La philosophie grecque se préoccupa du principe de finalité, de l’influence qu’exerce sur la marche des évènements le terme auxquels ils aboutiront. Cette étude veut montrer que la doctrine de la réintégration est également formulée dans les Saintes Écritures.
Note : La période de confinement étant favorable à la lecture nous proposons ici une étude qui réclame de l’attention et de la disponibilité. Elle aborde le sujet de la réintégration selon la théolologie.
Sommaire
Albert Matter (1823-1907)
Albert Matter, né à Strasbourg en 1823 et mort à Paris en 1907, est le fils de Jacques Matter, l’un des premiers biographes de Louis-Claude de Saint-Martin. [1] Pour une biographie complète, voir Paul Matter, Jacques et Albert Matter, traditions et souvenirs, 1908. Albert Matter étant moins connu que son père par les amateurs d’études théosophiques, nous le présenterons brièvement. Après des études de droit à Paris, Albert Matter s’est détourné de la magistrature pour étudier la philosophie et la théologie à Berlin. Pasteur à Neuviller-la-Roche puis à Paris, inspecteur ecclésiastique, il a été aumônier des ambulances pendant la guerre de 1870-1871. Il a finalement quitté ses activités de pasteur en 1872 pour participer à la fondation de l’École libre des sciences théologiques. Chargé de cours de dogme luthérien à la Faculté de théologie protestante de Paris en 1881, il se consacre à l’écriture. Opposé au libéralisme, il tente de concilier science et foi en mettant la théologie au rang de science. Fondateur de la Société théologique (1883), Albert Matter dirigea la Société biblique de France.
Le texte que nous présentons ici est extrait de l’un de ses livres, Trois essais de théologie : la religion naturelle et le christianisme ; la rédemption ; la réintégration finale, ouvrage publié en 1888 (voir en fin d’article la bibliographie d’Albert Matter). Nous en reprenons ici le dernier chapitre, consacré à la réintégration finale. Ce thème occupant une place centrale dans la doctrine de Louis-Claude de Saint-Martin laisse penser que l’étude d’Albert Matter se place dans le prolongement des travaux que son père a consacrés au Philosophe inconnu. [2] Rappelons que Jacques Matter avait publié en 1862, Saint-Martin, le Philosophe inconnu, Paris, Didier et Cie, 1862, une biographie importante sur le théosophe d’Amboise. Toute la doctrine martiniste, (Martinès de Pasqually, Louis-Claude de Saint-Martin, Jean-Baptiste Willermoz) est en effet centrée sur ce thème. Il serait toutefois téméraire d’affirmer que ce texte se situe dans cette perspective, car la démarche d’Albert Matter s’enracine dans la philosophie et la théologie, et n’évoque pas la théosophie. Curieusement, Matter n’évoque pas Origène qui a tenté d’introduire dans le christianisme l’idée de réintégration avec la doctrine de l’apocatastase ! On se reportera sur ce point à l’ouvrage de Jean-Marc Viveneza, La Doctrine de la réintégration des êtres (2012).
L’intérêt de cet « essai de théologie » n’en est pas pour autant diminué, et il était utile de le faire sortir de l’oubli. Il permettra en effet aux lecteurs de Saint-Martin, de Martinès de Pasqually, ou de Jean-Baptiste Willermoz, c’est-à-dire de la doctrine martiniste, d’élargir leur champ de réflexion sur un aspect essentiel de l’illuminisme chrétien. Nous remercions Jean-Louis Boutin d’avoir retranscrit ce texte introuvable depuis sa première édition en 1888.
Note : Le texte original ne comporte pas d’intertitres, ceux que nous avons ajoutés ici sont fictifs et uniquement destinés à en faciliter la lecture (ces titres sont placés entre crochets [ ] ). Ils permettent d’appréhender plus facilement un texte dont la longueur ne facilite pas la lecture à l’écran. Dans le même but, nous avons parfois découpé en plusieurs sections les paragraphes trop importants.
D. Clairembault
Plan de l’article d’Albert Matter (intertitres fictifs)
- Le principe de finalité
- Traits essentiels de la condition finale
- L’avènement du monde suprême sera une réintégration
- La mort ne sera plus
- Quelle sera l’étendue de cette réintégration ?
- La doctrine de l’éternité des peines
- La doctrine de l’anéantissement des méchants
- La réintégration totale
- Trois moments décisifs de l’histoire qui révèlent la majesté de Dieu
- La réintégration, une affirmation fondée sur les Sainte Écritures
La Réintégration finale
[1 – Le principe de finalité]
La philosophie grecque se préoccupa du principe de finalité, de l’influence qu’exerce sur la marche des évènements le terme auxquels ils aboutiront. Aristote reconnut que, du moment où l’on admet au sommet des êtres la pensée, il faut admettre aussi que les événements, les transformations ont un but et que ce but détermine les moyens par lesquels il sera atteint ; la fin est une cause, la cause dominante, réglant d’avance les diverses causes efficientes, qui agiront successivement pour amener le résultat voulu. Quoique ce fut une idée juste et d’une application immédiate dans le gouvernement de la vie, elle ne devint pas populaire ; elle ne fut pas soutenue par la religion.
En général, le paganisme, malgré la diversité de ses rites et de ses croyances, avait ceci de commun qu’il attirait peu l’attention de l’homme vers la fin dernière de toutes choses ; son eschatologie était très vague et très pâle ; même la religion égyptienne, si riche en peintures des migrations d’outre-tombe, n’avait pas l’idée d’un état de choses définitif, mais plutôt d’une série d’évolutions et de recommencements.
Par contre, un élément distinctif du Christianisme, ce fut dès l’abord le rôle considérable qu’il assigna à l’espérance ; la foi chrétienne fut éminemment eschatologique ou téléologique. Elle glorifiait l’œuvre du Christ en affirmant que cette œuvre était une puissance capable de transformer l’état de choses actuel, qu’elle contenait le germe efficace d’une transfiguration du monde. Bien loin de rougir des souffrances et des humiliations du Calvaire, elle professait que cette mort ignominieuse avait fondé un ordre de choses nouveau. Si les chrétiens étaient plus vivement frappés que les sages d’entre les païens de toutes les misères et les corruptions d’ici-bas, s’ils étaient accablés de tristesse par la condition présente de l’humanité, ils étaient abondamment consolés, relevés par l’assurance d’un magnifique accomplissement. Ce n’était pas de leur part l’espoir vague d’une amélioration indéfinie et indéfinissable, mais une attente ferme et sainte, s’exprimant en termes précis et énergiques. Par cette préoccupation intense du but, la chrétienté manifestait le caractère pratique et moral de sa foi.
Il était naturel que, dans la suite des temps, alors que les mœurs, les institutions, les idées se transformaient, l’espérance chrétienne subit aussi des modifications. Toutefois, il faut reconnaître que les traits essentiels de cette attente sont demeurés les mêmes. Bien des détails auxquels les générations antérieures attachaient une grande importance, sont oubliés ; c’est que l’idée s’est épurée avec les progrès de la pensée chrétienne, les lignes principales de la vision prophétique se sont dégagées et apparaissent mieux ; sous cet aspect nouveau, c’est le même objet que nous avec les croyants de la primitive Église. L’explication d’une telle identité à travers le cours des âges est dans le fait que la chrétienté a toujours puisé dans l’Évangile ses enseignements sur la vie future ; quand des influences étrangères ont introduit des éléments hétérogènes, qui égaraient la piété, le besoin de ranimer l’espérance a ramené les esprits vers le Nouveau Testament, et c’est encore là que nous cherchons aujourd’hui l’idée que nous devons concevoir du but vers lequel s’achemine le monde actuel.
[2 – Traits essentiels de la condition finale]
Essayons de marquer les traits essentiels de cette condition finale, de ce but que Dieu s’est proposé en créant le monde.
L’état de choses définitif apparaîtra quand le Christ aura achevé son œuvre de Rédempteur et ramené tous les enfants de Dieu à son Père qui est notre Père. Alors sera pleinement exaucée la prière que le Fils prononçait avant de partir pour Gethsémané :
« Comme toi, mon père, tu es en moi et que je suis en toi, qu’eux aussi soient un en nous… Mon père, ceux que tu m’as donnés, je veux qu’ils soient avec moi, » Jean, XVII, 21 et 24.
Saint Paul dépeint cette condition suprême de la création en disant : « Dieu sera tout en tous, » I Cor. XV, 28 ; c’est-à-dire : toutes les vertus de Dieu se déploieront avec éclat dans les créatures ; son amour s’épanchera dans les cœurs, sa puissance multipliera leurs énergies, sa sagesse les illuminera et sa sainteté les transfigurera. Nous lui serons semblables, car nous le verrons tel qu’il est.
Ce sera pour nous une vie nouvelle, la vraie vie en comparaison de l’existence présente. Ici-bas nous marchons par la foi, II Cor., V, 7, et un saint Paul lui-même déclare qu’il voit obscurément, comme par un miroir, il connaît imparfaitement ; alors il connaîtra comme il il [sic] a été connu, I Cor., VIII. Nous verrons face à face ; la majesté de Dieu nous apparaîtra d’une manière plus permanente, plus évidente que le monde sensible ne nous apparaît actuellement. Notre cœur pénétré, vivifié par l’amour divin, sera capable d’aimer Dieu avec une constante ferveur, et nous lui offrirons un culte qui sera notre joie, la dette de notre reconnaissance acquittée avec bonheur.
Notre activité ne sera pas toute entière absorbée en Dieu seul, ou du moins, comme nous retrouverons sa présence en nos frères, notre attention se portera vers eux. Le Créateur ayant établi entre toutes les créatures des diversités dispensées avec un sagesse infinie, il y aura entre elles des échanges nombreux, incessants, car elles puiseront toutes dans les trésors de la bonté divine. Notre existence suprême ne sera pas une monotone quiétude, une inertie béate, qui ne différerait guère du Nirvana ; comme notre Dieu est le Dieu vivant, qui agit sans cesse, notre ressemblance avec lui consistera dans une activité généreuse, sans trouble et sans fatigue, paisible et aisée ; c’est là le repos vraiment digne des saints.
[3 – L’avènement du monde suprême sera une réintégration]
Au premier rang de ces indications sur l’état de choses définitif, il convient de placer un trait essentiel, que les docteurs des divers âges sont unanimes à affirmer ; c’est que l’avènement du monde suprême sera une réintégration ; en d’autres termes : ce ne sera pas un pur et simple épanouissement de toutes les énergies contenues dans le monde actuel ; bien loin de là, il y aura une élimination d’éléments qui n’appartenaient pas au monde primitif, qui n’ont pas de place légitime dans la création de Dieu, éléments mauvais qui y sont survenus contre la volonté du Créateur et qui, s’ils sont tolérés pour un temps par sa patience, n’en sont pas moins condamnés à l’anéantissement. Bien plus, et c’est là ce qu’indique le mot réintégration, ces éléments mauvais ne se sont pas seulement juxtaposés, mêlés à la création bonne de Dieu, de sorte qu’une élimination suffirait ; mais ils ont corrompu, flétri, dégradé les créatures sorties bonnes des mains de Dieu, et dès lors, pour que le but du Créateur soit atteint, un relèvement, une purification, une réparation est nécessaire. Toutefois, cette réintégration n’aura pas pour effet un retour l’état primitif ; ce sera une réintégration finale, elle aura pour effet de nous faire parvenir à la condition finale, à l’existence que l’humanité aurait atteinte paisiblement et régulièrement, si elle avait persévéré dans la voie que Dieu lui traçait.
[4 – La mort ne sera plus]
Cette espérance d’une réintégration finale s’est affirmée surtout en deux propositions : la mort ne sera plus, et le péché ne sera plus.
Quant à la mort, saint Paul nous déclare que ce dernier ennemi sera anéanti, I Cor., XV, 26 ; ce qui ne signifie pas seulement qu’elle n’exercera dorénavant plus de ravages, mais aussi que les ravages exercés jusqu’alors seront réparés. La mort a violemment séparé l’âme et le corps, en livrant le corps à la décomposition. Mais la résurrection de Christ est le gage de notre résurrection, et lorsque la pensée du Créateur sera accomplie, les enfants de Dieu revivront en un corps nouveau, glorieux, fort, spirituel, organe parfaitement approprié à une vie sainte. Par cette affirmation d’une résurrection, le Christianisme s’est attiré les dédains de deux doctrines extrêmes, le matérialisme et le spiritualisme.
Les puristes de l’idéalisme ont considéré l’attente chrétienne comme une vulgarité bien basse, comme une concession faite au matérialisme. De leur côté les matérialistes, qui n’admettent pas que l’âme ait une existence distincte et indépendante du corps, prétendent qu’après le décès tout est fini et traitent la doctrine chrétienne de superstition mystique. L’un et l’autre de ces deux systèmes est trop étroit, injuste vis-à-vis d’une partie de la création de Dieu. L’homme est la créature dans laquelle le monde de l’esprit et le monde de la nature se rencontrent, s’unissent, nous ne dirons pas se confondent, mais se coordonnent dans une subordination du physique au spirituel ; dès lors ce ne serait pas une vraie réintégration de l’homme, si l’esprit seul était rétabli dans sa condition normale.
Du reste, pour apprécier la portée de cette affirmation chrétienne, il faut tenir compte de ses deux corollaires :
D’une part ce corps céleste ne sera plus assujetti aux souffrances, aux infirmités de la vieillesse, aux maladies ; il n’y aura plus ni larmes, ni deuil, ni cri, ni douleur, car les choses premières seront passées, Apoc., XXI, 4.
D’autre part les corps ressuscités ne subsisteront pas dans le vide ; la nature tout entière subira une dernière transformation, qui la maintiendra en harmonie avec la condition nouvelle de l’homme. Mais sur ce point une grande réserve nous est imposée. Quoique l’homme et la nature soient faits l’un pour l’autre, il existe entre eux de trop grandes différences pour que nous puissions étendre purement et simplement au monde physique, ce que nous savons des destinées de l’humanité. Une de ces différences, c’est que primitivement l’homme n’était pas voué à la mort, tandis que le règne végétal et le règne animal la subissaient naturellement. Ni l’Évangile ni les sciences naturelles ne nous fournissent la solution d’autres problèmes encore que fait surgir la conception d’un cosmos définitif. Du reste, c’est un fait reconnu par la science qu’à aucune période des évolutions successives de ce globe, on n’aurait pu prévoir les formes nouvelles de la période ultérieure. Cette considération doit s’appliquer surtout à l’évolution suprême.
La mort ne sera plus, parce que le péché ne sera plus, car la mort est le salaire du péché. Par cette abolition du péché, il faut entendre tout ensemble que les ravages exercés clans le passé se trouveront réparés, et les ravages futurs seront prévenus. Quant au passé, l’œuvre du Christ a été une œuvre de justice ; en Christ et en ceux qui se sont unis à lui par la foi, la loi divine a reçu une sanction parfaite, l’expiation qu’elle réclamait a été accomplie ; et ceux qui se seront attachés au Sauveur seront saints, leur sanctification, qui naissait avec leur foi naissante, sera devenue sainteté au terme de leur progrès.
C’est pourquoi, dans les demeures éternelles, le péché n’exercera plus sur eux la séduction qui les avait égarés ici-bas ; après les expériences qu’ils auront faites des amertumes de l’iniquité, avec la sagesse qu’ils auront acquise si douloureusement, les rechutes seraient difficilement concevables. Mais surtout, la persévérance définitive des saints s’explique par leur communion permanente avec Dieu. Leurs âmes s’épanouiront enfin dans la pleine liberté et la pleine sécurité ; car si le péché est un esclavage, la possibilité des rechutes, inséparable d’une sanctification progressive, est un sujet d’inquiétude, de trouble, une misère encore, dont nous ne serons délivrés qu’auprès de Celui qui est la sainteté parfaite.
Dans les indications que nous avons données jusqu’ici, nous avons pu nous appuyer sur l’accord des docteurs des divers âges. Certes, on constate entre eux des nuances considérables ; mais elles consistent principalement en ce que les uns, aspirant à préciser les moindres détails, s’abandonnent aux inspirations d’une imagination trop fougueuse, tandis que d’autres montrent une prudence qui va jusqu’à la timidité. Cependant, de part et d’autre, l’affirmation des traits généraux que nous avons mentionnés est pareille, et c’est ce qui nous a permis de les indiquer sommairement.
[5 – Quelle sera l’étendue de cette réintégration ?]
Par contre, il faut nous arrêter davantage à une question qui a divisé les penseurs : Quelle sera l’étendue de cette réintégration ? Sera-t-elle partielle, n’embrassant qu’une partie des créatures faites à l’image de Dieu, ou comprendra-t-elle la totalité ? Cette question a reçu quatre réponses différentes. Les uns se prononcent pour une réintégration partielle ; car les rebelles obstinés seront à jamais exclus des demeures célestes, et leur supplice éternel ne peut être appelé une réintégration. D’autres professent aussi un rétablissement partiel, mais par un motif différent : Dieu finira par anéantir les rebelles obstinés, le nombre des bienheureux sera inférieur au nombre des créatures. D’autres encore enseignent une réintégration totale ou intégrale : la grâce divine veut que tous soient sauvés, la justice réclame une réparation en tous, Dieu atteindra le but qu’il s’est proposé en créant le monde. Enfin d’autres, ne pouvant se prononcer pour une solution précise, estiment que la sagesse de Dieu laisse planer sur ce sujet un redoutable mystère, pour stimuler notre zèle et notre humilité.
Mais avant d’exposer les arguments qu’invoque chacune de ces quatre doctrines, il importe de reconnaître que, si divergentes qu’elles soient, elles s’unissent cependant pour affirmer aussi bien la glorieuse réintégration de ceux qui croiront en Christ que la gravité des peines subies par les rebelles. Aucun penseur sérieux ne voudrait atténuer la portée de la formidable alternative que Moïse posait devant Israël, quand il disait : J’ai mis devant toi la vie et le bien, Ia mort et le mal, la bénédiction ou la malédiction ; choisis donc la vie, afin que tu vives, Deut., XXX, 15-19, ou l’énergie d’avertissements comme ceux que nous lisons dans saint Matthieu, VIII, 12 ; XXV, 41 ; Rom., II, 5-9 ; Hébr., X, 31. De plus on admet généralement qu’il y aura des degrés dans les peines ; le Sauveur, à diverses reprises, a enseigné que la punition sera proportionnée à la faute, Matth., XI, 22 ; Luc, XII, 47. Le désaccord commence seulement quand il s’agit des destinées ultérieures ou plutôt ultimes des rebelles.
[6 – La doctrine de l’éternité des peines]
La doctrine de l’éternité des peines invoque la tradition ecclésiastique et l’austérité salutaire d’un si terrible avertissement. Elle a été professée par les Pères les plus vénérés ; les symboles de foi de toutes les grandes Églises l’ont érigée en dogme. Toutefois, cette doctrine a plus de peine à se réclamer de l’Évangile. Il est vrai que, dans nos traductions du Nouveau Testament, nous trouvons les expressions : peines éternelles, feu éternel. Mais l’adjectif aïônios, rendu en français par éternel, vient du substantif aïôn qui, dans la littérature grecque, signifiait une durée, notamment la durée de la vie ; les éons, c’étaient les générations, les âges, Col., I, 26, et comme les générations antérieures ou futures se perdent dans la nuit des temps, le mot éon prit aisément le sens d’une durée vague et indéfinie.
Ce terme rejoignait ainsi le sens du mot hébreu holam, qui vient du verbe halam, cacher, voiler ; holam, c’est une période indéfinie, dont le commencement ou le terme nous échappe. Ainsi quand un esclave qui a le droit d’être affranchi, préfère rester auprès de son maître, Exode, XXI, 6, « le maître lui percera l’oreille d’un poinçon et il servira leholam » ; nous traduisons : pour toujours ; cela ne signifie pas à travers toute l’éternité, mais la durée indéterminée de son existence terrestre. Tantôt le Nouveau Testament oppose l’éon présent, le monde actuel, à l’éon futur ; tantôt il parle d’éons successifs, que nous traduisons par : siècles, mais sans y attacher la signification de périodes de cent ans. L’Apocalypse, XIV, 11, dépeint le supplice des réprouvés en disant : « La fumée de leurs tourments montera aux éons des éons ; » et elle ajoute une indication qui explique d’autres passages des Saintes Écritures : « Ils n’auront nul repos ni le jour ni la nuit », leur supplice sera incessant.
C’est ce qu’expriment d’autres passages en disant qu’ils seront dans le feu inextinguible, et leur ver, le ver qui les rongera, ne mourra point. Dans saint Luc, I, 70, Zacharie parle des prophètes « qui ont été de tout temps » ; il n’aurait pu dire : de toute éternité ; or c’est par le mot aïôn que cette durée est exprimée. V. aussi Act., III, 21. Le substantif aïôn n’ayant pas le sens de notre mot éternité, nous ne pouvons l’attribuer à son dérivé aiônios. On a cherché à défendre la signification d’éternité au moyen d’un rapprochement ; on a dit : le Christ caractérise par le même qualificatif aïônios la vie des bienheureux et le supplice des damnés ; si on contestait l’éternité quand il s’agit des peines, on refuserait par là même aux bienheureux le salut éternel.
Mais ce raisonnement suppose une symétrie entre le bien et le mal, un parallélisme entre la condition des enfants de Dieu et celle des pécheurs, qui est bien étranger à l’esprit de l’Évangile ; les premiers sont dans une condition normale que Dieu se plaît à maintenir, tandis que les seconds sont dans une condition précisément contraire à la pensée de Dieu. Aussi les défenseurs des peines éternelles s’appuient plutôt sur les enseignements que l’Évangile donne au sujet d’un péché irrémissible, du blasphème contre l’esprit saint, qui ne sera pardonné ni dans l’éon présent ni dans l’éon futur, Matth., XII, 32 ; ou de ce péché qui va à la mort et pour lequel l’apôtre Jean ne nous invite pas à prier, I Ep., V, 16 ; ou encore sur ces déclarations solennelles de l’Ep. aux Hébreux, VI, 4-8; X, 26-29 ; XII, 15-17. Toutefois l’enseignement de ces passages est au fond pareil à celui que le Sauveur donnait dans le discours de la montagne : Accorde-toi avec la partie adverse, pendant que tu es en chemin vers le tribunal ; car une fois-là, il n’y aura plus de pardon, tu seras condamné, jeté en prison, et tu n’en sortiras pas jusqu’à ce que tu aies payé le dernier quadrain, Matth., V, 26 ; v. aussi Matt., XVIII, 34.
La condition des réprouvés est assez terrible pour que nous n’ajoutions pas à la sentence du. Christ cette aggravation : « Mais tu n’en sortiras jamais. » Enfin on a invoqué cette parole du Sauveur : « Malheur à celui par qui le Fils de l’homme est trahi ; il eût mieux valu pour cet homme-là de n’être point né. » Matth., XXVI, 24. Mais cette parole ne donne aucune indication sur la durée du supplice du coupable, elle déclare l’intensité de sa misère. On fait dévier le langage du Christ, quand on suppose qu’il signale l’immensité des tourments qui seront infligés à Judas ; à ce compte, le Maître semblerait dire : « Ma mort sera bien vengée ; » tandis que son attention se porte plutôt vers l’horrible amertume, dont Judas sera accablé. En somme, ce n’est pas dans les textes évangéliques que la doctrine des peines éternelles doit chercher son point d’appui.
Son mérite, c’est plutôt de proclamer avec force la sainteté de Dieu et son horreur du mal ; l’austérité d’un tel enseignement réagit utilement contre la mollesse, l’affadissement des consciences, dont souffre notre époque. Toutefois notre zèle pour la gloire de Dieu peut quelquefois dépasser la juste mesure et par des affirmations téméraires nuire à la cause qu’il sert. On dit : « Les damnés aussi, par leur supplice sans espoir, glorifient Dieu, sa souveraineté et sa justice vengeresse ». Mais dans les tourments éternels, les damnés sont des rebelles encore, et saint Augustin dit franchement : « il y aura deux cités bien distinctes, l’une de Christ et des bons, l’autre du diable et des méchants qui demeureront dans leur misère », Enchirid., C. III.
Certes personne ne prétendra que la pensée de Dieu, en créant le monde, fut de préparer ces deux empires opposés ; et Dieu est-il véritablement glorifié par la coexistence éternelle du domaine de la sainteté et du domaine de la rébellion ? De plus, quelle sera la condition des bienheureux qui compteront des parents ou des amis parmi les damnés ? On dit ordinairement : Les bienheureux seront tellement associés à la sainte rigueur de Dieu, qu’ils ne seront pas troublés dans leur béatitude par la pensée des souffrances de leurs bien-aimés. Il semble pourtant qu’on place ainsi dans le ciel l’incessante tentation pour plus d’une mère de s’apitoyer sur son fils réprouvé. En tout cas nous ne saurions admettre, avec le prédicateur anglais, M. Spurgeon, qu’une grâce spéciale aura passé l’éponge sur une partie des souvenirs des élus et qu’ils auront oublié leurs affections les plus profondes.
Ce n’est pas seulement une psychologie capricieuse ; c’est encore supposer que Dieu cache à ses enfants une partie de la vérité et leur suggère une fausse notion de leur passé. Cette psychologie capricieuse se retrouve dans l’idée qu’on veut nous faire concevoir de l’état mental des damnés ; on nous dit : « Ils ne seront plus capables de se repentir ». Et en effet, s’ils se repentaient comment Dieu serait-il sans pitié et les empêcherait il de se convertir. Mais s’ils sont incapables de repentance, ils auront donc perdu tout vestige de liberté et le sentiment d’une responsabilité et le discernement du bien et du mal ; leur être intérieur sera figé dans le mal, obscurci dans les ténèbres. A ce compte, seront-ils encore des personnes humaines ? Ne seront-ils pas plutôt des êtres étranges, n’appartenant ni au monde de l’esprit ni au monde de la nature et qui n’auront plus qu’une capacité, celle de souffrir à tout jamais sous les coups d’une implacable rigueur ? Mais surtout comment concilier l’éternité des peines avec le fait que les créatures subsistent uniquement parce que Dieu les conserve ? L’affirmation que Dieu, après des siècles de souffrances des damnés, conserverait leur existence, non parce qu’il y a pour eux une perspective de conversion et de salut, mais uniquement pour les faire souffrir encore et toujours, cette affirmation est-elle en harmonie avec l’idée que l’Évangile nous donne de Dieu ? Malgré le respect que nous éprouvons pour le zèle et la ferveur de nos pères en la foi, et sans prétendre aucunement égaler leur piété, nous avons cependant, nous qui venons après tant de siècles de méditation religieuse, le droit d’affirmer qu’ils étaient sous l’empire d’une pieuse illusion, quand ils considéraient ce dogme des peines éternelles comme une vérité essentielle du Christianisme.
[7 – La doctrine de l’anéantissement des méchants]
La seconde doctrine, celle de l’immortalité conditionnelle ou de l’anéantissement des méchants, évite l’idée d’une dissonance finale, d’un contraste éternel entre la condition des bienheureux et celle des réprouvés. Cette doctrine se fonde sur la déclaration du Christ qu’il est la résurrection et la vie ; celui qui croit en lui vivra. La conclusion négative qu’on en tire c’est que l’incrédule périra, c’est-à-dire il sera anéanti. Mais les docteurs du conditionnalisme ont quelque peine à prouver que cette conclusion soit énoncée dans le Nouveau Testament. Car les témoignages qu’ils invoquent annoncent seulement une perdition, une condition misérable, une ruine, mais non une disparition, un anéantissement. Le verbe apollumi et ses dérivés, qu’on cite d’ordinaire (Matth. X, 28 ; Jean III, 16; Rom. IX, 22; Phil. III, 49) signifient gâter, corrompre ; « Le fils de l’homme est venu pour sauver ce qui est perdu », Matth. XVIII, 11 ; « Allez vers les brebis perdues de la maison d’Israël », Matth. X, 6 ; « Mon fils que voici était mort, mais il est ressuscité ; il était perdu, mais il est retrouvé, » Luc XV, 24 ; dans ses divers passages et tant d’autres qu’on pourrait citer encore, l’apôleia n’est pas un anéantissement, mais un état désastreux. De même II Thess. I, 9, comp. à I Thess. V, 3.
On a dit encore : L’Apocalypse annonce que les rebelles seront précipités « dans l’étang de feu et de soufre, qui est la seconde mort », XXI, 8 ; or la première mort a été un acte de destruction de l’existence terrestre par la séparation du corps et de l’âme ; la seconde mort ne peut plus être que la fin de l’existence outre-tombe. Cependant, le mot mort [140] est souvent employé dans les Saintes Écritures pour désigner, non une catastrophe instantanée, mais une misère durable, et la deuxième mort à ce titre signifie une misère plus affreuse encore ; c’est ce qui apparaît dans la condamnation du diable, qui précipité lui aussi dans cet étang de feu et de soufre, est tourmenté jour et nuit d’éons en éons, XX, 10. Nulle part l’Évangile n’annonce une vraie disparition totale, une dissolution, une abolition ; nulle part nous ne rencontrons les termes katalusis, aphanismos appliqués aux pécheurs obstinés.
Aussi les partisans de l’immortalité conditionnelle insistent surtout sur les arguments rationnels. Ils disent : « Dieu seul a la vie en lui-même, et c’est auprès de lui que nous sommes appelés à puiser la vie, nous créatures intelligentes et responsables ; la vie éternelle est le fruit de notre union avec Dieu. La notion d’une immortalité métaphysique, inhérente à la nature de l’âme est une conception erronée, empruntée à la philosophie payenne ; la Bible ne la connaît pas ». Cette dernière remarque est très juste : l’immortalité essentielle, comme le faisait déjà observer Justin martyr, ne peut appartenir qu’à un être incréé, qui n’a pas commencé, c. Tryphon. c. 5.
Notre existence est un don du créateur. Mais la différence entre [141] ces deux conceptions n’est pas aussi grande qu’elle semble au premier abord ; car si Dieu nous a créés, c’est pour que nous soyons, c’est, avec le dessein de nous faire durer, et dès lors il nous a donné et nous maintient les aptitudes nécessaires pour durer ; de sorte que, s’il y a différence au point de départ et dans la raison d’être première, il n’y a pas différence quant à l’effet, car Dieu persiste dans ce qu’il a résolu ; l’immortalité est une propriété native, quoique reçue ou plutôt parce que reçue de Dieu. Cela est si vrai que les conditionnalistes eux-mêmes reconnaissent que les pécheurs les plus criminels ressusciteront aussi, non en vertu de leur union avec Dieu, mais de par la volonté du Créateur et pour rendre compte à la justice divine.
Dès lors, à quel moment Dieu les anéantira-t-il ? Le pécheur, en subissant le châtiment avec un cœur insoumis, commet une faute nouvelle, qui réclame une punition encore ; on ne voit pas de fin à ce cercle vicieux, à moins d’admettre que Dieu anéantira, de guerre lasse, le méchant ; mais la justice sera-t-elle satisfaite à cette disparition du coupable ? Comment concevoir que ce soit par la volonté du juge qu’il fasse défaut ?
Le conditionnalisme est préoccupé de sauvegarder les droits de la liberté humaine : pour que les rebelles obstinés pussent prendre part à l’état de choses final, qui sera l’harmonie dans la sainteté et la paix, il faudrait qu’ils fussent préalablement convertis, convertis malgré eux Mais un tel changement imposé de force ne serait pas du tout la conversion évangélique, et à ce compte le ressort intime de l’âme serait brisé. II n’y aura dans les demeures célestes que les âmes venues librement à Dieu.
Cette revendication de la liberté humaine est louable. Oui, la vie de l’esprit a pour caractère essentiel la possession de soi-même, la capacité de se déterminer. Mais il importe de distinguer entre cette thèse abstraite et la réalité telle qu’elle se comporte dans la question présente. L’homme n’est pas simplement invité à faire à son gré, un choix quelconque entre le bien et le mal. Dieu le met en demeure, le presse de vouloir le bien ; et s’il se prononce pour le mal, il s’élève, comme le dit si bien M. Steinheil (Revue chrétienne, sept. 1881) « un conflit entre la volonté divine et la volonté de la créature ; l’une est bonne, sage, sainte ; l’autre folle, perverse. En présence d’une telle inégalité des deux forces contraires, nous soutenons une thèse rationnelle en espérant que la victoire finale appartiendra à Dieu ».
Il y a plus : l’homme, en résistant à Dieu, est en contradiction avec lui-même ; car il a été créé pour le bien, ses aptitudes ne peuvent s’épanouir harmoniquement que dans le bien, c’est dans l’accomplissement seul du bien qu’il atteint le consentement de soi-même à soi-même ; vérité qui est souvent voilée dans les entraînements de nos passions, mais qui apparaît de nouveau, qui surgit incessamment du fond de notre être, car c’est une loi de notre vie morale, un élément de notre spiritualité aussi essentiel que la liberté.
Les châtiments même que le pécheur subira, confirmeront en lui cette vérité, lui feront comprendre qu’il a agi contre sa conscience et contre lui-même. Eh quoi ! l’on supposerait que l’homme résisterait éternellement et sans espoir d’amélioration à Dieu et à lui-même ! Mais ce ne serait plus de la liberté ; ce serait de l’aliénation mentale, c’est-à-dire de l’irresponsabilité, Nous comprenons la sollicitude pour les droits de la liberté, mais non pour les droits de l’irresponsabilité. Du moment où il doit rester dans l’âme du réprouvé quelque liberté, c’est-à-dire une ombre de conscience et de raison, c’est une hypothèse gratuite, une fiction, de supposer qu’il ne voudra jamais et malgré les expériences les plus amères, agir en conformité avec sa nature, en conformité avec lui-même. Et s’il est permis d’opposer hypothèse à hypothèse, on en présente une beaucoup plus acceptable, quand on estime que chez les réprouvés, soumis à une si longue et terrible épreuve, les angoisses, les remords, les aspirations à une vie meilleure devanceront de beaucoup la cessation de leurs châtiments.
[8 – La réintégration totale]
Ces réflexions nous amènent à l’examen de la troisième doctrine, celle de la réintégration totale, celle qui affirme que la réparation sera aussi étendue qu’aura été la perturbation. Cette doctrine invoque tout d’abord l’enseignement de l’Évangile. Il est de fait que le Nouveau Testament proclame une grâce universelle. Jésus-Christ, dans un de ses derniers discours, annonce que, quand il aura été élevé de la terre, il attirera tous les hommes à lui, Jean, XII, 32. Saint Paul conclut son argumentation de l’épître aux Romains en disant : « Dieu les a tous renfermés dans la rébellion, afin de faire grâce à tous, » XI, 32 ; le sens du mot tous est le même dans les deux membres de la phrase : autant de rebelles, autant d’objets de la miséricorde divine.
De même : « Dieu veut que tous les hommes soient sauvés, » I Tim., II, 4 ; « Le mystère de la volonté de Dieu est que dans la plénitude des temps, il réunira toutes choses en Christ, » Eph., I, 10. Rom., V, 18 et 49. Remarquons que ce dessein d’un salut universel n’est pas une résolution spéciale et isolée ; il se rattache à un principe plus élevé : toutes choses sont de Dieu et par lui et pour lui, Romains, XI, 36 ; Col., I, 16 ; c’est en vue de nous faire parvenir tous à lui, à la vie en lui, que le Père nous a créés, et qu’il nous soutient, nous dirige tous. Or, le dessein du Créateur sera réalisé ; les pensées de Dieu ne sont pas comme nos pensées, de simples intentions, qui s’accompliront dans la mesure du possible. La sagesse divine est parfaite en ce qu’elle se propose un but parfait, qu’elle atteindra par des moyens parfaitement appropriés.
L’apôtre prononce une prophétie, annonce un fait futur, quand il dit : « De même que tous meurent en Adam, de même tous seront vivifiés (ou revivront) en Christ, I Cor., XV, 22. La vie en Christ ne peut signifier une existence de réprouvés. Le triomphe du Médiateur sera donc complet. L’apôtre n’a pas dit : « où le péché a abondé, la grâce a abondé pareillement », de sorte que Dieu parviendrait à arracher au péché une partie de ses victimes, mais : « la grâce a surabondé », Rom., V, 20 ; de manière à reprendre à l’ennemi tout le territoire qu’il a envahi. Et cela en Christ, c’est-à-dire par la conversion, par la transformation des adversaires. Le voyant de l’Apocalypse entend Celui qui est assis sur le trône, dire : « Je renouvelle toutes choses », XI, 5 ; et quand cette œuvre de régénération sera accomplie ; ce sera la fin, le but de cette longue histoire aux péripéties incessantes sera atteint, Dieu sera tout en tous.
Remarquons que les écrits de saint Paul pénètrent plus avant dans le monde à venir que l’Apocalypse. Les derniers chapitres de l’Apocalypse nous dépeignent une Jérusalem céleste, où l’agneau de Dieu aura encore un rôle distinct, tandis que saint Paul nous enseigne un état de choses ultérieur, où le Fils aura remis le royaume à son Père, l’office de Médiateur aura cessé ; la réintégration sera achevée, l’humanité sera parvenue à ce terme qu’elle aurait atteint directement et par un progrès continu, si elle avait persévéré dans sa condition première.
L’universalisme est-il tenu d’expliquer par le détail les conversions individuelles ? Il ne le pourrait. Déjà quand il s’agit de ce qui se passe sous nos yeux et dans notre propre cœur, nous ne pouvons préciser exactement la part de Dieu et la part de notre consentement. Nous savons seulement que nous avions résisté aux appels de la grâce divine, nous avions abusé de sa patience, nous nous étions engagés dans la rébellion, et cependant la grâce a été la plus forte.
Mais si l’on demandait de mesurer rigoureusement la portée des facteurs multiples de ce changement, il n’y aurait pas d’observateur assez subtil pour accomplir une telle analyse. Nous ne possédons sur ce sujet que des indications générales. Nous estimons que l’initiative de ce renouveau appartient à Dieu. Nous estimons encore que nos résolutions mauvaises nous assujettissaient au péché, par l’habitude du mal notre liberté était enchaînée ; et l’action de la grâce a consisté précisément à restituer notre liberté, à nous rendre capables d’une sincère adhésion à la vérité ; quand nous avons cru en Christ, nous nous sommes sentis plus libres qu’aux jour où nous suivions les entraînements du monde. C’est dans le cadre de ces conditions générales que s’accomplit ici-lias une conversion. Or l’universalisme est d’avis que le péché n’est pas plus insurmontable pour Dieu dans le monde futur que dans le Monde présent ; il croit être vraiment respectueux de la liberté humaine en affirmant que c’est un bien si précieux, que Dieu la maintient et la ranime, jusqu’à ce qu’elle ail atteint son plein épanouissement : l’universalisme se croit plus respectueux que ne le sont les deux doctrines précédentes, qui estiment la liberté à jamais perdue par l’abus que l’homme en a pu faire durant son court passage sur la terre.
[9 – Trois moments décisifs de l’histoire qui révèlent la majesté de Dieu]
Par la réintégration totale, nous dit encore l’universalisme, les trois moments décisifs de l’histoire nous révèlent progressivement la majesté de Dieu ; la création, la rédemption et l’accomplissement sont trois faits homogènes, placés sur la même ligne, se continuant et développant au terme ce qui était en germe au point de départ. La création nous disait déjà la bonté de Dieu, sa sagesse, sa puissance, sa sainteté. Mais combien la rédemption nous révèle mieux quelle est la sollicitude du Créateur pour sa créature ! Quel jour la croix de Golgotha projette sur la sainteté, la justice, la miséricorde de Dieu ! Or ce sera l’accomplissement qui nous manifestera tout ce qu’a été la rédemption. Alors apparaîtra dans tout son éclat la justice divine, non cette justice humaine qui n’est que répressive, qui ne sait que frapper le coupable, sauf à laisser la rébellion se perpétuer dans son cœur ; mais la justice divine, justice justifiante, qui donne à la loi une sanction complète, parce qu’elle établit dans le cœur même du rebelle une légitime réparation et qu’ainsi le pécheur est devenu un juste. Alors apparaîtra la sagesse de Dieu, qui aura fait servir à ses desseins toutes choses, même les plus humbles, même les plus réfractaires ; et sa puissance, qui aura proportionné son action à [149] l’incommensurable diversité des situations et des caractères ; et surtout sa miséricorde ; qui aura supporté patiemment tant de turpitudes et d’atrocités, parce qu’elle savait bien que les pécheurs reviendraient à elle.
On a parfois reproché à l’universalisme d’être une doctrine dangereuse, parce qu’elle offre au cœur humain la tentation d’abuser de la perspective d’être immanquablement ramené dans le sein de Dieu. Mais n’y a-t-il pas, dans l’Évangile et dans les discours de Jésus-Christ, bien d’autres paroles dont les hommes ont abusé ; et dès lors nous proposera-t-on de fermer le Nouveau Testament ?
[10 – La réintégration, une affirmation fondée sur les Sainte Écritures]
Quant à nous, le résultat de cette étude, c’est la conviction que la doctrine de la réintégration totale est une affirmation claire, fondée sur les Saintes Écritures et sur de solides raisons.
Cette conclusion implique un jugement sur la quatrième thèse, celle de l’abstention. On conçoit qu’une pareille réserve soit adoptée et prônée, quand la pensée chrétienne traverse une période de crise et d’indécision. Au nom de l’humilité chrétienne, on nous invite à ne pas plonger un regard téméraire dans les profondeurs des pensées de Dieu, à ne pas trancher présomptueusement une question qui dépasse la portée de notre intelligence.
Certes l’exhortation à ne méditer de si graves vérités qu’avec recueillement et respect, est bien légitime ; mais a-t on le droit de faire un pas de plus, et pour fortifier notre humilité, peut-on nous demander de fermer les yeux à la lumière, de ne pas voir ce que Dieu dans son Évangile nous révèle de ses desseins ? On nous dit : « Il est salutaire qu’un redoutable mystère plane sur le domaine du monde à venir ». Mais salutaire pour qui ? pour les incrédules, dont il trouble la folle sécurité. Or, ce mystère subsiste en effet pour eux, tant qu’ils demeurent incrédules, et puisqu’ils rejettent l’Évangile, l’espérance évangélique d’une réintégration finale ne peut les encourager dans leur imprudente insouciance. D’autre part, de ce que Dieu nous permet de connaître quelle sera la fin de toutes choses, nous devons bien admettre que cette connaissance est utile pour notre piété.
La lumière est venue dans le monde pour donner à notre esprit la sûreté, à notre cœur la patience et la persévérance à notre énergie. Quand nous croyons que la réintégration sera totale, non seulement notre confiance dans l’activité de Dieu est plus profonde, mais nous nous y associons avec plus de courage. La doctrine des peines éternelles et la doctrine de l’anéantissement des pécheurs sont animées d’une rigueur stoïque, mais elles nous accablent, si nous considérons les dispositions du plus grand nombre de nos contemporains, et quel que soit notre sentiment du péril vers lequel se précipite notre prochain, nos efforts pour l’en détourner sont paralysés par la pensée que notre zèle sera sans effet.
La perspective d’une réintégration totale nous assure que dans ces foules égarées au milieu desquelles nous mouvons, chaque âme est l’objet d’une sollicitude inépuisable et certaine de réaliser sa bonne pensée. Cette conviction soutiendra nos efforts ; car tout ce que nous ferons pour l’avancement du règne de Dieu, si inutile que notre action paraisse au premier abord, sera un jalon du relèvement futur. Bien plus, celle assurance du succès final nous est très secourable dans la lutte que nous avons à soutenir contre le monde d’erreurs et d’égarements que nous portons en nous- mêmes : quelle que soit sa puissance, il ne prévaudra pas : et cette assurance de notre triomphe complet, ne peut être pour nous un sujet d’orgueil ; le dernier des criminels sera aussi ramené au bien par la même fidélité de notre Dieu Sauveur.
Albert Matter
(Extrait de Trois essais de théologie : La religion naturelle et le christianisme La rédemption La réintégration finale,
Paris, Grassart, Libraire-éditeur 2, rue de la Paix, 1888, p. 119-151).
Bibliographie d’Albert Matter (1823-1907 )
- De l’Authenticité du fragment de Sanchoniathon cité par Eusèbe de Césarée (Thèse, Faculté de théologie protestante de Strasbourg), impr. de G. Silbermann, 1843 ;
- Lettre sur la divinité de N. S. Jésus-Christ, Vve Berger-Levrault et fils, Strasbourg, 1855 ;
- La Sacrificature chrétienne, sermon pour l’ouverture solennelle de la session du Consistoire supérieur de l’église de la Confession d’Augsbourg, prononcé le 21 octobre 1858 dans l’église Saint-Thomas, à Strasbourg, Treuttel et Wurtz, Paris, 1858 ;
- Note sur la révision de la Bible d’Ostervald, présentée à l’assemblée générale de la Société biblique de France, le 24 avril 1882, Société biblique de France, 1882 ;
- Trois essais de théologie : la religion naturelle et le christianisme ; la rédemption ; la réintégration finale, Grassart Libraire éditeur, Paris, 1888 ;
- Étude de la doctrine chrétienne, Fischbacher, Paris, 1892
Notes :