Quand la Révolution éclate, Saint-Martin est à Strasbourg, absorbé par la lecture de Jacob Boehme. Homme de paix par nature, s’il voit dans la Révolution la main de la Providence, il marque de la répugnance pour les violences et les combats sanglants.
En 1768, alors officier qui commençait à se consacrer à l’étude des enseignements de Martines, Saint-Martin eut un songe extraordinaire. Il s’y rapporte dans son Portrait après l’éclatement de la Révolution :
[…] La nuit, je vis un gros animal renversé par terre du haut des airs par un grand coup de fouet ; je vis ensuite un autel que je pris pour être chrétien et sur lequel je vis quantité de personnes passer et repasser avec précipitation, et comme voulant le fouler aux pieds. Je me réveillai avec beaucoup d’affliction de ce que je venais de voir ; et la suite de ma vie m’a appris combien d’événements qui me sont arrivés depuis ont l’air d’être la confirmation de ce malheureux songe. […] C’était l’annonce du renversement de l’Église. (M.P. n° 172.) [1. Ce texte a été publié une première fois dans la revue L’Initiation en 2003.
Abréviations utilisées dans cet article : M.P. = Mon portrait historique et philosophique (1789-1803), publié par Robert Amadou, Paris, Juillard, 1961 ; K. = Correspondace inédite de Louis-Claude de Saint-Martin dit le Philosophe inconnu et Kirchberger, baron de Liebistrof, ouvrage recueilli et publié par L. Schauer et Alp. Chuquet, Paris, Dentu, 1862. ]
Nous avons signalé le manque de visions ou de révélations surnaturelles chez le théosophe [2. L’auteur fait ici référence à des éléments qui figurent dans la première partie de son mémoire. ]. Ce songe prescient, toutefois, fait grave exception à cette assertion, tant la Révolution française eut une signification exceptionnelle pour Saint-Martin. Elle n’est pas un simple incident politique qui mérite d’avoir l’attention de l’ex-avocat, mais un événement religieux sans pareil qui ébranla le fond de sa pensée. La Révolution fait l’objet d’une mention directe dans plus de cinquante articles de son Portrait contenant un peu plus de mille articles. En nous servant de ce dernier et de la correspondance avec Kirchberger, nous allons maintenant envisager l’évolution de ses attitudes envers la Révolution.
Sommaire
Espoir croissant
Quand la Révolution éclata, Saint-Martin se trouvait à Strasbourg, absorbé par la lecture de Jacob Boehme. Nous ne pouvons pas trouver dans son Portrait sa première réaction au bouleversement après 1789. Homme de paix par nature, il aurait eu de la répugnance pour les violences et les combats sanglants, c’est ce qu’on peut imaginer avec certitude. De plus, comme, dans son premier ouvrage publié en 1775, il avait condamné sans réserve toute insubordination et toute révolte [3. Voir ce passage dans Des erreurs : « Je condamne absolument la rébellion, dans le cas même où l’injustice du Chef et du Gouvernement serait à son comble, et où ni l’un ni l’autre ne conserverait aucune trace des pouvoirs qui les constituent ; […]. ». Des erreurs et de la vérité, p. 297. ], la Révolution aurait eu difficilement un caractère positif chez le théosophe.
À cause de la maladie de son père, il partit de Strasbourg pour Amboise dans l’été 1791. Le massacre du Champ-de-Mars du 17 juillet eut lieu pendant que Saint-Martin séjournait à Paris. Cependant, ce premier trouble dans son voisinage se révéla comme un cas exceptionnel, parce qu’il était généralement entouré de la paix pendant ces premières années de la Révolution. « Jusqu’à ce moment, écrivit-il le 25 juillet 1792, je n’ai été témoin d’aucun des désastres qui ont désolé ma patrie dans cette circonstance […]. J’ai traversé en outre trois fois presque tout le royaume pendant ces temps de trouble, et la paix s’est trouvée partout où j’étais ». Il eut même « la présomption de croire que dans tous les lieux que j’habiterais, il n’arriverait jamais de bien grands troubles, ni de bien grands malheurs ». (M.P. n° 288.)
Il commençait à se croire protégé par la main divine, et cette conviction s’affermirait excessivement dans la journée du 10 août 1792. Après avoir terminé l’ébauche du Crocodile au château de Petit-Bourg [4. Le château se situait sur la rive gauche de la Seine, à deux kilomètres en aval de Corbeil, dans la banlieue de Paris…] appartenant à la duchesse de Bourbon, il arriva à Paris le 8 août pour des causes familiales. Citons la relation de cette journée sanglante qui témoigne de sa sérénité – sérénité non sans exaltation :
[…] Tout fut en armes dans Paris. À dix heures, je voulus sortir pour aller voir quelqu’un qui était logé rue Montmartre proche les diligences ; j’étais logé Hôtel de Bourbon, rue Faubourg Saint-Honoré. Tous les gens de la maison pleuraient, se mettaient presque à mes pieds pour m’empêcher de sortir. Mais je leur dis que j’étais venu pour un devoir sacré, et qu’il fallait le remplir quelque chose qui pût arriver. Je sors, et vais fort tranquillement jusque vers la moitié de mon chemin par le boulevard. Alors, je vois déboucher subitement des colonnes du peuple de plusieurs rues et criant : Aux armes, aux armes, tout le monde, on s’égorge aux Tuileries. Je n’eus pas, grâce à Dieu, la plus petite émotion pour mon propre compte. […] Je fus calme, et il ne m’arriva rien […]. (M.P. n° 298.)
Le 10 août où « La Révolution a fait un grand pas » (M.P. n° 669) deviendrait le jour mémorable aussi pour son propre sort, auquel il se référerait à plusieurs reprises dans sa vie. La protection de la Providence sur lui fut alors incontestablement prouvée. Il se sentit traité « en enfant gâté » (M.P. n° 409) et se crut en quelque sorte « élu » de Dieu.
Pourtant, ce n’est pas à dire que le sort de Saint-Martin n’ait point été endommagé par la marche de la Révolution. Outre le dépérissement de fortune, les circonstances s’aggravèrent de plus en plus pour le théosophe d’origine noble. Les objets qui le préoccupaient le plus purent éveiller les soupçons des autorités ; toutes les lettres étaient décachetées au Comité de surveillance ; celle de Kirchberger l’obligea à s’y présenter pour s’en rendre compte (lettre à K. du 2 mai 1793). Il fut forcé de mettre des voiles sur l’échange des idées théosophiques avec le Bernois ; étant donné que leur sujet devait être « obscur pour ceux qui ne connaissent pas ce genre d’études, et ce qui est obscur pourrait être vu comme suspect » (lettre à K. du 14 mai 1794). Ces inconvénients causés par la censure le privèrent même du plaisir de recevoir les lettres de sa « chérissime B [Boecklin] », lequel compensait en partie sa douleur de la séparation d’avec Strasbourg, son « paradis » (cf. lettre à K. du 21 juillet 1793).
Déjà, on avait recommandé à Saint-Martin de se réfugier à l’étranger pour fuir la terreur de la Révolution. Mais il continuait à décliner ces instances, notamment celle de Mme de Rosenberg qui se proposa de l’emmener avec elle à Venise (M.P. n° 288). Ce qui le retenait en France, c’était sa conviction devenant de plus en plus ferme que la Providence intervenait dans la tournure de ce grand événement. « Je n’ai jamais douté, écrivit-il à Kirchberger le 6 janvier 1794, que la Providence ne se mêlât de notre Révolution et qu’il n’était pas possible qu’elle reculât. Je crois plus que jamais que les choses iront à leur terme et auront une finale bien importante pour le genre humain ». Intéressé aux choses terrestres, il ne pouvait pas manquer d’observer ce drame historique, mis en scène par la Providence même. C’est parce qu’il était « plus à portée de contempler en philosophe le grand tableau de notre étonnante Révolution » qu’il restait à Paris (lettre à K. de décembre 1793).
Plus cette croyance s’affermit, plus les témoignages de son attachement à la Révolution apparurent fréquemment dans ses écrits. En octobre 1793, il pria Kirchberger de substituer le mot « citoyen » à la vieille dénomination de « monsieur » sur l’adresse de ses lettres, en ajoutant : « Je suis jaloux de m’y confirmer. » Il n’est pas étonnant de le voir hostile à l’aristocratie à laquelle il appartenait. Cette aversion pour la classe privilégiée s’éleva à l’improviste lors de sa visite à Petit-Bourg le 1er août 1793 :
[…] à quelque distance du château il me prit subitement une telle horreur des palais que je me suis bien promis de n’y faire jamais ma demeure habituelle […]. Cette impression d’horreur contre les palais est telle que je les regarde comme une des plus grandes preuves de la dégradation de tous nos principes : non seulement ils sont une insulte à la misère du pauvre, non seulement ils consomment en vain d’immenses terrains qui pourraient être employés plus utilement, mais ils emploient encore faussement nos facultés et nos talents qui ne devraient se développer dans l’architecture comme dans tous les autres arts que pour tout ce qui pourrait concourir à honorer Dieu et non pas l’homme. (M.P. n° 424.)
Ce château lui apparut comme un symbole de l’exploitation de la noblesse qu’il finirait par considérer comme « une gangrène qui ne subsiste qu’en dévorant ce qui l’environne » (M.P. n° 449). Nous toucherons plus loin sa réaction à la destruction de la noblesse, mais maintenant nous allons jeter un coup d’œil sur une rencontre qu’il fit à Petit-Bourg pendant son séjour dans l’été 1793.
Citons d’abord ses mots :
J’ai eu occasion de voir à Petit-Bourg une vieille fille nommée C. qui m’intéressait par ses vertus et par la forte attraction qu’il y avait dans son esprit, mais qui ne me persuadait nullement par sa doctrine sur sa mission, sur le nouvel évangile, sur le règne non commencé, sur la nullité du passé, sur la non mortalité, etc., toutes choses que ses disciples adoptaient avec le plus grand enthousiasme. (M.P. n° 426.)
Il s’agit ici sans doute de Catherine Théot, célèbre prophétesse, surtout connue des historiens de la Révolution [6. Catherine Théot (1716-1794). Sur elle, voir Clarke Garett, Respectable Folly, Millenarians and the French Revolution in France and England, Baltimore & London, 1975, p. 77-96.]. Depuis 1792, il s’était formé autour de cette « mère de Dieu » un groupe d’adeptes qui voyaient dans la Révolution des signes précurseurs du commencement du millénium. Croyant au caractère providentiel de la Révolution, elle annonçait le prochain avènement du règne divin où le peuple français, élu de Dieu, jouerait un rôle spécial. Elle éveillait l’intérêt des habitués de Petit-Bourg, particulièrement celui de dom Gerle, ex-chartreux, député aux États généraux, puis membre de l’Assemblée constituante. Il s’était déjà montré comme défenseur enthousiaste d’une autre prophétesse, Suzette Labrousse [7. Suzette Labrousse (1747-1821). Cf. ibid. p. 30-77. (Note du webmaster : sur Catherine Théot et Suzette Labrousse, voir Paul Vulliaud, Suzette Labrousse, prophétesse de la Révolution,avec un avant-propos de François Secret, Milan, Archè, 1988.) ], qui jouissait d’une plus grande réputation en 1790 que Théot en 1793-1794. Labrousse avait fait l’objet d’une admiration de la duchesse de Bourbon et de Pierre Pontard qui, évêque de la Dordogne et lui aussi favori de la duchesse, publia ses prophéties dans le Journal prophétique.
Suzette Labrousse comme Catherine Théot faisait partie des torrents de millénarisme qui inondaient la fin du XVIIIe siècle. Sans parler du Moyen Âge qui donna naissance à un Joachim de Flore ou de l’Angleterre révolutionnaire au XVIIe siècle où se développèrent des vagues de Levellers, Ranters etQuakers, les temps chaotiques sont aptes à favoriser l’épanouissement du sentiment eschatologique [8. Sur le panorama des millénaristes avant et après la Révolution en Europe, voir Antoine Faivre, L’Ésotérisme au XVIIIe siècle en France et en Allemagne, Paris, Seghers, 1973, p. 97-100, et Auguste Viatte, Les Sources occultes du romantisme, t. I, p. 232 et ss.]. La duchesse de Bourbon, sœur de Philippe Égalité, accueillit chaleureusement cette croyance que la Révolution mènerait le genre humain à l’âge d’or. Son château de Petit-Bourg était non seulement un rendez-vous d’illuminés, mais aussi un foyer du millénarisme de cette époque. Outre Labrousse et Théot, on y trouve Gombault, ami de tous les illuminés de Paris, et aussi un des principaux membres de la secte swedenborgienne des « Illuminés d’Avignon ». Fondée en 1765 par Antoine Pernety (1716-1796), cette secte avait multiplié, depuis les années soixante-dix, les prédictions concernant la fin du monde. Nicolas Bergasse [9. Nicolas Bergasse (1750-1832). Sur lui, voir R. Darnton, Mesmerism and the End of the Enlightenment in France , New York, 1976 (2e éd.). ], radicaliste qui regardait le mesmérisme comme remède à la société dégénérée, qualifié pour rétablir l’harmonie primitive, était également protégé de la duchesse.
Sur l’opinion à l’égard de ces millénaristes dont il fit connaissance autour de la duchesse de Bourbon, Saint-Martin faisait les mêmes réserves que sur Catherine Théot. Tout en admettant leurs principes, il prenait ses précautions contre leur crédibilité et s’abstenait d’adopter la croyance en l’imminence du règne divin. Déjà, en 1792, il avait publié Ecce homo [10. Cet ouvrage fut publié aux Éditions du Cercle Social. Un des principaux personnages de ce Cercle Social est Nicolas de Bonneville, ami de Saint-Martin et mesmériste radical comme Bergasse. Sur Bonneville, voir Auguste Viatte, op. cit., p. 261-269. ], dont le but est de détourner la duchesse et son entourage du penchant « pour tout le merveilleux de l’ordre inférieur, tels que les somnambules et les prophètes du jour » (lettre à K. du 28 septembre 1792. C’est nous qui soulignons).
Je suis persuadé, déclara-t-il le 6 mars 1793 à Kirchberger, que les grands coups ne seront frappés qu’après notre sixième millénaire, c’est-à-dire après les deux mille ans de notre ère actuelle.
Nous verrons plus loin sa croyance à l’égard du millénarisme légèrement nuancée dans le déroulement de la Révolution qui suivit, mais c’est à l’année 94, à l’apogée de la Terreur, qu’il nous faut passer maintenant.
Par précaution naturellement, Saint-Martin ne laissait pas connaître son avis explicite sur le régime de Robespierre ni dans son Portrait, ni dans sa correspondance à cette époque d’épreuves. Son aversion pour la Terreur ne se manifeste que dans ses écrits après la chute de Robespierre. Il faudrait nous méfier, mais il est toujours hors de doute que Saint-Martin avait en horreur la tyrannie sanglante, loin d’y donner son approbation sans réserve.
Voici l’article de son Portrait juste après Thermidor : « Tu ne veux pas être loué, disais-je souvent à Dieu dans mes prières pendant l’effroyable régime où la France a passé sous la tyrannique férule de Robespierre. » Il y ajoute ces mots pour exprimer son émerveillement devant l’action immédiate de la main de Dieu : « Je ne m’attendais pas que la Providence se vengerait si tôt. » (M.P. n° 65.)
Dans une si sévère situation sous la Terreur, il est naturel de le voir s’attendre à pire :
Un jour avant celui où la nouvelle de la chute de Robespierre nous arriva à Amboise, je me sentis pressé d’un besoin de prier auquel je me laissai aller. Je repassais dans mon esprit les horreurs du règne où nous étions et dont je pouvais à tout moment éprouver personnellement les cruels effets. Je me résignais en conséquence à l’arrestation, à la fusillade, à la noyade ; et je disais à Dieu que partout là je me trouverais bien parce que je sentais et je croyais que j’y serais avec lui. Quand j’appris la nouvelle du lendemain, je tombai de surprise et d’admiration pour l’amour de ce Dieu envers moi ; car je vis qu’il avait pris de bon œil ce sacrifice que je lui avais fait, tandis que lors même que je le lui offrais, il savait bien qu’il ne m’en coûterait rien. (M.P. n° 542.)
En fait, l’arrestation de Saint-Martin ne fut jamais une vaine imagination inventée par son inquiétude. La célèbre affaire de Catherine Théot était sur le point de porter atteinte au sort du Philosophie Inconnu. Voici les circonstances de l’affaire [11. Sur l’affaire Théot, voir Michel Eude, « Point de vue sur l’affaire Catherine Théot », Annales historiques de la Révolution française, n° 41, 1969, p. 606-629, et G. Lenotre, Robespierre et la « Mère de Dieu », Paris, 1926.].
Dès le début de 1793, la police parisienne avait porté l’attention sur Théot et ses disciples qui se réunissaient à sa maison de la rue de la Contrescarpe. À cette heure où tout conciliabule était suspect, les réunions énigmatiques chez la vieille visionnaire ne pouvaient pas se dérober aux soupçons des autorités. Après une perquisition de son domicile et quelques interrogatoires de Théot, le dossier fut transmis au Comité de sûreté générale qui se lança le 28 floréal an II (17 mai 1794) à l’arrestation de Théot et d’une quinzaine de ses disciples, parmi lesquels fut compté dom Gerle.
L’attention du Comité fut désormais attirée sur d’autres personnages associés avec la prophétesse, et son interrogatoire commença à avoir pour objet des membres du cercle de Petit-Bourg [12. La propriétaire du château, la duchesse de Bourbon, était détenue à Marseille depuis le mois de mai 1793, et cela sans aucun rapport avec l’affaire Théot. ]. Gombault, « l’ami Gombault », avec qui Saint-Martin entretenait des relations intimes [13. Cf. M.P. n° 435, 464, 466, 491. ], avait été arrêté le 20 floréal, quelques jours avant l’arrestation de Théot. Quant à Saint-Martin, un des anciens à Petit-Bourg, il ne se trouvait pas alors à Paris. Par suite du décret du 24 germinal (16 avril) éloignant les nobles de Paris, il était parti de son « purgatoire » pour son « enfer » d’Amboise. Il n’eut pas tout à fait tort de voir dans ce décret une protection divine (M.P. n° 464).
Théot et ses adeptes furent compromis dès le 15 juin dans un problème politique issu de l’antagonisme entre Robespierre et ses adversaires, entre le Comité de salut public et le Comité de sûreté générale. Le président de celui-ci, Marc-Guillaume-Alexis Vadier, athéiste entêté, avait l’intention de profiter de cette nouvelle religion autour de la visionnaire pour donner un coup à la politique d’apaisement religieux de Robespierre.
Le 27 prairial (15 juin), à la Convention, Vadier présenta un rapport sur les dévots de la Contrescarpe. Il prétendit que cette secte, dirigée par Théot qui se nommait « Mère de Dieu » ou « Nouvelle Ève », infectait toute la France y compris l’armée et qu’en réalité elle prenait part à la grande conspiration des ennemis de la Révolution. Bien que le nom de Robespierre n’y soit pas mentionné, Vadier fit tacitement allusion dans ce rapport à la politique religieuse de son adversaire, notamment au culte de l’Être Suprême, dont la fête avait été célébrée une semaine auparavant.
Estimer quel effet le rapport de Vadier produisit sur la chute de Robespierre le mois suivant n’est pas notre propos. Quoi qu’il en soit, une nouvelle vague d’arrestations se déclencha après cette date. Par l’aveu de Gerle, les autorités s’étaient procuré des indications précises sur les personnes qui fréquentaient le Petit-Bourg. Enfin, le 2 thermidor (20 juillet), le Comité de sûreté générale donna l’ordre d’incarcérer à Paris six habitués de Petit-Bourg, dont Pierre Pontard et, hélas, Saint-Martin. Trois arrestations furent effectuées aussitôt dans la capitale mais, avant que ce mandat d’arrêt ne menace notre théosophe, il se produisit la crise de Thermidor.
À cette session historique du 9 thermidor, Vadier n’hésita pas cette fois à rattacher le tyran et la vieille prophétesse, et il proclama qu’on avait découvert une lettre de Théot adressée à Robespierre. Cette lettre lui annonce, selon Vadier, que sa mission était prédite dans Ézéchiel, et lui propose une constitution surnaturelle [14. Cf. G. Lenotre, op. cit., p. 272. ].
La lettre en question aurait été sans doute de l’invention de Vadier et l’on ne devrait pas surestimer l’effet de ce discours sur le vote de la Convention pour l’arrestation de Robespierre qui suivit. En tout état de cause, le régime de Terreur prit fin en cette journée du 27 juillet 1794. Le vrai objectif détruit, la poursuite des « Illuminés » poussée par le Comité de sûreté générale se termina. Saint-Martin l’échappa belle…
Écoutons sa parole :
[…] je ne puis nier la surveillance particulière de la Providence à mon égard dans ces temps désastreux ; car, premièrement, j’avais mille causes de suspicion et d’arrestation d’après ma situation civile, pécuniaire, littéraire, sociale, etc., et, pourtant, j’en ai été quitte pour un mandat d’arrêt qui, même, ne m’est jamais parvenu et que je n’ai appris qu’un mois après la chute de Rob. qui l’avait lancé et qui fut renversé avant de le pouvoir faire exécuter. (Lettre à K. du 30 avril 1797.)
Pour Saint-Martin, il n’est aucun événement qui prouve, mieux que la chute de Robespierre, la protection vigilante sur la Révolution comme sur son propre sort. Il était convaincu que cette « fameuse catastrophe de Robespierre et de son parti arrivée du 9 au 10 thermidor l’an II est une époque qui contribuera beaucoup à l’avancement de la Révolution » (M.P. n° 491). Son espérance à l’égard du terme auquel la Providence conduirait la France et le genre humain allait atteindre son point culminant.
Il commença à avoir le désir de livrer au public « ces réflexions à la fois politiques, philosophiques et religieuses » fondées sur cette espérance caressée depuis quelques années. Il avait été pressé de réaliser ce plan par Gombault, mis en liberté aussitôt après Thermidor, et par Bonneville, membre du Cercle social qui avait déjà publié Ecce homo et Le Nouvel Homme. La liberté de la parole et de la presse respectée après l’effondrement de la Terreur facilitera ce projet. Avant de regagner la capitale en tant qu’élève de l’École normale à la fin de 1794, Saint-Martin acheva cet opuscule d’environ quatre-vingts pages qui fut publié l’année suivante sous le titre de Lettre à un ami ou Considérations politiques, philosophiques et religieuses sur la Révolution française.
Nous allons maintenant nous pencher sur la conception de la Révolution dans la Lettre, en suspendant notre analyse chronologique.
Lettre à un ami sur la Révolution française
Une conviction s’impose à Saint-Martin [15. Les références des citations entre parenthèses dans cette partie désignent toujours les pages de Lettre à un ami… ] : la Providence se manifeste à tous les pas que fait la Révolution. Aucune force humaine toute seule n’aurait jamais pu accomplir de si grandes choses en un temps si bref : le renversement du monarque français qui était « au-dessus de tous les Rois de l’Europe » et la destruction du clergé dont les droits étaient hors d’atteinte de ces Rois mêmes (p. 16). De plus, si l’on tient compte du « caractère national » de la France qui est « si éloigné de concevoir et, peut-être, de pouvoir suivre de pareils plans, on est tenté de la comparer à une sorte de féerie et à une opération magique » (p. 13). Ce n’est pas sans raison si la Providence a choisi la France pour la scène de ce drame prodigieux. Puisqu’elle a pour objet ultime de produire « la révolution du genre humain », elle devait commencer par « un grand pays comme la France pour en assurer d’avance le succès » (p. 17). Elle « donnera au peuple français et, par la suite, à bien d’autres peuples, des jours de lumière et de paix » (p. 1).
Ces « jours de lumière et de paix » ne sont pourtant pas l’avènement du véritable règne millénaire ou la fin du monde que croient arriver certains millénaristes contemporains, mais la Révolution lui apparaît comme « une image abrégée du jugement dernier […] où toutes les puissances de la terre et des cieux sont ébranlées, et où les justes et les méchants reçoivent dans un instant leur récompense » (p. 12). Ainsi les opprimés ont repris « comme par un pouvoir surnaturel, tous les droits que l’injustice avait usurpés sur eux » (p. 13).
Qui sont donc ces « méchants » qui commettaient cette « injustice » ? La main vengeresse de la Providence a frappé la noblesse, « cette excroissance monstrueuse parmi des individus égaux par leur nature », certes, mais la noblesse ne possédait que de vains noms et des titres imaginaires. Au contraire, le clergé étant « dans la jouissance de tous ses droits factices et de toutes ses usurpations temporelles », les prêtres sont « les plus coupables et même les seuls auteurs de tous les torts et de tous les crimes des autres ordres » (p. 13). La Providence ne pouvait pas ne pas frapper le clergé qui est la cause indirecte des crimes des rois en abusant des droits qu’il s’est arrogés sur eux. En outre, il a voulu lui-même être la Providence sur les peuples en couvrant «la terre de temples matériels, dont il s’est fait partout la principale idole » (p. 14).
Rien n’est donc plus important dans la marche de la Révolution que la destruction du clergé. Aux yeux de Saint-Martin, la question politique ne constitue pas le vrai motif de la Révolution. Ayant des significations particulièrement religieuses, elle se montre comme une guerre divine ou une guerre de religion. Or, il n’y a que deux guerres de religion dans l’histoire humaine : « la guerre des Hébreux, qui a duré pour ainsi dire depuis Moïse jusqu’à Titus, et celle de notre révolution actuelle » (p. 18). Les guerres de l’islamisme, des croisades, de la Ligue, du luthéranisme et du schisme d’Angleterre, quoique se faisant toutes au nom de la religion, n’étaient que des « guerres d’hypocrisie ». Elles n’ont rien bâti. Par contre, la Révolution, bien qu’elle semble effacer le mot de religion, « ne se borne point à des démolitions et elle ne fait pas un pas qu’elle ne bâtisse » (p. 19). Si la Providence a fait disparaître cette religion corrompue par les abus de ses ministres, et si elle a établi ce seul gouvernement sur la terre qui ne compte plus la prière parmi ses éléments, ce n’est pas pour nous vouer à l’anéantissement de toute religion, mais pour « en faire naître une du cœur de l’homme qui sera plus pure et moins mélangée » (p. 78).
Quoi qu’il en soit, ce grand drame ne fait que de s’ouvrir. La Providence ayant nettoyé « son aire avant d’y apporter le bon grain » (p. 78), « l’œuvre est comme faite de sa part, quoiqu’elle ne le soit pas entièrement encore de la nôtre » (p. 74). C’est à nous maintenant d’exercer notre action. La main habile de la Providence a « extirpé le corps étranger et nous éprouvons toutes les suites inévitables d’une douloureuse opération ». C’est nous qui supportons avec patience et avec courage ces douleurs et qui allons avancer vers la santé. Et, enfin, son exhortation à l’action le conduit à écrire cette phrase qui peut être interprétée comme reconnaissance du droit à l’insurrection :
Quand ces puissances humaines violent évidemment les droits de l’homme et que, par leurs extravagantes fureurs, elles se changent en puissances animales et brutes, il n’y a plus alors aucune moralité ni divine ni politique qui interdise à l’homme de les repousser (p. 72).
Combien la différence est grande entre cette phrase et celle de son premier ouvrage ! La voilà :
Je condamne absolument la rébellion, dans le cas même où l’injustice du Chef et du Gouvernement serait à son comble, et où ni l’un ni l’autre ne conserverait aucune trace des pouvoirs qui les constituent [16. Des erreurs et de la vérité, p. 297. Voir, supra, la note n° 2. ].
Or, quelle est cette œuvre qui doit être faite de notre part ? Quel est le but ultime de notre action ? C’est d’établir sur nous le règne de Dieu lui-même, qui est le seul monarque et le seul souverain des êtres. C’est de rétablir « la théocratie divine, spirituelle et naturelle » basée sur « les lois de l’immuable vérité et sur les droits de ce fatalisme sacré qui unit Dieu et l’homme par une alliance indissoluble, dans quelque situation qu’il se trouve » (p. 59). Ce sera une société naturelle et fraternelle composée des hommes qui auraient recouvré leurs facultés primitives avant la Chute, avant « l’altération ».
Ce terme de l’histoire s’approche. Dans un édifice originellement composé d’un souterrain, d’un rez-de-chaussée et d’un premier étage, les Français sont montés, grâce à la Révolution, au rez-de-chaussée, étant sortis de ce souterrain où les gouvernements humains nous avaient précipités. Il ne nous reste plus qu’à monter jusqu’au premier (p. 74). Le tableau qu’on pourrait faire dès à présent du bonheur qu’on se promet de la Révolution ne serait donc point un tableau imaginaire (p. 77). « Le bonheur de la terre sera, pour ainsi dire, dans la main de l’homme » (p. 79). Ici, il est difficile de nier que Saint-Martin penche vers le millénarisme. Il est difficile de le voir croire encore que « les grands coups ne seront frappés qu’après notre sixième millénaire » [17. Lettre à K. du 28 août 1792. ].
Toutefois, quelque grande que soit son espérance, il reste toujours chez le théosophe une réticence qu’il n’abandonne à aucun prix. C’est le refus de calculer l’époque où la Providence nous conduira à notre terme. Son attaque contre les prophéties du jour qu’il avait lancée dans Ecce homo n’est pas oubliée. Mais qu’est-ce qui le retient de se livrer à la tentation d’affirmation prophétique ? C’est toujours l’importance de l’action, indispensable pour notre réintégration. Dès que l’époque de l’avènement de l’âge d’or nous sera connue, nous nous plongerons dans l’inaction où nous attendons tout de la Providence. Écoutons ses mots :
[…] époque toutefois que l’œil de l’homme ne peut pas calculer, parce que cette même Providence aime à marcher dans des voies cachées et à ne montrer ses secrets que sous des nuages, pour ménager le faible qui pourrait être ébloui de leur splendeur, pour les dérober à l’impie qui les profanerait et pour maintenir le juste même en surveillance et le préserver de l’engourdissement. (p. 77 ; c’est nous qui soulignons.)
Enfin, c’est justement dans le dessein de nous amener à la voie active que la Providence a produit la Révolution même. Voyons, pour terminer, cette phrase à la première page de la Lettre :
[…] je crois que [la Providence] a pour but de laver l’esprit de l’homme de toutes les taches dont il se souille journellement dans sa ténébreuse apathie, et dont il n’aurait pas la force de se purifier lui-même, si elle le laissait à ses propres moyens et aux débiles efforts de son infirme volonté. (p.s 1 et 2.)
La déception, et l’espoir renaissant
Thermidor, ainsi que la victoire de Fleurus contre les Autrichiens qui le précéda (26 juin 1794) et l’échec des « infernales machinations des ennemis de la Révolution » pendant son séjour à Paris durant la première moitié de 1795 [18. Dans l’article n° 537 de son Portrait, il fait mention de l’insurrection à Paris du 1er prairial (20 mai) et de l’arrestation de Collot d’Herbois, Barène et Billaud-Varenne du 12 ventôse (2 mars). ], persuadèrent davantage Saint-Martin de la puissance admirable de « notre étoile qui délivra la France comme par un coup de baguette magique du danger » (M.P. n° 537). Si la Providence laisse produire les dangers qui menacent l’édifice de la Révolution, c’est pour jeter un « voile » sur « son œuvre ». Mais « quand les obstacles et les désordres arrivent jusqu’auprès de son œuvre, c’est alors qu’elle agit et qu’elle montre à la fois ses intentions et sa puissance » (M.P. n° 559). Rien ne pouvait lui insuffler un doute au sujet du caractère providentiel de la Révolution.
L’insuccès de l’École normale, créée le 30 octobre 1794 et fermée le 19 mai 1795, dont le Philosophe Inconnu se mit au nombre des élèves, rendit également témoignage de la surveillance de la Providence. Dès le commencement, l’École lui apparaissait comme ayant un dessein sinistre. Il y voyait « l’ennemi de tout bien » manœuvrer pour semer « des obstacles » « dans cette carrière qui va s’ouvrir » par suite de la Révolution (lettre à K. du 19 novembre 1794). En fin de compte, son but était « d’établir l’athéisme et la doctrine de la matière dans toute la République » (M.P. n° 537). Ce qui lui permit de surmonter sa répugnance pour y participer, c’est l’idée que la Providence lui destinait « l’occasion de travailler pour elle contre l’esprit de l’ennemi » (M.P. n° 521). En effet, elle ne manqua pas de faire avorter le plan de l’École. Saint-Martin sentit avoir rempli sa mission en jetant « une pierre dans le front d’un des Goliaths » de l’École au cours du débat avec le professeur Garat (lettre à K. du 19 mars 1795). « Ma séance avec Garat, dit-il, citant les paroles de ses camarades, avait été le coup de grâce de l’École » (M.P. n° 537).
Effectivement, il se croyait alors plus que jamais appelé par Dieu à hâter l’évènement du règne divin en combattant « les ennemis » de Dieu. Dans une lettre du 1er juin 1795, son correspondant Kirchberger lui donne un avertissement sur la prolifération de l’athéisme en Allemagne, avancée par le fameux rationaliste Friedrich Nicolaï de Berlin, chef d’une « coalition monstrueuse » des adversaires de la religion chrétienne [19. Friedrich Nicolaï (1733-1811), éditeur d’Allgemeine Deutsche Bibliothek, condamne Saint-Martin comme protagoniste d’un obscurantisme cryptojésuite. Voir E. Benz, Les Sources mystiques de la philosophie allemande, Paris, Vrin, 1968, p. 74 et 88. ]. En lui répondant, Saint-Martin reconnaît l’importance des « écrits et de la conduite » pour empêcher le développement de ces « doctrines infernales » qui cherchaient à s’étendre depuis soixante ans en France (lettre à K. du 18 juin 1795). Et, chose remarquable, le Philosophe Inconnu engage Kirchberger à traduire la Lettre à un ami en allemand dans le but de « concourir en quelque chose au bien que vous voudriez procurer à vos contrées germaniques » (ibid). Sa réserve ésotérique qui régnait dans ces premiers ouvrages se voit ici en quelque sorte dissipée par un rôle de prophète qu’il s’attribue lui-même. Le but de cette affiliation dirigée par Nicolaï est le même que celui de l’École normale, soit de propager la philosophie rationaliste et athée. Comme c’est le cas de l’École, la Providence finira par faire échouer le dessein de Nicolaï ; Saint-Martin croyait que sa Lettre à un ami y contribuerait à nouveau d’une manière ou d’une autre.
Toutefois, ainsi qu’il s’y attendait vaguement d’ailleurs [20. Voir ce passage dans ladite lettre : « quoique même je doive m’attendre à des huées plutôt qu’à des applaudissements […]. » ], la Lettre passa inaperçue au public. Kirchberger, tout en la comblant plus que personne de louanges, rejeta la proposition de la traduire, en considération des dangers de plans politique et religieux dont elle pourrait le menacer dans sa patrie [21. Lettre de Kirchberger à Saint-Martin du 7 novembre 1795. ].
C’est à cette époque-là qu’il se glisse des nuances dans les écrits de Saint-Martin sur la Révolution. D’abord dans sa lettre du 15 juillet 1795, il se plaint des embarras pécuniaires des Français qui vivent « au jour le jour », professant pour autant sa conviction que « cette révolution est menée par la Providence et qu’ainsi elle ne peut manquer d’arriver à son terme ». Mais il ajoute cette phrase à la fin de la lettre : « Néanmoins, cela n’est pas plus commode pour ceux qui se trouvent sur son chemin. » (Lettre à K. du 15 juillet 1795.) Visiblement, il commence à s’impatienter de la lenteur de la marche de la Révolution. L’œuvre est comme faite de la part de la Providence, mais elle ne semble pas en voie d’être effectuée par les hommes. Aucune des espérances qu’il exprimait dans la Lettre à un ami ne se voit réalisée. La déception mêlée à l’indignation va s’emparer de lui.
La Révolution avait pour objet de donner aux hommes une « leçon » sur la justice divine, sur la vraie source de la puissance humaine, etc.
Mais, hélas, combien y en aura-t-il qui profiteront de la leçon ? Combien n’y en aura-t-il pas au contraire qui, dès le lendemain que l’épreuve sera passée, oublieront le service que la main suprême avait voulu leur rendre par là et se replongeront de nouveau dans le fleuve d’oubli, ou dans le torrent ! […]. Malheur, malheur à ceux qui laisseront passer sans profit la grande leçon qu’on nous donne ! Elle tendait à nous rapprocher de Dieu, et les malheureux hommes ne font et ne feront que s’en éloigner davantage ! (M.P. n° 594.)
Son deuxième opuscule politique, Éclair sur l’association humaine [22. Éclair sur l’association humaine, Paris, 1797. Notre édition est celle prise dans Des nombres. Œuvre posthume suivie de l’Éclair sur l’association humaine, publié par L. Schauer, Paris, 1861. ], paru en 1797, trahit à certains égards ce changement de son attitude. Ce qu’il y a de plus grave dans ce changement, c’est la reconnaissance des éléments humains dans cette œuvre providentielle qu’est la Révolution. Il l’exprime pour la première fois d’un ton tranchant : « Quoique je persiste à y voir la main de la Providence quant au fond, je ne persiste pas moins à y voir la main de l’homme, quant à la forme et aux fureurs atroces et révoltantes qui ont déshonoré ce grand événement » [23. Ibid, p. 28. ]. Sa principale accusation contre les révolutionnaires porte naturellement sur la mort des innocents sous la Terreur. Cet aspect qui contredirait sa vénération pour le « décret de la Providence » dans la Révolution l’accablait depuis quelques années. La solution qui lui est venue en 1796 est la même que celle de Joseph de Maistre [24. Cf. Joseph de Maistre, Considérations sur la France, Œuvres complètes, Lyon, 1881, t. I, p. 38 et suiv. ]. Voyons ce passage dans son Portrait :
Au sujet des effroyables tribulations qui ont affligé la France pendant la Révolution, on m’a fait quelquefois des objections sur le sort de tant de personnes qui ont eu l’air d’être comme abandonnées de la Providence. […]. Moi-même, j’ai été embarrassé un moment de résoudre cette question. Mais comme j’ai cru à la main de la Providence dans notre Révolution, je puis bien croire également qu’il est peut-être nécessaire qu’il y ait des victimes d’expiation pour consolider l’édifice ; […]. (M.P. n° 679.)
Toutefois, dans l’Éclair, il ne se sert point de cette notion de « victime d’expiation » pour légitimer le tourment des innocents en le prenant pour effet des rigueurs célestes. Il dénonce « toutes ces boucheries » avec véhémence :
Nous blâmons beaucoup les nations sauvages qui immolent des victimes humaines à leurs idoles ; nous blâmons les Juifs qui en ont fait autant des leurs […].
Eh bien ! Nous, qui nous croyons si forts au-dessus des autres peuples en ce genre, voyons combien nous avons offert de victimes humaines dans la Révolution, aux mots de nation, de sûreté de l’État, etc. […]. Non, nous ne différons pas des autres nations ; nous sommes enveloppés des mêmes ténèbres, et nous avons fait nos preuves que nous sommes capables des mêmes crimes, nous n’en avons presque pas varié le mode et les nuances [25. Éclair, p. 41. ].
De plus, il adopte une position nette contre la peine de mort, position qui était déjà prise dans son premier ouvrage [26. Cf. Des erreurs, p. 342 et suiv., et aussi Lettre à un ami, p. 76. ].
[…] Dès qu’ils [les législateurs humains] n’ont pas le pouvoir de lui rendre la vie, ils devraient sentir qu’ils n’avaient pas celui de la lui ôter par eux-mêmes, parce que cette peine n’est plus une punition, mais une destruction qui devient inutile au coupable et qui n’est guère plus profitable aux méchants qui en sont les témoins [27. Éclair, p. 36 et 37. ].
La main de l’homme retarde la marche de la Providence. La Révolution se voit figée. L’enthousiasme de Saint-Martin qui atteignit son apogée dans la Lettre à un ami perd visiblement de son éclat dans l’Éclair. Abandonna-t-il pour jamais son espérance sur l’avènement du règne divin ? Certes, non. En manifestant toujours sa méfiance à l’égard du torrent de millénarisme qui ne tarit point, il se montre confiant dans l’imminence d’une ère grandiose. Dans sa lettre du 8 janvier 1797, il écrit :
Je ne finirais point si je vous racontais toutes les différentes annonces, prophéties, révélations dont je suis inondé de tous les côtés. J’écoute tout, mais je m’en tiens à mon thème qui est que nous touchons sûrement à une grande époque, mais qu’il faut être bien en garde contre toutes les assertions qu’on nous fait, et sur le mode et sur le temps de son exécution ; quant à l’époque, elle est annoncée trop généralement pour ne pas y croire ; quant à sa forme et à son heure, elle est annoncée avec trop de variétés pour s’y reposer. (Lettre à K. du 8 janvier 1797.)
Or, à ce déclin du XVIIIe siècle, l’année 1800 commence à se présenter pour certains illuminés comme un tournant significatif. Déjà, en 1793, Kirchberger rendit compte à Saint-Martin de la découverte qu’il avait faite en lisant le Mysterium Magnum de Jacob Boehme, selon laquelle l’année 1800 donnerait le signe de la fin de la sixième époque [28. Cf. Antoine Faivre, Kirchberger et l’illuminisme du dix-huitième siècle, La Haye, 1966, p. 156 ]. Nous avons vu plus haut l’attitude réservée de Saint-Martin sur cette assertion mais, en octobre 1797, Kirchberger insiste de nouveau sur l’importance de 1800. Eckartshausen (1752-1803) de Munich, illuminé au système achevé qui entretenait une correspondance avec le Bernois depuis quelques temps, aboutit au même résultat selon un calcul tout différent [29. Cf. Antoine Faivre, Eckartschausen et la théosophie chrétienne, Paris, Klincksieck, 1969, p. 519. ]. En réponse à la lettre de Kirchberger qui lui communique cette coïncidence [30. Lettre de Kirchberger à Saint-Martin du 3 octobre 1797. ], Saint-Martin partage l’avis sur l’importance de cette année : « Nous sommes tous d’accord sur 1800, vous, notre ami de M[unich] et moi ». Nous nous étonnons de la netteté de son affirmation qui suit : « Je sais et je vois que les moments approchent, et que sûrement le nouvel ordre est tout prêt. » Cependant, sa réticence permanente ne se tient pas moins ferme : « mais je ne sais rien sur l’époque ni sur l’heure » (lettre à K. du 15 octobre 1797).
Effectivement, le jour de l’an où commence l’année 1800, Saint-Martin exprime son espoir pour la nouvelle année en indiquant la coïncidence du numéro 8 :
[…] J’ai de douces espérances pour mon compte sur l’année 1800 où nous entrons et qui répond à l’an VIII républicain. Le nombre de cette année républicaine, le nombre prochain du XIXe siècle, le nombre de mon âge qui, au 18 du mois de janvier actuel commencera ma 58e année, m’offrent tous trois des correspondances marquantes et qui joint à mille autres secrets témoignages ne peuvent pas être indifférentes pour mon intelligence. ( M.P. n° 976.)
D’ailleurs, est-ce que cette espérance pour 1800 est identique à celle exprimée dans la Lettre à un ami, en 1795 ? Est-ce qu’il croit toujours à l’avènement des « jours de lumière et de paix » ici-bas ? Pour le croire, nous nous apercevons trop clairement de la grande différence entre son assertion fervente dans la Lettre et le passage sur la Révolution dans De l’esprit des choses paru dans le courant de cette année marquante. La Révolution française, y constate-t-il, a fait des Français « un corps civil ou une association politique sans prière qui soit liée au gouvernement ». Ce « phénomène absolument neuf dans l’histoire des peuples » fait contraste avec la situation des Juifs qui « ont encore une prière, quoiqu’ils n’aient plus de corps de peuple ni d’association politique ».
Cette « prière sans patrie » chez les Juifs et cette « patrie sans prière » chez les Français ont en fait une même signification : par là, « la sagesse suprême veut nous montrer, dans l’un et l’autre exemple, que la chose sainte doit être étrangère à la terre » [31. De l’esprit des choses, t. II, p. 254. ]. Affirmation décevante du théosophe qui chanta des hymnes au règne divin sur la terre et à l’imminente naissance d’une religion plus pure et moins mélangée ! [32. Cf. supra. ]. Ce qui est certain, c’est que l’esprit quiétiste qui existait dans son cœur depuis sa jeunesse se distingue par trop à cette heure-ci. « Le royaume de l’homme-esprit n’est pas de ce monde » [33. De l’esprit des choses, t. II, p. 255. ], « magnificence de l’autre monde » et « bêtises de celui-ci » ( M.P. n° 985), et, encore, « La principale ambition que j’ai eue sur la terre a été de n’y plus être, tant j’ai senti combien l’homme était déplacé et étranger dans ce bas monde » ( M.P. n° 990). Tous ces mots pessimistes se trouvent dans ses écrits dans le courant de l’année 1800. Son espérance professée au jour de l’an 1800 devrait être entendue dans ce contexte. Ainsi que l’indiquent les mots « pour mon compte », elle est de nature parfaitement individuelle. Il chercherait une récompense dans les promesses d’un au-delà meilleur. Plutôt que l’espoir, le désespoir vis-à-vis de ce monde le gagne. La déception sur la Révolution est au fond de son cœur.
Tout à coup, le ton remonte. C’est grâce à « l’étonnant Bonaparte » que surgit un nouvel espoir :
[…] Pendant mon séjour dans mon pays est arrivée la fameuse bataille de Marengo, le 25 prairial [13 juin], où l’étonnant Bonaparte a tellement avancé sa gloire et la paix de l’Europe que je le regarde comme un instrument temporel des plans de la Providence par rapport à notre nation (M.P. n° 1000).
Il attribue ici à Napoléon une mission divine qu’il s’attribuait lui-même après Thermidor. Cet « instrument temporel des plans de la Providence » réalisera enfin ses espérances exprimées dans la Lettre : « Cet événement me confirme de plus en plus dans les opinions que j’ai imprimées depuis six ans sur notre Révolution. » (ibid.)
La surveillance qui fut prouvée par le Philosophe Inconnu dans la journée du 10 août 1792 se manifeste non moins prodigieusement pour Bonaparte la veille de Noël 1800.
Le 3 nivôse an IX, à huit heures du soir, éclata rue Saint-Nicaise la machine infernale dirigée contre Bonaparte qui allait à l’Opéra à la première représentation du fameux oratorio de Haydn. Son cocher était ivre ; il alla plus vite qu’à l’ordinaire et passa où il n’aurait pas passé de sang-froid. Cela fit que le carrosse dépassa la machine de quelques secondes, ce qui suffit pour que l’explosion ne le pût atteindre. Je ne puis m’empêcher de révérer Bonaparte tant pour les talents qu’il a montrés que par la protection marquée de la Providence à son égard. On ne peut nier qu’il n’y ait de grandes destinées attachées sur cet homme remarquable. (M.P. n° 1019.)
Cependant, contrairement à notre attente, le ton cesse de monter à partir de 1801. La paix de Lunéville du 9 février 1801 qui produisit « la paix continentale » lui apparaît comme un événement marquant, mais ;
cette pacification externe et cet ordre apparent produit par l’effet de la Révolution ne sont pas le terme où la Providence ait eu exclusivement l’intention de nous conduire ; et qu’ainsi les agents et les instruments qui ont concouru à cette œuvre se tromperont s’ils se croient arrivés. Je les regarde au contraire comme des postillons qui ont fait leur poste ; mais ils ne sont que les postillons de province, il en faudra d’autres pour faire entrer dans la capitale de la vérité. (M.P. n° 1024.)
Des questions se posent. Quel est ce terme où la Providence nous conduira ? À quand son avènement ? Dans un proche avenir ou à la fin du monde ? Le théosophe croit-il toujours à l’imminente réalisation de ses espérances dans la Lettre à un ami ? Que veut dire la « capitale » de la vérité ? Il est difficile de leur répondre, mais nous ne pouvons pas négliger ces phrases de tendances quiétistes qui subsistent dans ses écrits même après la renaissance de son espoir que nous venons de voir. Dans le sixième article après celui qui fait mention de « l’étonnant Bonaparte », nous trouvons ces mots :
« J’ai été occupé jusqu’à présent à travailler pour les autres ; je voudrais aujourd’hui travailler pour moi. J’ai été obligé, pour m’occuper des autres, de fermer ma fontaine d’amour ; il est temps que je la rouvre pour réparer le temps perdu, car les hommes ne m’en tiendront pas compte, quoique je l’aie perdu pour eux. » (M.P. n° 1006.)
Et, dans l’article sur la paix de Lunéville :
« Je me confirme de plus en plus que j’arrive à une époque qui sera marquante pour moi. J’ai à peu près terminé ce que j’avais à faire d’ostensible pour le service des autres. Je veux maintenant, moyennant Dieu, travailler pour mon propre service qui n’est autre chose que le sien. » (M.P. n° 1022.)
Comment interpréter le décalage entre ce détachement du monde et son espoir porté sur l’avenir du genre humain ? Sans doute tourne-t-il son regard vers l’intérieur de son être et, cela, sans perdre ses intérêts à l’extérieur. Les deux vecteurs – introverti et extraverti – coexisteraient tranquillement à ce déclin de sa vie. Voyons cet article écrit à son dernier anniversaire :
18 janvier 1803 qui complète ma soixantaine m’a ouvert un nouveau monde. Mes espérances spirituelles ne vont qu’en s’accroissant. J’avance, grâce à Dieu, vers les grandes jouissances qui me sont annoncées depuis longtemps et qui doivent mettre le comble aux joies dont mon existence a été constamment accompagnée dans ce monde. (M.P. n° 1092.)
Les promesses de l’autre monde ne détruisent pas sa philosophie de l’action dans ce monde. Les délices attendues après la mort ne font pas tort à son optimisme porté aux choses terrestres. Le troisième article avant le dernier dans son Portrait peut nous montrer l’état d’âme qu’il atteignit après tant de vicissitudes causées par la Révolution :
tâche dans ce monde a été de conduire l’esprit de l’homme par une voie naturelle aux choses surnaturelles qui lui appartiennent de droit, mais dont il a perdu totalement l’idée, soit par sa dégradation, soit par l’instruction fausse de ses instituteurs. Cette tâche est neuve, mais elle est remplie de nombreux obstacles ; et elle est si lente que ce ne sera qu’après ma mort qu’elle produira ses plus beaux fruits […]. (M.P. n° 1135.)
Kiwahito Konno