« Mais quel est le fondateur de cette secte ? car on peut choisir entre Saint-Martin et Martinez, par lequel il fut initié aux mystères Théurgiques. Martinez Paschalis admettait la chute des anges, le péché originel, le Verbe réparateur, la divinité des Saintes Écritures... »
Le texte que nous présentons ici est extrait de l’Histoire des sectes religieuses qui sont nées, se sont modifiées, se sont éteintes dans les différentes contrées du globe, depuis le commencement du siècle dernier jusqu’à l’époque actuelle, d’Henri Grégoire (1750-1831). Évêque constitutionnel pendant la Révolution, Henri Grégoire se fit le défenseur des libertés religieuses, tentant de réconcilier les valeurs républicaines avec celles de la religion. Le titre de son livre ne laisse pas soupçonner l’originalité de son projet, car sous le nom de « sectes », il traite en fait des croyances en général. Selon Catherine Maire L’Histoire des sectes prend une dimension d’épopée métaphysique, car « non seulement le projet est entièrement conduit dans une optique figuriste, mais il s’inscrit clairement dans un cadre millénariste ». [1] Catherine Maire, « Les Jansénistes et le millénarisme, du refus à la conversion », Annales, Histoire Sciences Sociales, 2008, p. 7-36. Parmi les croyances évoquées par Henri Grégoire figurent plusieurs groupes qui voisinent l’illuminisme : frères moraves, figuristes, piétistes, gichteliens, swedenborgiens et quiétistes… La fin du premier volume est consacrée aux illuminés martinistes. L’abbé Grégoire y présente un panorama quelque peu ironique des œuvres de Louis-Claude de Saint-Martin. (D. C.)
Muralt est, dit-on, l’auteur anonyme de deux ouvrages intitulés : l’un, Lettres fanatiques [2] Deux vol., in-12, Londres, 1739. NDLR : Beat-Louis de Muralt (1665-1742), écrivain suisse. Après avoir été quelque temps au service de Louis XIV, il voyage en Angleterre. On le présente souvent comme un protestant proche du piétisme et un anti-absolutiste. Outre les ouvrages présentés ici par Grégoire, il est aussi l’auteur de Invitation aux hommes à rentrer en eux-mêmes, pour se rapporter de Dieu (1727) ; et l’autre, l’Instinct divin recommandé aux hommes qui publié en 1727, a été réimprimé à Londres en 1790. L’auteur prétend que la période qui devait durer jusqu’au second avènement de Jésus-Christ est finie ; bientôt arrivera une régénération universelle qui sera précédée de grands fléaux. Dans un autre ouvrage en 1739, il paraît indiquer la France comme le lieu où se feront les premiers pas vers cette régénération qui sera la fin du monde corrompu, et non la destruction de la terre, comme on l’a cru par une fausse interprétation des paroles de Jésus-Christ et des prophètes.
L’auteur veut que les hommes, rentrant en eux-mêmes, écoutent la voix intérieure qui leur parle. Cette parole intérieure leur est connue par l’Instinct Divin qui envisage Dieu en tout. La religion enseignée par les hommes est arrivée à son terne ; on ne doit pas craindre de passer de cette religion à celle qui leur vient de Dieu, qui était réservée aux derniers temps. L’auteur maltraite la théologie, et prétend que les païens, généralement parlant, valaient mieux que nous ; il loue leurs philosophes surtout Épictète et Socrate : le génie de celui-ci était son Instinct Divin.
Il s’objecte que l’instinct, étant sujet à varier, peut conduire à des extravagances. L’objection est pressante, comment la repousse-t-il ? C’est en disant que l’instinct ne serait pas divin, s’il ne conduisait qu’à ce qui est raisonnable et approuvé des hommes : ce qui est folie à leurs yeux, est sagesse dans le plan de la Divinité. Ailleurs il paraît regarder comme mystérieux ce que dit l’Écriture des deux arbres du paradis ; car ils sont sur notre monde actuel aussi bien que dans le paradis.
Dans ses Lettres fanatiques, Muralt observe, et cela est vrai, que le mot fanatisme abusivement employé est appliqué quelquefois à des vérités incommodes dont on voudrait se débarrasser. Jésus-Christ a été outragé des épithètes d’insensé, de séducteur, équivalentes à celles de fanatique ; ce qui doit encourager à porter ces noms : mais vient ensuite l’apologie du séparatisme qu’on traite, dit-il, de fanatisme, et qu’il essaie de justifier à cause de la corruption du clergé ; il trouve qu’on met trop de prix au culte extérieur. L’auteur paraît croire à l’inspiration immédiate et admettre une classe d’hommes apostoliques qui ont la connaissance des voies intérieures ; aussi vante-t-il Jacques Bœhm et La Bourignon. Il n’y a que deux véritables sciences ; se connaître, et à chaque chose mettre son prix. Le savoir et le raisonnement sont de peu d’usage ; ils sont même dangereux quand ils s’étendent sur la religion. Le talent de raisonner est le moindre des talents dans l’ordre apostolique. Sa septième lettre est intitulée : Que le raisonnement et le savoir ont causé la chute de l’homme, et qu’ils nous y entretiennent. Là il assure que le premier raisonnement eut le diable pour auteur.
La religion naturelle lui parait suffisante pour sauver les hommes, quoique la révélation les conduise à une plus haute perfection ; aussi, après s’être plaint de l’importance qu’on attache aux opinions des Pères de l’église, il élève des doutes sur l’éternité des peines, et prétend, contre Rollin, justifier Socrate qui prendra part à la table avec Abraham, Isaac et Jacob ; il parait même en sauver bien d’autres ; car, selon lui, la véritable église a toujours consisté et consistera toujours dans tous les gens de bien. On ne voit pas trop comment justifier cette opinion, quand on recoupait Jésus-Christ pour médiateur. Ce mélange incohérent annonce dans Muralt le précurseur des Martinistes.
Mais quel est le fondateur de cette secte ? car on peut choisir entre Saint-Martin et Martinez, par lequel il fut initié aux mystères Théurgiques. Martinez Paschalis admettait la chute des anges, le péché originel, le Verbe réparateur, la divinité des Saintes Écritures. Quand Dieu créa l’homme, il lui donna un corps matériel : auparavant (quoi ! avant d’exister ?), il avait un corps élémentaire. Le monde aussi était dans l’état d’élément : Dieu coordonna l’état de toutes les créatures physiques à celui de l’homme.
Saint-Martin, né à Amboise en 1743, fit ses études à Pont-Levoi, fut d’abord avocat, puis officier au régiment de Foix. Étant à Bordeaux, il eut occasion de connaître Martinez Paschalis, qu’il cite pour son premier instituteur, et Jacques Bœhm pour le second. Cette tournure d’esprit et ces liaisons décidèrent du sort de sa vie et de sa doctrine. Son goût ne s’accordant pas avec le tumulte des armes, il obtint sa retraite, voyagea en Italie et en Angleterre, passa trois mois à Lyon, puis vint se fixer à Paris où il demeura jusqu’à la révolution chez la duchesse de Bourbon, qui était aussi une espèce d’illuminée, et mourut à Aulnay près Paris, en 1804. Ceux qui l’ont connu, louent la bonté de son caractère, ses mœurs aimables, et assurent qu’en bon théosophe il montra constamment l’exemple de la soumission aux lois, de la résignation, de la bienfaisance. Il est absurde de penser comme Barruel, qu’il voulait renverser le gouvernement. Qu’est-ce qu’un théosophe ? un ami de Saint-Martin va nous l’apprendre.
Un théosophe est un ami de Dieu et de la sagesse. C’est, d’après l’étymologie, la définition que comporte le défini. La doctrine théosophique est fondée sur les rapports éternels qui existent entre Dieu, l’homme et l’univers. Ces rapports sont développés dans les livres théogoniques de tous les peuples, et surtout les Saintes Écritures entendues selon l’esprit et non selon la lettre. On peut consulter la Genèse, le Deutéronome, les Prophéties, les Livres Sapientiaux, particulièrement le chapitre VII de la Sagesse, les Sentences de Pythagore. Au nombre des ouvrages théosophiques, on peut classer l’Oupneekh’at et le Malhabharata, poème de cent mille stances. Parmi les théosophes, il compte Rosencreux, Reuchlin, Agrippa, François George, Paracelse, Pic de la Mirande, Valentin Voigel, les deux Van Helmont, Thomasius, Adam Boreil, Bœhm, Poiret, Quirinus Kulhman, Zimmerman, Bacon, [3] Bacon et Zimmermann, lesquels ? Henri Morus, Pordage, Jeanne Leade, Leibnitz, Swedenborg, Martinez Paschalis, Saint-Martin, etc.
La fin de la philosophie est d’élever l’âme de la terre au ciel, de connaître Dieu, de lui ressembler ; mais la France se ressentira longtemps des principes détestables des faux philosophes. Les théosophes ne font point secte. Un théosophe est vrai chrétien ; et, pour le devenir, il ne faut pas commencer par être savant, mais seulement humble et vertueux.
Jésus-Christ est Dieu ; il est le père des lumières surnaturelles, le grand-prêtre, le chef des vrais théosophes : il inspira Moise, David, les prophètes ; et hors du peuple choisi, Pythagore, Platon, Pherecyde, Socrate.
Depuis Jésus-Christ, les Théosophes admettent la Trinité, la chute des Anges rebelles, la création après le chaos causé par leur chute ; la création de l’homme dans les trois principes pour gouverner et combattre, ou ramener à résipiscence les Anges déchus. Les Théosophes sont d’accord sur la première tentation de l’homme ; le sommeil qui la suivit ; la création de la femme, lorsque Dieu eut reconnu que l’homme ne pouvait plus engendrer spirituellement ; la tentation de la femme, la suite de sa désobéissance qui occasionna celle de son mari ; la promesse de Dieu, que de la femme naîtrait le briseur de la tête du serpent ; la rédemption, la fin du monde. » [4] Note par D.C. : Le texte qui suit est un extrait de Recherches sur la doctrine des Théosophes, publié par Nicolas Tournyer dans les Œuvres Posthumes de Saint-Martin, Tours, Letourmy, 1807, t. 1.
Saint-Martin prend le titre de philosophe inconnu, en tête de plusieurs de ses ouvrages. Le premier, qui parut en 1775, avait pour titre : Des Erreurs et de la Vérité, ou les hommes rappelés aux vrais principes de la science. [5] In-8°, Édimbourg.
C’est à Lyon, dit-il, que je l’ai écrit par désœuvrement et par colère contre les philosophes ; j’étais indigné de lire dans Boulanger, que les religions n’avaient pris naissance que dans la frayeur occasionnée par les catastrophes de la nature. Je composai cet ouvrage en quatre mois de temps et auprès du feu de la cuisine, n’ayant pas de chambre où je pusse me chauffer. [6] Voyez Œuvres posthumes de Saint-Martin, 2 vol. in-8°, Paris, 1808, t. 1. p. 418.
C’est pour avoir oublié les principes dont je traite, que toutes les erreurs dévorent la terre, et que les hommes ont embrassé une variété universelle de dogmes et de systèmes. Cependant, quoique la lumière soit faite pour tous les yeux, il est encore plus certain que tous les yeux ne sont pas faits pour la voir dans son éclat ; et le petit nombre de ceux qui sont dépositaires des vérités que j’annonce, est voué à la prudence et à la discrétion par les engagements les plus formels. Aussi me suis-je promis d’en user avec beaucoup de réserve dans cet écrit, et de m’y envelopper d’un voile que les yeux les moins ordinaires ne pourront pas toujours percer, d’autant que j’y parle quelquefois de toute autre chose que de ce dont je parais traiter. » [7] Voyez la Biographie moderne, deuxième édition, Leipsick, 1806, article Saint-Martin. – NDLR (D.C.) : En réalité c’est un passage que Gence, l’auteur de la Biographie, reprend dans l’introduction de Des erreurs et de la vérité, p. IV-V.
Il s’est ménagé, comme on le voit, le moyen d’être inintelligible ; et il s’est si bien enveloppé, que ce qu’il y a de plus clair dans le livre, c’est le titre. Cependant son obscurité même est peut-être ce qui lui a donné quelque crédit ; on a imprimé à Londres, comme faisant suite à l’ouvrage de Saint-Martin, deux volumes auxquels il n’a eu aucune part.
Il fit paraître ensuite son Tableau de l’Ordre naturel, l’Homme de désir, Lettre sur la révolution française, un opuscule sur les Institutions propres à fonder la morale d’un peuple, un Essai sur les signes. Lui-même nous apprend qu’il a fait l’Ecce homo, d’après une notion vive qu’il avait eue à Strasbourg. C’est dans cette ville qu’il a écrit le Nouvel homme, à l’instigation d’un neveu de Swedenborg.
Le tome II de l’ouvrage intitulé : De l’esprit des choses, [8] De l’esprit des choses, ou Coup d’Œil philosophique sur la nature des êtres et sur l’objet de leur existence, 2 vol. in-8°, Paris, an VIII. offre des morceaux intéressants, par lesquels il justifie divers faits consignés dans l’Écriture Sainte, sur lesquels les incrédules avaient formé des objections ; par exemple, le matérialisme dont ils ont accusé Moïse. Là s’applique une phrase de son premier volume : « Le besoin d’admiration dans l’homme, dépose victorieusement contre l’athéisme [9] Tome 1. p. 9. » On y retrouve la touche originale et bizarre de Saint-Martin, à l’occasion de vingt-trois mille hommes condamnés à périr. La mort, dit-il, n’est que le mandat d’amener des criminels. [10] Page 180.
Mais à quelques vues saines s’intercalent une foule de choses inintelligibles, au milieu desquelles la raison s’égare sur la danse, sur la moelle ;
elle est l’image du limon, de ce matras général, ou de ce chaos par lequel la nature temporelle actuelle a commencé. — Sur l’esprit astral ou sidérique : le temple de Jérusalem eut lieu pour garantir les opérations du culte lévitique des communications astrales. — L’existence des êtres corporels n’est qu’une véritable quadrature. — Toute la nature est un somnambulisme. — Notre bouche est entre les deux régions interne et externe, réelle et apparente ; elle est susceptible de frayer avec l’une et l’autre : aussi les hommes se donnent plus de baisers perfides que de baisers sincères et profitables. — Si l’homme fût resté dans sa gloire, sa reproduction eût été l’acte le plus important, et qui eût le plus augmenté le lustre de sa sublime destination : aujourd’hui cette reproduction est exposée aux plus grands périls. Dans le premier plan, il vivait dans l’unité des essences ; mais actuellement les essences sont divisées : une preuve de notre dégradation, est que ce soit la femme terrestre qui engendre aujourd’hui l’image de l’homme, et qu’il soit obligé de lui conférer cette œuvre sublime qu’il n’est plus digne d’opérer lui-même. Néanmoins, la loi des générations des divers principes, tant intellectuels que physiques, est telle, que quelle que soit la région vers laquelle il porte son désir, il y trouve bientôt un matras pour recevoir son image : vérité immense et terrible. [11] Voyez t. 1, p. 61, 62, l06, 124, 186, 190, 278, et t. 2, p. 286. »
Le Ministère de l’homme esprit, par le philosophe inconnu, parut en 1802. [12]1. In-8°.
C’est l’homme de désir qui va parler. Mais comment se fera-t-il entendre des hommes du torrent ? Il n’a que des principes à leur offrir. — L’homme n’est pas dans les mesures qui lui seraient propres, il est dans une altération. — L’univers est sur son lit de douleur ; c’est à nous à le consoler. » Viennent ensuite des rêveries sur la formation des planètes et sur la révolution française. — « Probablement elle a eu pour objet, de la part de la Providence, d’émonder, sinon de suspendre le ministère de la prière. »
Dans un parallèle entre le christianisme et le catholicisme, comme si ces deux choses n’étaient pas identiques, il s’est donné libre carrière pour dénaturer et calomnier le catholicisme,
qui n’est, dit-il, que le séminaire, la voie d’épreuves et de travail, la région des règles, la discipline du néophyte pour arriver au christianisme. — Le Christianisme repose immédiatement sur la parole non écrite, il porte notre foi jusque dans la région lumineuse de la parole divine : le Catholicisme repose, en général, sur la parole écrite ou sur l’Évangile, et particulièrement sur la messe ; il borne la foi aux limites de la parole écrite ou de la tradition. — Le Christianisme est le terme, le Catholicisme n’est que le moyen ; le Christianisme est le fruit de l’arbre, le catholicisme ne peut en être que l’engrais ; le Christianisme n’a suscité la guerre que contre le péché, le Catholicisme l’a suscitée contre les hommes. [13] Voyez p. 5, 6,13, 104, 168, 371, 572 et passim. »
L’auteur était sans doute de quelques preuves ses assertions ? Oh Non ; assurer d’un air tranchant, cela lui suffit. Veut-on savoir ce que lui-même pensait de son Ministère de l’homme esprit ? il va nous l’apprendre.
Quoique cet ouvrage soit plus clair que les autres, il est trop loin des idées humaines pour que j’aie compté sur son succès. J’ai senti souvent en l’écrivant que je faisais là comme si j’allais jouer sur mon violon des walses et des contredanses dans le cimetière de Montmartre, où j’aurais beau faire aller mon archet, les cadavres qui sont là n’entendraient aucun de mes sons et ne danseraient pas. »
Saint-Martin a publié un Éclair sur l’association humaine [14] In-8°, Paris, 1797. « Le but de cette association ne peut être que l’équilibre d’où elle est descendue par une altération quelconque. » Jusque-là, on le comprend ; mais comprendra qui pourra comment « la propriété de l’homme est son indigence, et la souveraineté du peuple son impuissance. [15] Voyez p. 19, 45, etc.
Le philosophe inconnu, qui ne se croyait pas digne de dénouer les cordons de Bœhm, [16] Voyez ses Œuvres Posthumes. s’est cru digne au moins de traduire divers écrits de ce visionnaire : les Trois principes de l’essence divine, la Triple vie, l’Aurore naissante.
On a voulu tout matérialiser, dit le traducteur ; mais l’époque approche où les sciences divines seront réconciliées avec les sciences naturelles ; à force de scruter celles-ci, et de tourmenter les éléments, on remontera à la source. L’Aurore naissante n’est que le premier bourgeon de la branche. [17] Voyez page 4 de l’avertissement. »
Le Traité des trois principes de l’essence divine ou de l’éternel engendrement, [18] In-8°, 2 vol., Paris, 1802. nous apprend que, dans l’état d’innocence,
Adam ne prenait pas de nourriture ; car s’il eût dû manger du fruit terrestre, il aurait dû manger dans son corps et avoir des boyaux. Or, une puanteur comme celle que nous portons actuellement dans notre corps, pouvait-elle subsister dans le paradis, dans la sainteté de Dieu ? [19] Page 74. »
Cent autres passages de la même force, dans les œuvres de Bœhm et de Saint-Martin, peuvent servir à fixer l’opinion qu’on doit avoir de lui et de son traducteur qui l’admire.
On ne devrait faire des vers qu’après avoir fait un miracle, puisque les vers ne doivent avoir pour objet que de le célébrer. [20] Voyez Œuvres posthumes, t. 1, p. 199. » On ignore si Saint-Martin a fait des miracles ; mais il a publié le Cimetière d’Amboise, poème qui n’est pas merveilleux : on y lit entre autres ces vers :
Homme, c’est ici-bas qu’il a pris la naissance. Ce néant où l’on veut condamner ton essence. »
On entrevoit sa pensée, qui est bonne ; mais un néant qui a pris naissance ! On a rendu à plusieurs grands hommes le mauvais service de mettre au jour une foule de pièces qu’ils avaient condamnées à l’oubli. On l’a fait pour Montaigne, en publiant ses Voyages ; pour Érasme, en exhumant des archives de Bâle diverses lettres, presque toutes sans intérêt. La postérité n’élèvera jamais le philosophe inconnu au même rang que le philosophe de Roterdam : c’était une raison de plus pour faire un choix dans ce qu’on a publié de lui sous le titre d’Œuvres posthumes. [21] Deux vol. in-8°, Tours, 1807. La république des lettres est-elle grandement intéressée à savoir que,
dans l’ordre de la nature, il était plus sensuel que sensible, et que les femmes sont plus sensibles que sensuelles ? »
Les chrétiens ne verront qu’un blasphème dans la phrase suivante : « Depuis l’avènement du Christ, chaque homme peut, dans le don qui lui est propre, aller plus loin que le Christ. [22] Tome 1, p. 6, 7, 135. »
L’auteur nous dit que les écrivains ne donnent que « de la crotte dorée, mais que lui il donne de l’or crotté. [23] Tome 1, p. 119. » Il serait étonnant que, dans la volumineuse collection de ses écrits, on ne trouvât pas quelques paillettes d’or. Il faut parler à charge et à décharge. On a indiqué ci-dessus quelques morceaux concernant l’Écriture sainte, qui annoncent autant d’énergie que de sagesse. En général, son style est facile, animé, quelquefois brillant ; des sentiments pieux et l’amour de la vertu respirent dans ses ouvrages. On lit avec plaisir des réflexions telles que celle-ci :
Je n’ai jamais goûté bien longtemps les beautés qu’offrent à nos yeux la terre, le spectacle des champs ; mon esprit s’élevait bientôt au modèle dont ces objets nous peignent les richesses et les perfections, et il abandonnait l’image pour jouir du doux sentiment de son auteur. Qui oserait nier même que tous les charmes que goûtent les admirateurs de la nature, fussent pris dans la même source sans qu’ils le croient ? »
On sera surpris peut-être de ne pas trouver ici un précis raisonné de ses idées, un corps de doctrine ; mais à qui la faute ? Ses disciples contestent la faculté de l’apprécier à quiconque n’est pas initié dans son système ; tel ne l’est qu’au premier degré ; tel autre au second, au troisième. A merveille ! Mais, si le système de votre maître est, comme vous le prétendez, si intéressant, si avantageux pour l’humanité, pourquoi ne pas le mettre à portée de tout le monde ? De cette région élevée où vous le dites placé, ne pourrait-il pas s’abaisser jusqu’à l’intelligence du vulgaire ? — Non : c’est chose impossible. — Alors, permettez-moi d’élever des doutes sur l’importance et l’avantage de son système ; car en fait de religion et morale, il est dans la bonté de Dieu, et dans l’ordre essentiel des choses, que ce qui est utile à tous, soit accessible à tous. Au surplus, Saint-Martin nous dit : « Il n’y a que le développement radical de notre essence intime qui puisse nous conduire au spiritualisme actif. [24] Voyez Le Ministère de l’Homme-Esprit, p. 14 de l’introduction. » Et si ce développement radical ne s’est pas encore opéré chez bien des gens, il n’est pas surprenant qu’ils soient encore à grande distance du spiritualisme actif, et que n’étant que des hommes du torrent, ils ne puissent comprendre l’Homme de désir.
La mode des analyses est en désuétude ; mais l’usage s’est introduit de nous donner l’esprit des divers auteurs : c’est une chose utile aux hommes, qui sont persuadés qu’après la vertu, le temps est la chose la plus précieuse. Il y a tant à faire dans le courant de la vie, et la vie est si courte ! Quelques vues saines, quelques idées lumineuses surnagent aux extravagances dans les Œuvres de Saint-Martin. Ce triage, fait avec goût, formerait un petit volume, et serait accueilli du public ; sans cela, la collection volumineuse du Philosophe inconnu n’aura pour lecteurs que des adeptes de l’illuminisme. Quoique Lavater ait loué l’Homme de désir, cet éloge d’un rêveur, d’ailleurs estimable, est-il sur les objets de cette nature une recommandation auprès de la postérité ? Probablement elle mettra sur la même ligne les ouvrages de Muralt, de Saint-Martin, de Dutois, qui a fait la Philosophie Divine en trois volumes ; et ce traité De l’origine, des usages, des abus, des quantités et des mélanges de la Raison et de la Foi. [25] Nouvelle édition, 2 vol. in-8°, Paris, 1792. Il est dirigé contre le Magnétisme, l’Illuminisme, le Somnambulisme : il combat Mesmer, Swedenborg, quoiqu’il y trouve de grandes vérités, et parait opposé à Saint-Martin : il reproche aux frères Moraves de prendre pour la grâce pure du Saint-Esprit, une grâce inférieure qui est un mélange de sensuel. Leur religion, dit-il, n’est qu’un fard du vieil homme ; car, si on quitte leur société, alors on manque de charité envers les déserteurs. L’auteur, qui parait protestant, s’étend néanmoins sur les sectes nombreuses de protestants, leurs ramifications multipliées qu’il attribue à l’orgueil spirituel. [26] Tome 1, p. 158, 298 ; et t. 2, p. 133, 294, 509 et suiv.
Il prédit (c’était en 1792, et cela était facile à voir) que les incrédules deviendraient persécuteurs contre tout ce qui porte l’empreinte du christianisme. Réaumur, ayant amassé quatre-vingt mille araignées, espérait en tirer de la soie : elles se massacrèrent toutes ; image exacte de ce que feraient les déistes, s’ils étaient réunis. [27] Tome 1, p. 87 et 97. « Les incrédules trouvent injuste qu’on ait chassé les Cananéens de la Palestine, et ce sont les horreurs du somnambulisme qui les ont fait chasser. [28] Tome 1, p. 256. » Assurément voilà du nouveau.
Le chaos dont parle Moïse n’est pas à beaucoup près la première création décrite par Moïse ; cependant il est impossible que la création décrite par Moïse soit la première création physique des corps. [1. Tome 2, p. 268. ] L’oignon reproché aux Égyptiens était type dans la nature physique des cieux astraux, de leur coucher. [29] Tome 2, p. 275.
L’esprit astral est un diminutif de l’esprit uni à Dieu ; c’est une émanation de Dieu avant le péché originel. Cet esprit astral est le plus haut point de la raison, c’est un substitut inférieur à l’esprit de Dieu qui éclairait Adam avant sa chute. [30] Tome 1, p. 18, 50.
Tout boit et est bu à son tour dans l’univers. [31] Tome 1, p. 314. Socrate a eu l’accessit du martyre. [32] Tome 1, p. 249. »
A ces rêveries s’intercalent quelques réflexions qui seraient bonnes si l’on n’y retrouvait un alliage hétérogène qui en atténue la valeur. « La Rochefoucault connaissait assez le monde pour peindre la fausseté des vertus infectées de l’amour-propre ; mais, il ne connaissait pas assez les grands principes de la religion, les vertus vraies et divines en regard avec les fausses. [33] Tome 1, p. 56.
La religion de la croix est la seule, universelle, éternelle ; ainsi la religion de Jésus-Christ est la seule qui ait jamais été. La croix est répandue dans toute la nature, et dans tout l’Univers astral et physique. [34] Tome 1, p. 285 et suiv. »
L’auteur vient ensuite au quiétisme, qui paraît lui être cher. On a réimprimé, à Lausanne, les ouvrages de Mme Guyon, en 40 volumes, dont vingt d’un commentaire sur la Bible : il trouve cela admirable. Le vrai quiétisme, ou mysticisme, n’est autre que la religion du cœur et de l’amour ; et cette vie intérieure, cachée en Dieu, dont parle l’apôtre. » Le fougueux Bossuet supposait, dit-il, que les quiétistes attendent la grâce dans un état d’immobilité sans prier ; mais qu’on lise, ajoute-t-il, les divers ouvrages de Mme Guyon, ou y verra le contraire. [35] Tome 2, p. 25, 26, etc.
Les efforts qu’on a faits depuis une cinquantaine d’années, pour répandre en France les visions des Swedenborgistes, Martinistes, Victimes, ont donné lieu de composer quelques bons ouvrages destinés à les réfuter. Dès l’an 1763, un prêtre, nommé Bausset, imprima ses Principes généraux pour l’intelligence des prophètes. [36] In-12, 1763. Il ne nie pas l’inspiration particulière, mais il veut qu’on en discerne les caractères ; et il établit que l’enseignement intérieur ne peut jamais être opposé à l’enseignement de l’Église. Chassanis, mort récemment publia, en 1802, son livre du Christianisme et de son Culte contre une fausse spiritualité. [37] In-12, 1802. Il combat surtout le livre des Manifestes et le discours intitulé : l’Union de Dieu et de l’homme, ou l’Avènement spirituel du Verbe. Chassanis réfute très-bien les nouveaux illuminés, qui, feignant d’être chrétiens, prétendent ne devoir être instruits que par la parole intérieure, dépouillent la religion de tout extérieur, n’admettent que le culte en esprit, veulent des sacrements qui n’aient rien de sensible, des lois qui n’aient pour organe que le Saint-Esprit, qui en un mot métamorphosent le christianisme en une religion sans mystères ni dogmes, ni sacrements, ni préceptes.
Henri Grégoire
Histoire des sectes religieuses qui sont nées, se sont modifiées, se sont éteintes dans les différentes contrées du globe, depuis le commencement du siècle dernier jusqu’à l’époque actuelle. Extrait de la première édition publiée en deux volumes en 1810 chez Potey. Saisie par le ministre de la police générale, l’ouvrage de Grégoire disparait jusqu’en juin 1814, année où il reparaît chez le même éditeur. L’abbé complète cette Histoire en 1828, par une édition en cinq volumes auxquels sera ajouté en 1845 un sixième volume publié sur les manuscrits de l’auteur et précédé d’une notice biographique par M. Carnot chez Baudouin frères. (D. C.)
1e édition
Notes :