Présentation de l’éditeur
Attachante figure de l’Illuminisme et de la Franc-Maçonnerie dans le dernier tiers du XVIIIe siècle, Tieman est compagnon de route, colporteur de nouvelles, émissaire, intermédiaire, voyageur à la curiosité toujours en éveil, épistolier à la plume – tant française qu’allemande – élégante et féconde. Suivre cet itinérant à l’esprit cosmopolite nous fait parcourir une galerie de personnages, les uns peu connus, d’autres qui le sont davantage mais que nous retrouvons en retouchant du même coup l’image que nous nous étions faite d’eux et de leurs entours.
Né non loin de Berlin dans une famille imprégnée de spiritualité piétiste, et dès l’adolescence sujet d’expériences visionnaires, il poursuit à l’université de Wittenberg des études historiques et philologiques poussées. Puis, très apprécié par l’Impératrice Catherine II, il exerce pendant de nombreuses années l’activité de « gouverneur » — tuteur chargé d’accompagner de jeunes nobles russes dans leur « Grand Tour » ou voyage de formation. Les longs déplacements que cela implique favorisent son insertion dans un espace de circulation et de sociabilité qui englobe la Franc-Maçonnerie proprement dite et ses satellites ou dérivés de type néo-rosicrucien ou swedenborgien, ainsi que certains lieux d’élection du magnétisme animal.
En phase avec la culture et la mobilité des élites d’alors, cet espace est structuré en réseaux que constituent tant les messages échangés entre membres dispersés aux quatre coins de l’Europe, que des instances institutionnelles (loges, Obédiences, Systèmes ou Ordres para- ou péri-maçonniques).
Circuler, comme Tieman, d’une instance à l’autre – les « visiter » – contribue à dynamiser une vaste nébuleuse qui se déploie de façon réticulaire. Comme placé d’emblée au sein de deux principaux « bureaux de correspondance » rivaux (l’un, à Lyon, autour de loge La Bienfaisance ; l’autre, à Paris, autour de celle des Amis Réunis), cet ami intime de Louis-Claude de Saint-Martin sillonne l’Europe en tous sens — un de ses longs séjours en Russie étant, notamment, marqué par son rôle dans l’organisation du Régime Écossais Rectifié à Saint-Pétersbourg.
Le présent travail repose, pour l’essentiel, sur des matériaux (principalement en français, allemand et russe) tirés de Fonds d’archives dispersés à travers le Continent. On trouve donc ici, transcrits et commentés, jusqu’alors inédits dans leur grande majorité, tant ses riches échanges épistolaires — avec, en particulier, Jean-Baptiste Willermoz, Savalette de Langes, Johann Caspar Lavater, César de La Harpe, Frédérique Sophie Dorothée de Wurtemberg — que nombre de documents portant sur ses rapports avec des contemporains, dont Johann Georg Hamann et certaines des principales figures de l’IIluminisme russe. Se trouvent ainsi revisités divers aspects de la vie associative (sociétés initiatiques, courants ésotériques) et de la sensibilité préromantique dans les dernières décennies de l’ère des Lumières.
Auteur : Antoine Faivre
Editeur : Arché – Edidit
NB. pages : XXVII + 658, ill.
Format : 17×24 cm
EAN : 978-88-7252-350-6
Note de lecture
Parmi les grandes figures de l’illuminisme, Carl Friedrich Tieman reste méconnu. Il fait en effet partie de ceux qui, bien que « n’ayant rien publié, ni marqué leur temps par des actions illustres, méritent pourtant de retenir l’attention grâce à la correspondance, les Journaux intimes, ou les Mémoires, qu’ils ont laissés, et à l’intérêt qu’à leur époque ils ont suscité » [1. De Londres à Saint-Pétersbourg : Carl Friedrich Tieman ; p. XVII.]. Jusqu’à ce jour, nous ne disposions pas d’une biographie approfondie de ce personnage. Cette lacune vient d’être comblée par Antoine Faivre. Auteur d’ouvrages incontournables sur l’histoire de l’illuminisme, de la franc-maçonnerie et de la théosophie, il nous offre ici le portrait très complet d’un homme attachant.
Précepteur de plusieurs jeunes nobles russes, Carl Friedrich Tieman (1743-1802) accompagne ses élèves dans leur « Grand Tour », leur voyage de formation à travers l’Europe. Au XVIIIe siècle, ces circuits éducatifs incluent souvent l’initiation maçonnique, car les loges sont des lieux de sociabilité privilégiés pour mettre en relation ces jeunes hommes avec l’élite européenne. Cette caractéristique fait des périples de Tieman une sorte de guide de voyage dans le paysage de l’illuminisme. Entre 1781 et 1798, ses déplacements le conduisent à Londres, Paris, Lyon, Marseille, Rome, Naples, Florence, Turin, Avignon, Strasbourg, Lausanne, Berlin, Saint-Pétersbourg…
Utilisant les correspondances de Tieman, les récits de ses élèves ou ceux d’autres voyageurs qu’il a soigneusement sélectionnés ou découverts, Antoine Faivre nous permet de suivre les Grands Tours du précepteur avec ses élèves successifs, Gotthard Andreas von Manteuffel, Alekseï Grigorievitch Bobrinski (fils naturel de Catherine II) et le prince Boris Golitsyne (Galitzine) – et non pas son frère Alexis, comme ce livre nous le démontre. Ces documents nous permettent de pénétrer au cœur des grands centres de la théosophie et de l’illuminisme de la fin du XVIIIe siècle. Ils éclairent sous un jour nouveau une époque où s’épanouissent plusieurs systèmes de hauts grades maçonniques ou paramaçonniques : Stricte Observance templière, Régime écossais rectifié, Illuminés de Bavière, Rose-Croix d’or, Illuminés d’Avignon, Élus coens, « martinisme russe », mesmérisme, swedenborgisme… En compagnie de Tieman, nous rencontrons les dirigeants de ces mouvements et suivons l’évolution de leurs groupes.
Partageant les interrogations de ses frères sur l’origine, la nature et les buts de la franc-maçonnerie, Tieman se montre souvent plus ouvert que ses amis Willermoz et Saint-Martin. Contrairement à ces derniers, il apporte sa contribution au Convent de Philalèthes organisé par Savalette de Langes (1785), événement important de l’histoire de la franc-maçonnerie à l’aube de la Révolution.
Les relations de Tieman avec Willermoz nous permettent de mieux comprendre les conflits qui marquent les transformations d’un Régime écossais rectifié déstabilisé par « les splendeurs et les misères » de l’affaire de l’Agent inconnu. La discorde entraînée par cet épisode conduira en effet certains adeptes à se tourner vers d’autres horizons. Tieman figure parmi ceux qui écoutent alors la « sainte parole » des Illuminés d’Avignon. Après avoir été lui-même initié dans le groupe de Dom Pernety, il retrouve à Londres l’un des personnages clés de ce mouvement, Tadeusz Grabianka. C’est dans cette ville qu’il approfondit ses relations avec Saint-Martin venu le rejoindre et le pousse à écrire L’Homme de désir.
La proximité de Tieman avec la Russie contribue à développer les relations de Saint-Martin avec de hautes personnalités de la noblesse russe telles que Vassili Nikolaievitch Zinoviev ou Rodion Aleksévitch Kochelev. Comme nous le montre un document inédit apporté par Antoine Faivre, l’aura de mystère planant autour du Philosophe inconnu inclinera d’abord Kochelev à la méfiance. Ce texte, extrait de son Journal, peint en effet un portrait étonnant du théosophe d’Amboise. Kochelev avoue : « Cet homme pénétré de la foudre du ciel m’aurait soumis à lui au point, d’après ce que je crois, que soit je serais devenu fou, soit j’aurais été atteint de fanatisme et j’aurais mis fin à mes jours ; alors qu’hier comme aujourd’hui je savoure ses œuvres, je suis sûr qu’à l’époque où je l’ai connu, son amitié n’aurait fait que me nuire. D’ailleurs, je dois reconnaître qu’il a énoncé devant moi de bonnes et de bienfaisantes pensées dont je me souviens jusqu’à présent. » Saint-Martin et Kochelev partageront ensuite une belle amitié.
Lors de son retour à Saint-Pétersbourg entre décembre 1785 et juin 1786, Tieman garde la confiance de Catherine II. Cette période est pourtant marquée par les tourments infligés à ceux que l’impératrice appelle improprement « les martinistes russes », nom sous lequel elle englobe les membres de toutes les sociétés initiatiques. Tieman se montre alors plus discret sur ses relations avec les théosophes français. De retour en France avec un nouvel élève, le prince Boris Golitsyne, il racontera à Willermoz ces événements, parlant des 3000 martinistes russes. C’est l’occasion pour Antoine Faivre de nous apporter d’utiles précisions sur cet épisode souvent mal compris. Nous ne pouvons résumer ici la richesse de la première partie de cet ouvrage, qui se termine sur un épisode peu connu, le réveil en Russie de l’Illuminisme avignonnais avec Tadeusz GrabianKa.
La seconde partie du livre propose une série d’éléments venant compléter cette biographie. La première présente différents documents en relation avec Tieman. La deuxième reproduit sur deux cents pages la plupart des lettres et extraits de Journaux utilisés par Antoine Faivre pour la rédaction de son ouvrage. La troisième propose des notices sur une quinzaine de personnalités citées dans ce livre. Certaines d’entre elles sont en effet peu connues, comme Franz Josef von Thun und Hohenstein, Carl Eberhard von Wächter, Jean Ivan Woukassovitch, voire Louis-Marie Ferdinand de la Forêt Divonne. Une série de gravures, une bibliographie importante et un index terminent cette étude.
Cette biographie de Tieman est sans conteste un ouvrage fondamental. Comme Les Sources occultes du romantisme d’Auguste Viatte, la richesse de son contenu fait de lui un de ces livres sur lesquels on peut sans cesse revenir, sans pour autant en épuiser le contenu, découvrant à chaque lecture un aspect qui nous avait échappé. En nous faisant découvrir un personnage situé aux « carrefours des courants illuministes et maçonniques » et en mettant en évidence l’importance des relations entre les théosophes du continent européen, Antoine Faivre ouvre des perspectives nouvelles sur l’étude de l’ésotérisme occidental.
Dominique Clairembault