13° : Barbey D’Aurevilly, J. – Gleichen, C-H. – Michelet, J – Rio, F. A.
→ Calendrier perpétuel / Présentation
1868
GLEICHEN, Charles-Henri de
1868
Chap. XIV, « Saint-Martin ». [Texte en ligne]
Souvenirs de Charles-Henri, baron de Gleichen, précédés d’une notice de Paul Grimblot, Paris, Léon Techener Fils, 1868, p. 151-165. Texte reproduit, et présenté par Nicole Jacques-Chaquin [Lefèvre] dans Les Cahiers de Saint-Martin, vol. IV, p. 61-77.
1870
RIO, François Alexis
1870
(À propos de Baader) : « En un mot, il avait plus étudié et surtout plus médité les œuvres de Jacob Bœhme, de Haman, d’Angélus Silésius et de Saint-Martin, que celles de Goethe, de Fichte et de Schelling. […]
Autant j’avais scandalisé Baader en lui avouant que je ne connaissais ni les écrits de Saint-Martin, ni son histoire […] […]
Quant à Baader, il enveloppa ses explications dans des formules tellement mystiques, que je dus renoncer non seulement à les appliquer, mais même à les comprendre. Il ne parvint à mettre à ma portée que les emprunts qu’il fit à son auteur de prédilection, je veux dire à Saint-Martin, dont il aimait à proclamer la compétence et presque l’infaillibilité dans toutes les questions qui tiennent aux mystères de l’âme humaine. L’extrait suivant qu’il copie, exprès pour moi, dans un des principaux écrits du théosophe français, semblerait prouver que l’appréciation de Baader n’était pas tout à fait dénuée de fondement. »
(Suit une citation de l’Esprit des choses, depuis « La musique a pour but de percer les régions du temps […] » jusqu’à « […] ou il n’en tire point du tout ».)
Épilogue à l’art chrétien, Paris, 1870, t. II, p. 237, 246, 264.
1873
MICHELET, Jules
1873
Histoire du XIXe siècle, t. II. Élan mystique de la réaction. – Saint-Martin. – Le salut par les femmes.
« […] M. de Maistre n’avait pas publié ses théories barbares, heureusement pour son parti ; il aurait gâté tout. Chateaubriand, tout plein de dissonances hasardées et grotesques, alors aurait fait rire. Il fallait au monde dévot, pour lui donner l’élan, quelque chose d’original (chose rare au parti du passé), quelque chose d’aimable pour la Révolution puissante, qu’on devait ménager encore, de doux comme un chant à voix basse, dont on pût dire également : « J’entends, je n’entends pas. »
Cela pouvait se dire d’un livre anonyme, imprimé à Lyon, écrit à Strasbourg (L’Homme du désir). Ce livre, paru en 1790, fut pendant six ans englouti dans la tempête du temps.
L’auteur, un petit gentilhomme, un ancien officiel d’environ cinquante ans, se présenta, comme élève, à la grande École normale ouverte à la fin de 94. Dans cette école, douze cents élèves, la plupart hommes faits, venaient étudier pour devenir maîtres à leur tour. Ils pouvaient demander des éclaircissements aux professeurs, même lui faire des objections.
On avait commis l’imprudence de confier l’enseignement de la philosophie au faible et indécis Garat, c’est-à-dire la défense de la libre raison et des principes de la liberté, disons mieux, l’épée même de la Révolution, à la faible main d’une femme, moins qu’une femme, un eunuque.
Saint-Martin, dans une douceur extrême et bien habile, s’appuie contre Garat, du dix-huitième siècle, de Rousseau. Il s’appuie d’abord du sens moral, reconnu par Rousseau contre Helvétius.
Puis, tout à coup, il ouvre une thèse mystique, biblique, etc., qui sera celle de Bonald : « Pour faire la première langue, il fallut déjà une langue, etc. » Il n’ajoute pas une langue dictée par Dieu, ou inspirée de Dieu. Mais plus tard, dans la brochure où il parle de cette dispute, il rappelle à Garat que son maître Bacon reconnaît, comme source de la science, non-seulement la liberté, mais aussi l’illumination.
Le mot est dit, le fossé est franchi. Ce prétendu élève, introduit dans l’école de la libre raison, se démasque et avoue sa maîtresse, l’illumination.
L’Homme du désir fut écrit, à Strasbourg, pour une dame fort pieuse, chez qui Saint-Martin s’établit un seul mois. Mais apprenant que son père était malade (à Amboise), il se sépara et partit. Même, après la mort de son père, il ne revit plus jamais la dame. Ainsi, il emporta son inspiration tout entière, et ne s’engouffra pas dans le mysticisme allemand. Il fut, à sa manière, Français et révolutionnaire ; resta l’Homme du désir.
Il écarte vigoureusement les anges et visions de Swedenborg, ses trois sens, allégoriques, symboliques, etc. Il dit : « Ne disons pas à l’homme : Croyez en nous, mais Croyez en vous (1). »
Il est chrétien, puisqu’il croit à la chute de l’homme et la nécessité de remonter. Mais pour remonter, il n’indique ni la Bible, ni les miracles, mais l’âme uniquement (2).
Il ajoute audacieusement : « Vous ferez les mêmes œuvres que le Réparateur, et même de plus grandes. » Car il n’agissait que par sa puissance, et depuis qu’il est remonté vers son Père, vous pouvez agir par sa puissance, et par celle de l’Esprit (du Saint-Esprit). — Il reconnaît trois âges, trois lois, dont la troisième sera la plus grande (c’est la doctrine de Joachim de Flore, vers 1200 (3).
Dans ses Considérations sur la Révolution, 1796, il prend parti pour la Révolution, et surtout contre le clergé. La Providence se mêle visiblement de la Révolution, qui ira à son terme. N’avons-nous pas vu les opprimés reprendre leurs droits, usurpés sur eux par l’injustice ? L’époque actuelle est la crise de toutes les puissances humaines qui expirent et se débattent contre une puissance neuve, naturelle et vive. C’est une guerre sacrée, quoique le mot religion soit effacé.
« L’homme a été fait pour être la prière de la terre. » Il doit secourir Dieu en s’unissant à son action. Son plus beau droit (p. 79), c’est d’exposer la douleur de la terre à l’éternelle Sagesse, dont l’œil trop pur ne les apercevrait pas ; c’est d’émouvoir le cœur de cette providence et d’en faire descendre le baume régénérateur.
Ce qui revient à dire : « Dieu est trop pur pour voir nos honteuses misères, et les secourir. Il faut que l’homme lui aide. »
Dieu souffre de ne pas être aidé (4).
« Nous pouvons faire, pour le Sauveur, que le séjour du tombeau lui soit moins amer !… »
Qui peut surtout lui rouvrir le tombeau ? Surtout la femme. Elle enfante sans cesse comme un second Christ qui aidera la régénération.
L’âme tendre de Saint-Martin le mène loin dans cette voie étrange. C’est Dieu qui prie la créature humaine et veut entrer en elle. Il adresse à Dieu ces paroles : « Tu sollicites l’entrée dans le cœur humain comme si c’était toi qui eusses besoin de lui.
Ces livres originaux, si doux et si hardis, dévots et révolutionnaires, où l’auteur met si haut l’action et le pouvoir de l’homme, où il montre Dieu même, pour l’œuvre du salut, ayant besoin de l’homme, et celui-ci comme collaborateur de Dieu, cette doctrine, dis-je, qui portait au sein du mysticisme l’esprit hardi du dix-huitième siècle, avaient certes une vive originalité que n’avait eue aucun des esprits analogues du moyen-âge.
L’image singulière de Dieu, ayant besoin du cœur de l’homme, priant pour y entrer, l’idée de cette mendicité sublime où le Ciel prie la Terre de se laisser sauver, tout cela était trop haut, trop fin aussi, pour devenir populaire.
Une seule chose pouvait avoir ce caractère, c’est que Saint-Martin, par lui-même, en un point très profond, sympathise et s’accorde avec les tendances du temps.
Ce cœur humain à la porte duquel Dieu lui-même supplie pour entrer, c’est surtout celui de la femme. C’est elle qui, enfantant l’homme, le met dans la voie de régénération. Voilà pourquoi ses cuisantes douleurs sont alors suivies de la joie la plus pure (5).
Ainsi, en toute femme, s’ouvre le grand mystère chrétien. L’homme, dit-il crûment ne fait qu’attacher l’homme à la voie du péché, dont la femme le retire. Ainsi elle est le vrai sauveur.
C’est la voie logique où devait arriver le christianisme, où Marie remplace Jésus, où l’homme disparaît, où le dernier mystère, c’est le céleste hymen de la femme et de Dieu.
Cette spiritualité mettait trop en lumière son côté féminin, scabreux. Les beaux livres de Saint-Martin furent peu réimprimés. Ce n’étaient pas des livres de lecture, mais bien plutôt des textes pour les conversations dévotes, des textes que deux cœurs attendris pouvaient plutôt ensemble méditer, savourer.
Cette action occulte et pénétrante, si peu remarquée (tandis que les livres barbares et criards de de Maistre qui vinrent après, étaient prônés partout) n’en fut que plus profonde. Ce fut comme un liquide qui, s’infiltrant par endosmose, va percer des couches épaisses, qui en ont l’influence, mais ne le connaissent même pas. Et cela, en grande douceur, et même en grand silence. Des hommes envenimés, furieux, dont la fureur avait peu d’action, sentirent le mot de l’Évangile : « Heureux les doux ! car ils posséderont la terre ! » Ainsi se renoua l’habile et cauteleuse tradition. Ce ne fut pas grand chose, et l’on n’y sentit rien. Sans faire bruit, ni se manifester hors d’un monde discret, la dévotion nouvelle, comme une tache d’huile, descendit.
Les côtés révolutionnaires par lesquels Saint-Martin semble accepter beaucoup d’idées nouvelles étaient le passeport par lequel des femmes tendres, adroites et passionnées, obtenaient grâce pour les idées chrétiennes et trouvaient moyen d’en parler. Dès que les hommes un peu rudes du temps semblaient étonnés et scandalisés, elles demandaient grâce, passaient, alléguaient leurs vieilles habitudes d’enfance, de famille d’éducation. Et alors, on se taisait, on craignait de les contrister. [.] »
(1) L’Homme du désir, ch. CLXXXVII, p. 267.
(2) Considérations, 11.
(3) L’Homme du désir, CXLVII, p. 219.
(4) L’Homme du désir, ch. LXXXIX.
(5) « Homme, lorsque tu formes l’enveloppe de ta postérité, tu attaches l’homme à l’homme de péché. Aussi, quel retour amer pour toi, quel vide ! – Femme, lorsque tu donnes le jour à ton fils, tu attaches l’homme à la voie de régénération. Voilà pourquoi tes douleurs les plus cuisantes sont suivis de la joie la plus pure. Homme, tu pleures en arrivant au monde, parce que ta régénération ne peut se faire sans expiation. » (L’Homme du désir, CLVV, p. 249.)
Histoire du XIXe siècle, t. II, mars 1873, p. 134-140.
1882
BARBEY D’AUREVILLY, Jules
1882
« Ce n’est pas la prière, comme dit le mystique Saint-Martin, qui est la respiration de l’âme humaine. Non, c’est la parole tout entière, et quoi qu’elle exprime, haine ou amour, soit qu’elle maudisse ou bénisse, soit qu’elle prie ou blasphème. »
Une histoire sans nom, Paris, N.R.F., coll. « Bibliothèque de la Pléiade », Œuvres romanesques complètes, t. II, p. 333.