Il veut « entrer dans le cœur du Divin et faire entrer le Divin dans son cœur ». C’est dans ce sens que l’on appelle la voie préconisée par Saint-Martin la voie cardiaque . L’évolution de l’attitude de Saint-Martin est due en partie à sa découverte de l’œuvre de Jacob Boehme, dont il s’attacha à traduire les œuvres en français pour les publier. Elle est aussi le résultat logique d’un penchant naturel pour l’introspection. Cependant, les enseignements de Pasqually eurent sur Louis-Claude de Saint-Martin une influence profonde, et il conserva toute sa vie un grand respect pour celui qu’il appelait « son premier instructeur ».
C’est par la plume que Saint-Martin s’appliqua à convaincre ses contemporains à s’engager sur la voie de la réintégration. Les livres qu’il écrivit sous le nom de Philosophe Inconnu, depuis Des Erreurs et de Vérité en 1775, Le Tableau Naturel en 1782, L’Homme de désir en 1790 ou Le Nouvel Homme en 1792 … jusqu’à son dernier livre, Le Ministère de l’Homme-Esprit , publié en 1802, sont tous marqués de la doctrine de Martinès de Pasqually. La doctrine de Martinès de Pasqually occupe une place importante dans les écrits du Philosophe Inconnu et pour comprendre ses livres, il est indispensable de la connaître au risque de passer à côté de l’essentiel et de n’y rien comprendre.
Dominique Clairembault