Après une introduction consacrée au théosophe d’Amboise et à sa place dans l’histoire des idées, André Tanner propose ici une sélection de textes extraits des ouvrages les plus importants de Saint-Martin. Ces textes sont classés selon une thématique organisée en sept chapitres proposant des extraits plus où moins long. Même s’il ne donne pas les références des pages où figurent ces textes, André Tanner propose une approche intéressante de la pensée saint-martinienne :
- Origine et fin de l’homme
- Le séjour temporel
- La Connaissance
- Chute et réintégration
- De la Parole
- L’Association humaine — La Révolution
- L’homme de désir, ou la sagesse de Saint-Martin
Il s’agit là du florilège le plus important jamais publié des œuvres du Philosophe inconnu et l’on regrette que ce volume, publié en 1946, n’ait jamais été réédité.
Édition originale
Auteur : André Tanner
Editeur : Egloff, Paris
Collection : « Le Cri de la France », dirigée par Pierre Courthion
Parution : 1946
Nb pages : 255 p.
Sommaire
Introduction, p. 9-46
Origine et fin de l’homme
- Origine et fin de l’homme, p. 51
- La Mythologie: son objet véritable,55
Le séjour temporel
- Les sept principes fondamentaux de l’univers, p. 67
- De la matière, p. 86
- Le temps et l’espace, p. 91
- Le mouvement, p. 93
- La musique, p. 95
La Connaissance
- L’homme clef de la nature — Les traditions, p. 101
- L’homme témoin de la divinité, p. 108
- Les objets témoins de ce qui est, p. 110
- Table « rasée », p. 112
- Ce monde-ci et l’autre, p. 114
- Raison, croyance et certitude, p. 117
- L’intelligence et le désir, p. 121
- L’intelligence et le sentiment, p. 126
- De l’inspiration, p. 128
- La connaissance fondée sur l’action, p. 130
- But de l’action, p. 131
- Expérience personnelle et unité, p. 132
- L’intelligence se nourrira des fruits, p. 134
Chute et réintégration
- Dégradation de l’homme — Les animaux, p. 141
- Le corps, la maladie, la guérison, p. 144
- La terre lieu de la régénération, p. 148
- Connaissance et régénération, p. 149
- Liberté — Fatalité de l’amour, p. 150
- Amour et régénération: ecce homo, p. 155
De la Parole
- De la parole, p. 159
- Génie du christianisme, p. 163
L’Association humaine — La Révolution
- De la Providence, p. 173
- La Providence, principe de la nation, p. 174
- De la société naturelle, civile et politique, p. 175
- Erreurs des philosophes, p. 184
- Du contrat social, p. 187
- Etat idéal et corrompu de la société, p.188
- L’association humaine et le gouvernement, p. 192
- Théocratie — Démocratie, p. 193
- Le peuple est souverain, p. 195
- Caractère providentiel de la Révolution, p. 198
- Les guerres de la Révolution, p. 200
- Responsabilité du Clergé et du Monarque, p. 202
- Fonction de l’homme. Objet de la Révolution, p. 206
L’homme de désir, ou la sagesse de Saint-Martin
- Du mystère, p. 213
- Vie, savoir et sagesse, p. 217
- Plénitude de la vie, p. 222
- L’âme humaine: sa nature, p. 225
- La douleur, p. 229
- L’homme et les hommes, p. 233
- Foi en l’homme, p. 236
- Le mal et la régénération, p. 238
- L’homme et l’univers, p. 242
- L’auteur à ses semblables, p. 247
Notice biographique, p. 251
Bibliographie, p. 255
Extrait de l’Introduction
» L’œuvre de Fabre d’Olivet et celle de Saint-Martin posent le problème de l’ésotérisme en général, et de ses rapports avec la culture et la littérature en particulier.
Il convient d’abord de dissiper la douteuse obscurité — source de prestige ou de dédain, suivant les cas — dont s’enveloppent les mots, et les notions d’occultisme, d’ésotérisme. Ce sont souvent les formes bâtardes ou dégénérées — médiumnisme, spiritisme, etc. — qui jouissent de la plus grande publicité et faussent ainsi la vraie nature des choses.
En quoi consiste, au vrai, ce que l’on est convenu d’appeler « occultisme » ? On en peut ramener l’essentiel à ces deux propositions.
- Le monde offert à nos sens et à notre raison repose sur une réalité suprasensible dont il est la manifestation
- Il est possible à l’homme de s’élever à la connaissance, de s’éveiller à la perception de cette réalité.
Ces deux principes demeurent constants, mais le mode et la discipline de la recherche, la forme de l’expression ont varié à l’infini, étant déterminés, comme toutes les activités de l’esprit humain, par le temps et le lieu. L’occultisme authentique, très attentif à l’évolution historique de la conscience, distingue exactement ces formes diverses et répudie l’erreur trop fréquente issue de la confusion des temps et des lieux. Il est faux de vouloir appliquer en Occident des méthodes orientales, ou transporter au XXe siècle des « initiations » antiques. Seul mérite d’être considéré un occultisme issu du génie de l’Occident et adapté à la forme actuelle de la conscience humaine.
En outre, si la recherche occulte suppose l’éveil de facultés supérieures, la simple raison humaine demeure le seul juge de ses résultats. Dans sa forme la plus haute, l’occultisme devrait être une sorte de rationalisme, de réalisme intégral.
Ainsi défini, l’occultisme est l’une des composantes, et l’une des constantes de l’effort humain vers la connaissance et la culture. Il est un fait psychologique : il correspond à l’exercice de facultés déterminées de l’esprit, — et un fait historique. Il est vain d’en vouloir ignorer l’existence et la fonction, impossible d’en nier l’apport aux cultures qui se sont succédé à la surface de la terre.
Les anciennes cultures de l’Orient, de l’Inde des Védas à l’Égypte du Livre des Morts, ont une base occulte. Le fameux bas-relief d’Éleusis signifie assez clairement l’apport des cultes de mystères à la civilisation grecque, jusqu’en ses formes extérieures. À l’intérieur de l’ère chrétienne, des veines multiples en sinuent, plus ou moins souterraines, pour surgir ici ou là : de la Gnose aux légendes celtiques, des troubadours, des Albigeois aux alchimistes, aux humanistes et aux savants de la Renaissance. La fin du XVIIIe siècle connut un engouement extraordinaire pour cette forme de pensée ; le romantisme y puisa abondamment, et le problème se pose aujourd’hui avec plus d’acuité que jamais peut-être.
Au XVIIIe comme au XXe siècle d’ailleurs, la floraison de l’ésotérisme coïncide avec des bouleversements majeurs dans l’histoire. Il vaut sans doute la peine de s’expliquer le fait, afin de mieux « situer » les deux écrivains qui nous occupent.
Au XVIIIe siècle, la chose qui a de tout temps frappé les esprits, c’est l’opposition qui existe entre le rationalisme régnant et le penchant à l’occulte. Il y faut voir probablement un de ces phénomènes de compensation, tels que les a définis C.-G. Jung, précisément à propos d’un confrère, et d’un contemporain de Fabre d’Olivet et de Saint-Martin. Qu’on me permette de rappeler cette page que j’ai déjà citée ailleurs. Après avoir parlé du geste symbolique de l’intronisation de la Déesse Raison à Notre-Dame, Jung écrit : « C’est sans doute plus qu’une simple plaisanterie de l’histoire universelle, que, précisément à cette époque-là, un Français, Anquetil du Perron, séjournât en Inde et en rapportât, au début du XIXe siècle, une traduction de l’Oupnek’hat, une collection de cinquante Upanishads qui permit pour la première fois à l’Occident de jeter un coup d’œil sur l’Orient.
Pour l’historien, c’est probablement un hasard détaché du tissu causal de l’histoire. Mon préjugé de médecin ne peut y voir simplement un hasard, car tout ici obéit à une loi psychologique infaillible pour l’existence individuelle : pour tout élément significatif dépouillé de sa valeur consciente et qui, par conséquent, s’anéantit, s’élève à l’opposé, dans l’inconscient, une compensation. Ce fait est conforme au principe fondamental de conservation de l’énergie, car nos phénomènes psychiques sont aussi des processus énergétiques. Aucune valeur psychique ne peut disparaître sans être remplacée par un équivalent. C’est une règle de la pratique quotidienne, jamais en défaut, toujours confirmée. Le médecin en moi se refuse à considérer la vie psychique d’un peuple comme indépendante des lois fondamentales de la psychologie. Pour lui, l’âme d’un peuple est seulement une formation un peu plus complexe que l’âme individuelle. Et inversement, un poète ne parle-t-il pas des « peuples » de son âme ? Avec raison, à mon sens. Car quelque chose dans notre âme n’est pas isolé, mais appartient au peuple, à la communauté, à l’humanité. En quelque point de nous-mêmes, nous faisons partie d’un unique grand homme, pour parler avec Swedenborg. Or, l’obscurité en moi, individu isolé, évoque la lumière secourable ; il en est de même dans la vie psychique du peuple. La masse d’énergie obscure et sans nom qui confluait à Notre-Dame, dans un élan destructeur, s’abattit sur l’individu isolé ; elle atteignit Anquetil du Perron (et sans doute aussi Saint-Martin, Fabre d’Olivet et quelques autres) en qui elle provoqua une réponse qui devint significative pour l’histoire universelle. C’est de lui que sont issus Schopenhauer et Nietzsche, de lui qu’émane l’influence spirituelle de l’Orient, dont on ne saurait encore déterminer l’importance. Gardons-nous de sous-estimer cette influence. » Après avoir tenté d’en caractériser quelques aspects contemporains, Jung ajoute
:
De grands renouvellements ne viennent jamais d’en haut, mais toujours d’en bas. Les arbres, de même, ne descendent jamais du ciel, mais poussent dans la terre, quand bien même la graine en est tombée d’en haut. L’ébranlement de notre monde et l’ébranlement de notre conscience sont une seule et même chose. Tout devient relatif, et donc, problématique, et tandis que la conscience, assaillie de doutes et d’hésitations, considère ce monde problématique, où retentissent les mots de traités de paix, pactes d’amitié, démocratie, et dictature, capitalisme et bolchévisme, l’âme aspire à une réponse à ce chaos de doutes et d’insécurité. Et ce sont précisément les couches obscures de la population, les « provinciaux » paisibles dont on sourit, qui, moins affligés que les élites par les préjugés académiques, s’abandonnent à ce besoin inconscient de l’âme. »
Sans vouloir réduire l’étude de l’évolution culturelle aux méthodes de l’analyse psychologique, je crois que Jung nous propose ici un principe d’explication fécond pour le sujet qui nous occupe. Ébranlement du monde, ébranlement de la conscience, cela est vrai pour la fin du XVIIIe siècle comme pour le début du nôtre, cela peut expliquer bien des points communs. Mais les différences importent encore davantage.
Admettons que le mouvement occulte du XVIIIe siècle s’élève par compensation à l’étroitesse de son rationalisme. On sait que les facultés ainsi rejetées de la conscience se manifestent généralement sous une forme primitive, mal différenciée. N’est-ce pas ce qui explique à la fois l’incroyable multitude de faiseurs de miracles, de prophètes, de charlatans, d’aventuriers de tout ordre, de Cagliostro à Saint-Germain, et la non moins incroyable faveur qu’ils rencontrent dans toutes les classes de la société, mais particulièrement chez les grands et à la cour. Charlatanisme et crédulité, manifestations primitives de facultés compensatoires au rationalisme régnant. Ces facultés sont, bien entendu, susceptibles d’une culture affinée. Mais il importait de marquer cet effet de compensation, car comment expliquer, sans cela, même chez les meilleurs esprits, certains traits qui nous étonnent ? N’est-ce point parce que la pensée courante était absolument fermée à toute notion de la Providence, qu’un homme pourtant modéré, et généralement mesuré dans son propos, comme Saint-Martin, en vient, par compensation, à concevoir cette notion exorbitante d’une Providence particulière qui non seulement le protège au milieu des troubles de la Révolution, mais fait régner la paix là où il se trouve ? Et il est notoire que c’est parce qu’ils se sentent exclus de la communion des esprits du siècle, que certains écrivains de cette sorte deviennent exclusifs et fulminent, à leur tour, l’excommunication.
L’on n’échappe jamais tout à fait à son siècle, et l’on en porte toujours, indirectement et par opposition, ou directement et par un accord plus ou moins conscient, la marque indélébile. L’on n’est pas peu surpris de trouver parfois, chez Fabre d’Olivet, et dans les pages pythagoriciennes les plus étrangères à la « philosophie » à la mode, que le mot « vertu » s’entoure d’une résonance très particulière au XVIIIe siècle, et que certains vers, mirlitonesques et philanthropiques, qu’il commit dans sa jeunesse, comme le style parfois un peu fade de Saint-Martin, nous empêchent d’oublier que ce siècle fut aussi celui de Greuze et de l’abbé Delille. Mais ce sont, chez ces deux écrivains, des éléments de surface qu’il faut savoir écarter.
Or, l’idée de compensation entraîne nécessairement cette autre : une faculté ainsi exclue de la conscience, et qui tend par là même à se manifester d’une manière primitive, veut être, pour elle-même et pour l’harmonie de la culture dans son ensemble, réintégrée dans sa valeur consciente. Cette réintégration des valeurs occultes devient aujourd’hui une chose possible et nécessaire. Possible, parce que l’opposition est loin d’être actuellement aussi absolue qu’au XVIIIe siècle. Le sensualisme de Condillac a vécu, et Saint-Martin, descendant dans l’arène, n’y trouverait plus un seul Garat. De toutes parts dans les sciences, et en physique particulièrement, dans les lettres, la philosophie et la psychologie, des failles se sont ouvertes par où s’infiltre lentement une substance qui est l’objet même de la recherche occulte. Et l’on se trouve enfermé dans une sorte de dilemme : ou bien l’on s’efforce d’intégrer des vérités comme celles que propose la pensée occulte — vérités qu’il faut considérer, non comme contradictoires, mais comme complémentaires, sur le plan de l’esprit, à l’investigation scientifique sur le plan physique ; ou bien l’on fonce, tête baissée, dans une philosophie de l’absurde, jusqu’à la « nausée », jusqu’à buter contre le « Mur ».
C’est ici qu’apparaît l’intérêt que peuvent susciter des écrivains comme Fabre d’Olivet et Saint-Martin. Ils ont donné forme — forme littéraire et philosophique — aux valeurs humaines exclues par une conception trop étroite de l’homme. Esprits ouverts, qui possédaient la culture de leur époque, ils ont déjà tenté une synthèse qu’il était trop tôt pour pouvoir réaliser. Mais ils apportent des éléments qui peuvent, et doivent entrer dans la synthèse actuelle. Ils représentent, dans leur siècle et selon la mesure de leur talent, l’une des formes que prend l’éternelle enquête de l’homme sur lui-même et son destin, et l’un des aspects du génie de la France que l’on n’a pas le droit d’ignorer. »
André Tanner