10° : Golubinski, T. – Mickiewicz, A. – Rousseau, L – Violeau, H.
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Sommaire
1841
ROUSSEAU, Louis
1841
« […] il est vrai que je lis avec un indicible plaisir Bœhme et Saint-Martin, parce que ces profonds théosophes ont pouvoir d’élever mon âme vers Dieu ; mais je ne suis point le sectateur de ces écrivains, et si leurs ouvrages mystiques contiennent quelque proposition improuvée par l’Église, je suis prêt à les repousser sans autre examen. »
« Dernière réplique de M. Louis Rousseau à M. Édouard de Pompéry », L’Armoricain, journal de Brest et du Finistère, samedi 27 novembre 1841, p. 1 et 2. Archives départementales du Finistère. Cet article clôt une polémique entre Louis Rousseau (1787-1856) et le fouriériste breton Édouard de Pompéry, auteur de divers ouvrages, dont Théorie de l’association et de l’unité universelle de C. Fourier, introduction religieuse et philosophique, Paris, Capelle, 1841.
VIOLEAU, Hippolyte
1841 (?)
« M. Louis Rousseau avait dépassé la cinquantaine à l ‘époque où je le vis pour la première fois. Grand, beau, d’une physionomie mobile où se devinaient la vaillance, la piété et l’enthousiasme, il y avait dans toute sa personne un je ne sais quoi qui tenait du militaire et du religieux […]. Cœur ardent, esprit investigateur, imagination mystique, après une jeunesse pleine d’aventures […], il s’était laissé séduire par les doctrines saint-simoniennes jusqu’à l’heure providentielle où il reconnut son erreur, et devint fervent catholique. Les connaissances acquises dans ses voyages de découvertes à la suite de l’école industrialiste se mêlaient dans ses rêves d’avenir aux aspirations du théosophe Saint-Martin qu’il lisait et relisait avec une admiration tenant du culte. A ma première visite, il n’eut rien de plus pressé que de m’expliquer quelques passages obscurs de l‘Homme de désir et du Ministère de l’homme-esprit. Ses propres pensées d’ailleurs, empruntaient naturellement les formes un peu nuageuses et le tour énigmatique des écrits du Philosophe inconnu.
Souvenirs d’un oncle adressés à ses neveux, ouvrage inédit, chap. IV, p. 28-37. Cité une première fois par J. B. DUROSELLE, Les Débuts du catholicisme social en France jusqu’en 1870, Paris, P.U.F., 1951, p. 129. Repris, et vérifié sur le manuscrit, par J. Touchard, Aux origines du catholicisme social, Louis Rousseau, Paris, A. Colin, 1968, p. 176.
La rencontre du poète breton (1818-1892) et de Rousseau aurait eu lieu à Keremma, résidence bretonne de ce dernier. J. Touchard la situe vers 1841 ou 1842.
1842
MICKIEWICZ, Adam
31 mai 1842
« Vers les dernières années de Catherine, apparurent dans la ville de Moscou, éloignée du centre du mouvement impérial russe, certains mouvements moraux qui, peu remarqués d’abord, finirent par fixer l’attention du gouvernement, et exciter ses terreurs. Il n’existait alors à Moscou qu’un département du sénat sans aucune influence, et une ancienne académie des sciences de Petersbourg. Celle de Moscou, formée jadis par les premiers Romanow, ne s’occupait que de théologie et de philologie ; elle ne prenait aucune part active au mouvement général des esprits. C’est cependant dans cette ville que devait éclore une vie nouvelle.
Quelques boyars russes, un Lopuchin et la famille Tourguenieff, fondèrent la première imprimerie particulière. Toutes les autres imprimeries appartenaient au gouvernement. Ces seigneurs étaient loin de vouloir exploiter l’entreprise dans leur intérêt personnel ; ils avaient un but élevé : ils voulaient instruire et moraliser le peuple. Aidés par un jeune officier, nommé Nowikoff, ils formèrent peu à peu un groupe influent et très actif. Ils faisaient traduire et imprimer des livres religieux allemands et anglais peu connu jusqu’alors, et cela à leurs propres frais. Les marchands et ceux du peuple qui savaient lire, et qui jusqu’alors ne connaissaient Dierzawin et Lomonosof que de nom, se jetaient avec avidité sur les brochures qui sortaient de la nouvelle imprimerie.
Vous serez étonnés d’apprendre que le germe de cette vie nouvelle venait de France, d’un homme peu connu chez vous, de Claude Marie Saint-Martin, un de ces étrangers qui appartiennent à l’histoire des peuples slaves.
Dans les années qui précédèrent la Révolution, il y eut en France, dans une certaine classe de la société, une sorte de réveil de la vie religieuse, un vague besoin de religion, au moment ou tout le monde prévoyait la ruine de l’église. Les loges Franc-Maçonniques de Montpellier et de Lyon, travaillées par ce besoin instinctif s’efforçaient d’élever leurs mystères à quelques vérités fondamentales du Christianisme.
Il est singulier que dans ce temps où l’esprit humain rejetait avec tant de fureur toutes les formes de l’église, il acceptât une société qui ne consistait à proprement parler que dans ces formes. On niait les dogmes du christianisme, on s’enthousiasmait pour les mystères de la franc-maçonnerie, Dans ces sociétés franc-maçonniques, on remarquait Saint-Martin, et un certain juif portugais, nommé Martinez Pasqualis, individu mystérieux, théurge et philosophe, qui, passant par la France, fit connaissance avec Saint-Martin. Saint-Martin, adonné aux sciences mystiques, et forcé d’examiner à fond les questions religieuses, apprit l’allemand pour lire les ouvrages du fameux théosophe Jacques Bœme. C’est à cette époque qu’il fit la connaissance de quelques Russes et Polonais, qui portèrent ses ouvrages et ses opinions à Moscou. Ainsi commença le mouvement religieux russe. L’amiral Plechtcheief et un polonais peu connu, le comte Grabianka, mort plus tard dans les prisons russes, paraissent avoir servi d’intermédiaires pour propager ce mouvement. Repnin, ce terrible prince Repnin, jadis ambassadeur de Russie à la cour de Varsovie, qui avait abreuvé de tant d’outrages le roi Stanislas-Auguste et la Diète, faisait partie de ces loges moitié maçonniques, moitié chrétiennes. La, les Russes et les Polonais agitaient de graves questions qui dominaient l’intérêt du moment. Plus tard, alors qu’il était disgracié, Repnin avouait aux Polonais combien il avait souffert dans son âme d’avoir été contraint par sa souveraine de se montrer si dur envers leur nation. L’ambassadeur, en public, sacrifiait au despotisme ; intérieurement, il en souffrait. Le temps viendra où se qui se passe dans l’intérieur de l’âme doit se produire au grand jour. »
Les Slaves, cours professé au Collège de France, leçon du 31 mai 1842. L’auteur analyse ensuite le rôle joué en Russie par les martinistes russes et par les piétistes, autour de Mme de Krudener.
Pour une étude plus précise de cette période, cf. KOYRE, Alexandre, La Philosophie et le problème national en Russie au début du XIXe siècle, Paris, Gallimard, coll. « Idées », 1978 (La première édition est de 1929).
GOLUBINSKI, professeur Théodore
8 juillet 1842
(Le prince Galitzine a décidé de faire don à Golubinski, par l’entremise de Bartenev, de livres allemands que lui avait remis Baader) :
« J’ai bien reçu les 20 volumes envoyés jadis à S. A. par Baader […]. Là je me suis jeté avidement sur les sublimes élévations de ce penseur qui plane si haut au-dessus de la terre — disjecti membra poetæ ! En apparence sans lien, mais intérieurement unies par de solides nœuds invisibles dans le ciel, dans les arcanes du centre éternel des esprits, des intuitions pénétrantes sur les rapports entre la Divinité, l’homme et la nature. Beaucoup de ressemblances avec Saint-Martin, seulement par exemple sous une forme moins exquise. »
Théodore Golubinski à Georges Bartenev, Moscou, 8 juillet 1842. SUSINI, Eugène, Lettres inédites de Franz von Baader, Vienne, Herder, 1951, t. III, p. 11.
1843
MICKIEWICZ, Adam
3 mars 1843
« Vers l’année 1812 commence une époque nouvelle pour la mythologie. Déjà vers la fin du siècle dernier, Christian Gottlieb Heyne, célèbre philologue, d’abord dans son édition d’Apollodore, puis dans ses études et dans ses mémoires, chercha à tracer l’histoire des mythes. Il remarque, par exemple, que le mythe des lieux infernaux avait subi plusieurs transformations. Heyne cherche donc d’abord à trouver les lieux où ce mythe a pris naissance, puis à en tracer le développement et les métamorphoses. Mais cette manière de voir, très originale et très neuve n’avait pas prévalu contre les habitudes des philologues.
Vers le même temps, c’est-à-dire deux ou trois ans avant cette année mémorable, Kreutzer publia son fameux ouvrage intitulé La Symbolique. Il donnait une définition nouvelle de la mythologie. Selon lui, la mythologie est un panorama des opinions et des idées religieuses de l’humanité ; elle doit former un tout organique, parce que l’esprit qui l’a crée est un, et qu’on reconnaît dans les traditions diverses des fragments d’une religion primitive.
Longtemps déjà avant Kreutzer, quelques philosophes avaient émis la même opinion. Saint-Martin entre autres démontrait l’identité de toutes les mythologies, et cherchait à les ramener à leur source commune. Mais le public ne lisait pas les ouvrages de Saint-Martin, et surtout cette masse du public qui forme, pour ainsi dire, le tiers état de la science. Quant aux savants proprement dits, les philologues et les professeurs, ils ignoraient jusqu’au nom de Saint-Martin. Il en fut autrement de Kreutzer ; il descendait dans l’arène littéraire armé de citations, fort d’une connaissance approfondie des littératures anciennes, et riche d’une immense érudition. L’impression que l’ouvrage de Kreutzer produisit en Allemagne fut prodigieuse. On publia une foule de brochures pour combattre son système. On finit par prendre Kreutzer en haine ; on regardait ses assertions comme des insultes adressées à la science allemande. »
Les Slaves, cours professé au Collège de France, leçon du 3 mars 1843.
MICKIEWICZ, Adam
9 mai 1843
« Schlegel, poète, historien, homme politique, ayant parcouru l’Allemagne, ayant observé la France, sentit les dangers moraux et politiques de sa patrie allemande ; il voyait l’Allemagne du Moyen Âge finie pour toujours, l’empire germanique détruit ; et il ne trouvait au milieu de ces débris aucune idée qui pût être commune à la race allemande. Ses méditations le détachèrent d’abord du protestantisme, et il inclinait vers les idées de Saint-Martin et de De Maistre. Plus tard, il devint catholique. »
Les Slaves, cours professé au Collège de France, leçon du 9 mai 1843.
1844
MICKIEWICZ, Adam
23 juillet 1844
« Cependant je n’hésite pas à affirmer que c’est là la seule poésie possible dans l’avenir ; qu’il ne sera plus permis de parler au nom d’une inspiration divine sans l’avoir réellement ressentie ; qu’il sera regardé comme infâme cet homme qui nous parlera, comme on le fait maintenant, des anges, des démons et des mystères de la nature sans les avoir vus en esprit, et qu’il sera donné, par l’examen de la littérature actuelle du Nord, qu’il sera donné à chaque lecteur le moyen de distinguer dans un poème ce qu’il y a de réel, de divin et d’inspiré, de ce qui est faux, de ce qui n’est qu’imitation, enfin de ce qu’on appelle communément de la poésie.
C’est ainsi que la poésie redeviendra ce qu’elle a été du temps des prophètes, ce qu’elle a été du temps d’Orphée et de Musée, et qu’elle aura droit alors à l’attention et au respect des hommes. De tous les écrivains que je connais, un seul écrivain français, Saint-Martin, a entrevu cette vérité ; il dit qu’on ne devrait écrire des vers qu’après avoir fait un miracle. Il aurait dû modifier l’expression, et dire qu’on ne devrait écrire des vers, c’est-à-dire employer ce langage qu’on appelle dans les écoles le langage des dieux, qu’après avoir assisté à une manifestation portant toutes les marques de la présence immédiate de la divinité, à un acte de l’exercice de ce pouvoir que le philosophe Baader appelle le pouvoir exécutif de la religion. […]
Pour représenter […] un esprit sous sa forme naturelle il faut l’avoir vu ; oui ! Il faut l’avoir vu ! Donc l’art est une espèce d’évocation des esprits : l’art est une opération mystérieuse et sainte.
Saint-Martin, si peu connu en France, et qui appartient à tant de titres aux pays slaves, a dit le premier : « L’art n’est qu’une vision, les artistes sont des hommes doués, souvent à leur insu, du don d’avoir des visions. » Assurément ! Et si nous ne leur supposions ce don, comment pourrions-nous croire que les figures des héros et des saints, qu’ils nous montrent dans leurs ateliers, appartiennent réellement aux esprits des grandes individualités disparues de la terre depuis des siècles ? Quel moyen y aurait-il pour l’artiste lui-même de s’assurer intérieurement que la copie terrestre ressemble à l’original invisible ? L’art n’est et ne peut-être que la représentation d’une vision. Et le talent artistique, que serait-il ? Ce que nous appelons talent, don du ciel, ce que les artistes sentent en eux, et qu’ils ne cherchent pas assez à s’expliquer, n’est autre chose que ce lien qui attache l’esprit de l’artiste au monde invisible. »
Les Slaves, cours professé au Collège de France, leçon du 23 janvier 1844.
MICKIEWICZ, Adam
7 février 1844
« Tout ce qu’il y a de moderne dans la langue, tout ce qui exprime des besoins ou des instincts nouveaux, des espérances nouvelles, a été créé par les laïques. Tous les mots sacramentaux de l’époque ont été trouvés, ont été formulés en dehors de l’enceinte de l’église officielle : « Progrès », terme employé pour la première fois, dans le sens que nous y attachons, par Saint-Martin, et développé comme base d’un système par Condorcet ; « Fraternité des peuples », invoquée pour la première fois comme principe politique par la Révolution française ; « Exaltation », comme caractérisant l’état de l’esprit qui conçoit de hautes vérités, et comprise pour la première fois dans ce sens par M. Pierre Leroux ; « Intuition », comme point de départ de toute philosophie spéculative, démontrée logiquement par M. Cieszkowski, et expliquée d’une manière populaire par Emmerson. »
Les Slaves, cours professé au Collège de France, leçon du 7 février 1844.
MICKIEWICZ, Adam
9 mai 1844
« Alors les esprits les plus hardis et les plus entreprenants tentèrent d’ouvrir cette communication hors de l’Église, les uns cherchant le royaume du ciel, d’autres voulant le réaliser sur la terre. Luther et Descartes, Schwedenborg [Swedenborg], Saint-Martin et Fourrier, Mirabeau et Danton, hommes d’intelligence ou hommes d’action, consumèrent leur vie dans ce labeur. Ils ressemblaient à ces hardis navigateurs normands, à ces Jean de Pologne, à ces matelots dieppois qui, longtemps avant Colomb, se sont hasardés sur les mers de l’autre hémisphère, les uns pirates, d’autres marchands, avides de la richesse ou de la renommée ; les uns et les autres poussés vers le monde nouveau dont on ne cessait alors de pressentir l’existence. »
Les Slaves, cours professé au Collège de France, leçon du 9 mai 1844.
Dans la même leçon, Mickiewicz définit les « devoirs d’un professeur » en s’inspirant très évidemment du Ministère de l’homme-esprit : « L’idée qu’on se fait de l’étendue des devoirs d’un professeur, et la manière dont on s’en acquitte, varient selon les temps et les lieux. J’ai cru rester fidèle à l’esprit de ma nation et à celui de cette haute école, en regardant la mission du professorat comme un « ministère de la parole ».