Dans cette lettre Saint-Martin développe plusieurs points de sa doctrine : le rôle de la chute dans l’histoire de l’humanité ; le fait que Dieu n’est pas l’auteur du mal ; la nature spirituelle du premier corps de l’homme, et sur le manichéisme et l’arianisme.
Johann-Christian Ehrmann (1749-1827), médecin originaire de Strasbourg s’est installé à Francfort en 1779. Franc-maçon, membre de la loge Zu den drei Disteln (Aux trois Chardons), puis de Zur Einigkeit (À l’Unité), Ehrmann fut également pendant quelque temps membre des Illuminaten sous le nom de Hierophylus. On attribue à ce médecin de Francfort un ouvrage publié anonymement en Allemagne en 1816 Das Judenthum in der Maurerey, eine Warnung an alle deutsche Logen, ouvrage qui aborde de sujet du « complot » des francs-maçons juifs.
Dans cette lettre, Saint-Martin répond à Johann-Christian Ehrmann en développant plusieurs points de sa doctrine : le rôle de la chute dans l’histoire de l’humanité ; le fait que Dieu n’est pas l’auteur du mal ; la nature spirituelle du premier corps de l’homme, et sur le manichéisme et l’arianisme qu’il rejette.
Ce document a été publiée par Papus dans L’Initiation en janvier 1903 (p. 56-61, avec une erreur de date sur sa date, 1781 au lieu de 1787). Elle figure également dans la revue Psyché (octobre 1920, p.19-20). Robert Amadou l’a publié dans Trésors martinistes en 1969 avec une introduction [1. AMADOU Robert, Trésor Martiniste, p. 136-138.].
Dominique Clairembault
Paris, le 2 juillet 1787
[A Johann-Christian Ehrmann]Puisque vous me permettez de vous parler franchement, Monsieur, je vous représenterai que les principes exposés dans les cinq paragraphes de votre lettre me paraissent contraires à la vérité.
I. Vous ne voulez pas croire que la chute ait été la cause de l’arrêt de mort lancé sur la postérité de l’homme. Quand même vous prendriez cette mort au moral (ce qui serait très vrai) elle se réalise également au physique ; et sans le premier crime, ni la mort physique ni la mort morale ne nous seraient connues, car un des grands principes qui doit servir à toute vraie connaissance de l’homme, c’est que par sa nature, il n’est pas fait pour avoir un corps matériel et corruptible tel que celui que nous portons. Les preuves e n sont trop longues pour trouver place ici.
II. Vous faites Dieu auteur du mal, comme du bien, ce qui répugne à l’idée naturelle que nous portons en nous de cet Être suprême qui n’est autre chose qu’amour et bonté ; ce qui répugne également au sentiment de notre liberté sans laquelle l’homme n’est plus rien, à moins qu’il ne soit Dieu, ou une pierre. Quelque difficile que cette liberté soit à concevoir et à vous démontrer par la poste, elle n’en est pas moins constante, pas moins le signe caractéristique de notre être et celui qui nous rend semblables à Dieu en pouvant nous faire faire des œuvres analogues aux siennes ; mais qui ne nous rend pas pour cela égaux à lui, parce que nos œuvres sont toujours inférieures aux siennes, et que nous avons le funeste pouvoir de nous égarer ; pouvoir qu’il n’a jamais connu et qu’il ne connaîtra jamais.
III. Je vous accorde que l’homme avait nécessairement un corps lors de sa première origine ; mais ce corps matériel dont parle Moïse n’est que le second, n’est que celui qui a suivi la chute. Ce sont ces peaux de bêtes dont Dieu le couvrit (Genèse, II I, 22). Il y a des inversions dans le texte, tous les théologiens en conviennent, et les principes en fournissent la preuve. Quant à l’explication de la formation du monde élémentaire, elle est très régulière dans Moïse. Le reste de ce paragraphe est une erreur continuelle et de la plus grande importance. Le mal ne se connaît que par l’opposition au bien, je l’accorde, mais je ni e que le bien soit dans le même cas ; sans quoi, voilà la co-éternité des deux principes, le Manichéisme, etc. Oubliez, je vous prie, toute cette doctrine. Le péché de l’homme ne fut point nécessaire, aucun mal ne le sera jamais. Le mal n’était point le premier pas de Dieu pour notre éducation pour l’éternité. Nous étions dans l’éternité ; c’est le mal qui nous en a chassés, c’est la grâce de Dieu et les efforts de notre volonté qui peuvent nous y faire rentrer.
IV. Ne vous réjouissez pas tant, je vous prie, quand vous voyez les hommes devenir pires, chaque jour. Il leur en coûtera si cher pour venir que la peine passera le plaisir. Vous couronnez vos paragraphes par l’arianisme le plus formel. Jésus-Christ était l’homme-dieu et divin, quoi qu’en puisse dire toute la logique des humains. Cette doctrine de la divinité de Jésus-Christ se rédigerait en vain en corps de science, elle ne se prouve bien que par l’expérience que donne la foi, l’exercice des vertus divines dont Jésus-Christ nous a donné l’exemple, et une méditation attentive sur notre état de privation absolue, ainsi que sur les moyens universellement puissants qui sont employés pour nous en délivrer. L’œil de matière ne verra jamais rien à ces vérités, et cet œil de matière a cent mille couleurs toutes désignées dans nos livres évangéliques, qui indiquent tous les défauts qui empêcheront l’homme d’entrer dans le royaume de Dieu.
Consultez donc moins votre raison réactionnée par les livres et les réflexions de vos semblables, que votre raison réactionnée par les douces influences que l’esprit de Dieu nous envoie par la prière, par le dépouillement du vieil homme, par le sentiment de la grandeur de votre âme, qui, émanée directement de la divinité, resterait pour toujours dans ses abîmes, si elle n’en était retirée directement par elle.
L’Écriture dit aux hommes, qu’ils sont comme des Dieux. Mais si vous êtes des Dieux dégradés, quel autre qu’un Dieu vous rendra donc ce caractère suprême qui vous manque ? Monsieur, cette doctrine de l’arianisme a pris naissance lorsque le christianisme a suspendu l’action qui lui était propre, lors de son institution. Elle a filtré de nouveau dans l’église de Jésus-Christ dans laquelle mille erreurs, mille absurdités ont étouffé pour ainsi dire le germe même.
Reprenez donc l’idée de l’action qui était destinée à l’homme, et que toutes les traditions de la terre, mythologiques, fabuleuses, théogoniques, etc., n’ont cessé de faire sonner à nos oreilles, et vous sentirez par vous-même qu’il y a de meilleures vérités à connaître que celles qui son t en honneur dans les livres, dans les sectes, dans les écoles et dans les diverses églises publiques enseignantes.
Je conçois, Monsieur, que ces réponses peuvent vous agiter un peu. Il n’y a pas grand mal à cela. Mais ce qui me fâche, c’est que d’ici à quelque temps il me sera difficile de venir à votre secours. Je ferais probablement au premier jour u n voyage d’une demi année, dont les diverses stations sont trop peu fixées pour que je puisse vous les indiquer.
L’ami Tieman [1. Sur Ehrmann et ses relations avec Tieman voir FAIVRE Antoine, De Londres à Saint-Pétersbourg : Carl Friedrich Tieman (1743-1802) aux carrefours des courants illuministes et maçonniques, Arché 2018, p. 53-54 ; 146-147 etc. voir l’index de l’ouvrages. ] vous fera part cependant de celles où je resterai assez longtemps, pour que j’y reçoive de vos nouvelles, car j’espère le rencontrer dans mes courses, j’espère même passer quelques mois avec lui à Rome. Je ne présume pas cependant partir de Paris avant le mois d’août ; et si vous aviez quelque chose de pressant à m’écrire, vous le pourriez encore, pourvu que ce ne fût pas plus tard que le 24 ou le 25 juillet, afin que la lettre pût encore me trouver ici. Mais ce dont je vous préviens, c’est que des lettres me paraissent de plus en plus insuffisantes pour rectifier pleinement les principes dans les quels vous êtes nourri. Si vous n’y suppléez par votre intelligence et votre courage ce sera comme si je ne faisais rien, et même je puis si peu faire par lettres ! C’est vous seul qui aurez la gloire de cette entreprise, comme vous en aurez le profit.
Adieu, Monsieur, je finis sans cérémonie en vous demandant votre amitié et vos prières.
Louis-Claude de Saint-Martin