Conversation entre Joseph-Marie de Gérando et Louis-Claude de Saint-Martin à propos des spectacles. Texte extrait des Archives littéraires de l’Europe, ou Mélanges de littérature, d’histoire et de philosophie, par une Société de Gens de Lettres, Henrichs, t. I, Paris, 1804, p.337-340 [1].
[1] Note : Nous remercions M. Kiwahito Konno, professeur de littérature et culture comparées à l’université de Shizuoka et traducteur de Saint-Martin en japonais, de nous avoir confié la transcription qu’il a faite de ce texte. Pour en faciliter la lecture, nous avons adapté la présentation du dialogue en intégrant le nom de Gérando, alors qu’il ne figurait pas dans le texte original.— Gérando : Vous n’allez plus, dites-vous, au spectacle ?
— Saint-Martin : Il y a quinze ans que je n’y ai été.
— Gérando : Ce genre de plaisir n’a sans doute plus pour vous le même attrait ?
— Saint-Martin : La représentation de certains drames est un des plaisirs que j’ai aimés et que j’aime encore avec plus de passion.— Gérando : J’entends, vos principes de morale condamnent le théâtre.
— Saint-Martin : Les productions dramatiques dont je me promets tant de jouissance ne sont point celles dont la représentation me paraîtrait digne de censure. Car la jouissance qu’elles me feraient goûter ne pourrait naître que de l’émotion attachée au spectacle d’une action vertueuse mise sur la scène, et à cette sympathie délicieuse qui me fait partager ce sentiment avec tous les spectateurs d’une manière aussi unanime que spontanée.
— Gérando : C’est donc le défaut de loisir qui vous a empêché de goûter une jouissance à laquelle vous attachez tant de prix.
— Saint-Martin : Bien moins encore ; depuis ces quinze ans, je me suis mis bien souvent en route pour le spectacle.
— Gérando : Et qui vous a arrêté en route ?
— Saint-Martin : Je ne puis vous le dire.
— Gérando : J’attacherais beaucoup de prix à connaître toute votre pensée sur ce sujet. Y a-t-il là quelque mystère de nombre, de crocodile ? Faut-il être initié pour vous dérober votre secret ? N’est-ce pas assez d’être votre ami ?
— Saint-Martin : Il n’y a point ici de mystère, ni d’initiation ; mais si je vous disais la cause qui m’a arrêté en mon chemin, vous me croiriez meilleur que je ne suis.
— Gérando : Eh bien ! je vous promets de ne vous croire qu’aussi bon que vous l’êtes réellement. Maintenant vous n’avez plus de prétexte. Satisfaites ma curiosité.
— Saint-Martin : Je vous le dirai donc maintenant, mais par une raison toute contraire, afin que vous ne croyez [sic] pas la chose plus importante et plus digne de votre attention qu’elle ne l’est. Rien n’est plus simple. Je suis donc souvent parti de chez moi pour aller aux Français, et peut-être encore à quelque autre spectacle. Chemin faisant je doublais le pas, j’éprouvais une vive agitation, par une jouissance anticipée du plaisir que j’allais goûter. Bientôt cependant je m’interrogeais moi-même sur la nature des impressions dont je me sentais si puissamment dominé. Je puis vous le dire, je ne trouvais en moi que l’attente de ce transport enivrant qui m’avait saisi autrefois, lorsque ces plus sublimes sentiments de la vertu, exprimés dans la langue de Corneille et de Racine, excitaient les applaudissements universels. Alors une réflexion me venait incontinent. Je vais payer, me disais-je, le plaisir d’admirer une simple image, ou plutôt une ombre de la vertu. Avec la même somme…
— Gérando : Continuez, de grâce, cher Saint-Martin.
— Saint-Martin : Eh bien, avec la même somme, je puis atteindre à la réalité de cette image, je peux faire une bonne action au lieu de la voir retracée dans une représentation fugitive…
— Gérando : Achevez, je vous devine.
— Saint-Martin : Je n’ai jamais résisté à cette idée. Je suis monté chez quelque malheureux que je connaissais, j’y ai laissé la valeur de mon billet de parterre, j’ai goûté tout ce que je me promettais au spectacle, bien plus encore, et suis rentré chez moi sans regrets.
J. M. D.
L’Essai sur les signes et les idées, et l’Observation sur les signes et sur les idées et réfutation des principes de M. de Gérando sont actuellement disponibles dans le volume publié chez Fayard en 1990, dans la collection « Corpus des œuvres de philosophie en langue française ». Ce livre propose tous les écrits philosophiques du Philosophe inconnu.
Chez le même éditeur, et dans la même colection, on peut aussi touver le livre de Gérando :
– De la génération des connaissances humaines.
Voir aussi : revue Corpus n° 14/15
• Jean-François BRAUNSTEIN – De Gérando, le social et la fin de l’idéologie
• Pierre SAINT-GERMAIN – De Gérando, philosophe et philanthrope
Joseph-Marie de Gérando – 1772-1842
Le baron de Gérando, philosophe et administrateur de haut rang, est originaire de Lyon. En 1799, il rédige un mémoire, De l’influence des signes sur la formation des idées, pour un concours lancé par l’Institut de France. Saint-Martin présente lui-même un texte à cette occasion, son Essai sur les signes et sur les idées, mais c’est Gérando qui obtient le prix. Saint-Martin critiquera les positions de son adversaire dans Observation sur les signes et les idées et réfutation des principes de M. de Gérando. Comme le précise Jacques Matter, le Philosophe inconnu se lie avec celui qui fut jadis son vainqueur à l’Institut. Il aime en lui le savant, apprécie cette âme affectueuse et charitable, unissant de grandes lumières philosophiques à de fortes habitudes chrétiennes. La baronne de Gérando, parente des Berckheim, était en relation avec les illuminés d’Alsace et entretenait des relations avec le cercle de Mme de Krüdener.
Soutenu par Lucien Bonaparte, Gérando est membre du Bureau consultatif des arts et du commerce. Il participe en 1802 à la fondation de la Société d’encouragement pour l’éducation industrielle du peuple et à celle de la Société pour l’instruction élémentaire en 1815. Le fonctionnement des écoles mutuelles révèle dès 1817 l’importance de l’analphabétisme, poussant Gérando à rechercher des solutions propres à conserver les connaissances acquises. Libéral et philanthrope, il voit dans la lecture un facteur d’intégration sociale et de lutte contre l’indigence, et non une voie d’accès au savoir et à la culture.
Associé résident de la seconde classe de l’Institut national jusqu’en 1803, Gérando, par ses travaux sur Kant et sur les peuples sauvages, offre une synthèse des études ethnologiques et ethnographiques du dernier tiers du XVIIIe siècle. Il utilise ces éléments pour rédiger un mémoire, De la génération des connaissances humaines, qui remporte en 1802, à Berlin, le prix de l’Académie.
Nommé grand officier de la Légion d’honneur en 1810, il poursuit alors une importante carrière administrative, qui le conduit en 1811 aux fonctions de maître des requêtes au Conseil d’État, puis de conseiller d’État, et en 1812, à celles d’intendant de la Haute Catalogne. Par la suite, il devient vice-président du Conseil supérieur de la santé et administrateur de la Charité du XIe arrondissement. Dès 1814, il est membre de la Société philosophique organisée autour de Maine de Biran, et en 1821, il crée l’École des chartes.
Membre de l’Académie des sciences morales et politiques depuis 1832, pair de France depuis 1837, il rédige en 1839 un Traité de la bienfaisance publique qui résume le sens de son action philosophique et politique.
Bibliographie : G. BERLIA, Gérando, sa vie, son œuvre, Paris, 1942 ; L. TRÉNARD, De l’Encyclopédie au préromantisme, Paris, 1958 ; W. BUSSE et J. TRABANT, éds., Les Idéologues, Sémiotiques, théories et politiques linguistiques pendant la Révolution française, Benjamins, Amsterdam, 1986.
Gérando en librairie : Le visiteur du pauvre, Paris, Jean-Michel Place, 1989 ; De la génération des connaissance humaines, Paris, Fayard, « Corpus des oeuvres de philosophie en langue française », 1990.
Textes de J.-M. Gérando numérisés par la BNF (Gallica)
- Considérations sur les diverses méthodes à suivre dans l’observation des peuples sauvages (1800)
- Traité de la bienfaisance publique, (1839)
- De l’éducation des sourds-muets de naissance, (1827)
- Histoire comparée des systèmes philosophiques, (1822)
- Les bons exemples : nouvelle morale en action, (1822)
- Voir également BnF data