Louis-Claude de Saint-Martin consacre à la musique un long passage dans le chapitre VII de son premier livre, Des erreurs et de la vérité (1775, p. 507 à 530). Nous en avons extrait la partie la plus importante.
Nous avons encore à examiner une des productions de cette langue vraie dont je tâche de rappeler l’idée aux hommes, c’est celle qui se joint à son expression verbale, qui en règle la force et en mesure la prononciation, c’est enfin cet Art que nous nommons la Musique, mais qui parmi les hommes n’est encore que la figure de la véritable harmonie. [1. Les chapitres de l’ouvrage de Saint-Martin ne comportent pas d’intertitre ; cependant, l’édition originale est dotée de titres placés dans les en-têtes de pages. Nous avons intégré ces titres dans le texte en le plaçant entre crochets.]
Cette expression verbale ne peut employer des mots sans faire entendre des sons ; or, c’est l’intime rapport des uns aux autres qui forme les Lois fondamentales de la vraie Musique ; c’est ce que nous imitons, autant qu’il est en nous, dans notre Musique artificielle, par les soins que nous nous donnons de peindre avec des sons le sens de nos paroles conventionnelles ; mais, avant de montrer les principales défectuosités de cette Musique artificielle, nous allons parcourir une partie des vrais principes qu’elle nous offre ; par-là on pourra découvrir des rapports assez frappants avec tout ce qui a été établi, pour se convaincre qu’elle tient toujours à la même source, et que dès lors elle est du ressort de l’homme ; c’est aussi dans cet examen où l’on pourra voir que quelque admirables que soient nos talents dans l’imitation musicale, nous restons toujours infiniment au-dessous de notre modèle ; ce qui fera comprendre à l’homme, si cet instrument puissant ne lui fut donné que pour contribuer à des amusements puériles, et si dans son origine il n’était pas destiné à un plus noble emploi.
Sommaire
[De l’accord parfait]
Premièrement, ce que nous connaissons dans la Musique sous le nom d’accord parfait, est pour nous l’image de cette Unité première qui renferme tout en elle et de qui tout provient, en ce que cet accord est seul et unique, qu’il est entièrement rempli de lui-même, sans avoir besoin du secours d’aucun autre son que des siens propres ;en un mot en ce qu’il est inaltérable dans sa valeur intrinsèque, comme l’Unité ; car il ne faut point compter pour une altération la transposition de quelques-uns de ses sons, d’où résultent des accords de différentes dénominations, attendu que cette transposition n’introduit aucun nouveau son dans l’accord, et par conséquent ne peut en changer la véritable Essence.
Secondement, cet accord parfait est le plus harmonieux de tous, celui qui convient seul à l’oreille de l’homme, et qui ne lui laisse rien désirer. Les trois premiers sons qui le composent sont séparés par deux intervalles de tierce qui sont distincts, mais qui sont liés l’un avec l’autre. C’est là la répétition de tout ce qui se passe dans les choses sensibles, où nul Être corporel ne peut recevoir ni conserver l’existence sans le secours et l’appui d’un autre Être corporel comme lui, qui ranime ses forces et qui l’entretienne.
Enfin, ces deux tierces se trouvent surmontées d’un intervalle de quarte, dont le son qui le termine se nomme Octave. Quoique cette octave ne soit que la répétition du son fondamental, c’est elle néanmoins qui désigne complètement l’accord parfait ; car elle y tient essentiellement, en ce qu’elle est comprise dans les sons primitifs que le corps sonore fait entendre au-dessus du sien propre.
Ainsi, cet intervalle quaternaire est alors l’agent principal de l’accord ; il se trouve placé au-dessus des deux intervalles ternaires, pour y présider et en diriger toute l’action, comme cette Cause active et intelligente que nous avons vu dominer et présider à la double Loi de tous les Êtres corporisés. Il ne peut, ainsi qu’elle, souffrir aucun mélange, et quand il agit seul, comme cette Cause universelle du temps, il est sûr que tous ses résultats sont réguliers.
Je sais cependant que cette octave n’étant à la vérité, qu’une répétition du son fondamental, peut à la rigueur se supprimer, et ne point entrer dans l’énumération des sons qui composent l’accord parfait. Mais, premièrement, c’est elle qui termine essentiellement la gamme ; en outre il est indispensable d’admettre cette octave, si nous voulons savoir ce que c’est que l’alpha et l’oméga, et avoir une preuve évidente de l’unité de notre accord, le tout par une raison de calcul, que je ne puis exposer autrement, qu’en disant que l’octave est le premier agent, ou le premier organe par lequel dix a pu venir à notre connaissance.
Il ne faut pas non plus exiger, dans le tableau sensible que je présente, une uniformité entière avec le Principe dont il n’est que l’image, parce qu’alors la copie serait égale au modèle. Mais aussi, quoique ce tableau sensible soit inférieur, et qu’en outre il puisse être sujet à varier, il n’en existe pas moins d’une manière complète, il n’en représente pas moins le Principe, parce que l’instinct des sens supplée au reste.
C’est par cette raison qu’ayant présenté les deux tierces comme liées l’une à l’autre, nous ne disons point qu’il soit indispensable de les faire entendre toutes les deux ; on sait que chacune d’elles peut être annoncée séparément, sans que l’oreille souffre, mais la Loi n’en sera pas moins vraie pour cela, parce que cet intervalle ainsi annoncé conserve toujours sa correspondance secrète avec les autres sons de l’accord auquel il appartient ; ainsi c’est toujours le même tableau, mais dont on ne voit plus qu’une partie.
On en peut dire autant, lorsqu’on veut supprimer l’octave, ou même tous les autres sons de l’accord, et n’en conserver qu’un quel qu’il soit, parce qu’un son entendu seul n’est point à charge à l’oreille, et que d’ailleurs il pourrait lui-même se considérer comme le son générateur d’un nouvel accord parfait.
Nous avons vu que la quarte dominait sur les deux tierces inférieures, et que ces deux tierces inférieures étaient l’image de la double Loi qui dirigeait les Êtres élémentaires. N’est-ce pas là alors où la Nature elle-même nous indique la différence qu’il y a entre un corps et son Principe, en nous faisant voir l’un dans la sujétion et la dépendance, tandis que l’autre en est le chef et le soutien ?
Ces deux tierces nous représentent en effet par leur différence l’état des choses périssables de la nature corporelle, qui ne subsiste pas de la nature corporelle, qui ne subsiste pas par des réunions d’actions diverses ; et le dernier son, formé par un seul intervalle quaternaire, est une nouvelle image du premier principe ; car il nous en rappelle la simplicité, la grandeur et l’immutabilité, tant par son rang que par son nombre.
Ce n’est pas que cette quarte harmonique soit plus permanente que toutes les autres choses créées ; dès qu’elle est sensible, elle doit passer ; mais cela n’empêche pas que même dans son action passagère, elle ne peigne à l’intelligence l’essence et la stabilité de sa source.
On trouve donc dans l’assemblage des intervalles de l’accord parfait, tout ce qui est passif et tout ce qui est actif, c’est-à-dire, tout ce qui existe et tout ce que l’homme peut concevoir.
Mais ce n’est pas assez que nous rayions vu dans l’accord parfait la représentation de toutes choses en général et en particulier, nous y pouvons voir encore par de nouvelles observations la source de ces mêmes choses et l’origine de cette distinction, qui s’est faite avant le temps entre les deux principes, et qui se manifeste tous les jours dans le temps.
Pour cet effet, ne perdons pas de vue la beauté et la perfection de cet accord parfait qui tire de lui seul tous ses avantages ; nous jugerons aisément que s’il fût toujours demeuré dans sa nature, l’ordre et une juste harmonie auraient subsisté perpétuellement, et le mal serait inconnu, parce qu’il ne serait pas né, c’est-à-dire, qu’il n’y aurait jamais eu que l’action des facultés du principe bon qui se fût manifestée, parce qu’il est le seul réel et le seul véritable.
Comment est-ce donc que le second principe a pu devenir mauvais ? Comment se peut-il que le mal ait pris naissance et qu’il ait paru ? N’est-ce pas lorsque le son supérieur et dominant de l’accord parfait, l’octave enfin, a été supprimée, et qu’un autre son a été introduit à sa place ? Or, quel est ce son qui a été introduit à la place de l’octave ? C’est celui qui la précède immédiatement, et l’on sait que le nouvel accord qui est résulté de ce changement, se nomme accord de septième ? L’on sait aussi que cet accord de septième fatigue l’oreille, la tient en suspens, et demande à être sauvé, en terme de l’art.
C’est donc par l’opposition de cet accord dissonant et de tous ceux qui en dérivent, à l’accord parfait, que naissent toutes les productions musicales, lesquelles ne sont autre chose qu’un jeu continuel, pour ne pas dire un combat entre l’accord parfait ou consonant et l’accord de septième, ou généralement tous les accords dissonants.
Pourquoi cette loi, ainsi indiquée par la nature, ne serait-elle pas pour nous l’image de la production universelle des choses ? Pourquoi n’en trouverions-nous pas ici le principe, comme nous en avons trouvé plus haut l’assemblage et la constitution dans l’ordre des intervalles de l’accord parfait ? Pourquoi, dis-je, ne toucherions-nous pas au doigt et à l’ œil la cause, la naissance et les suites de la confusion universelle temporelle, puisque nous savons que dans cette nature corporelle, il y a deux principes qui sont sans cesse opposés, et puisqu’elle ne peut se soutenir que par le secours de deux actions contraires, d’où proviennent le combat et la violence que nous y apercevons : mélange de régularité et de désordre que l’harmonie nous représente fidèlement par l’assemblage des consonances et des dissonances, qui constitue toutes les productions musicales ?
Je me flatte néanmoins que mes lecteurs seront assez intelligents pour ne voir ici que des images des faits élevés que je leur indique. ils sentiront, sans doute, l’allégorie, lorsque je leur annonce que si l’accord parfait était demeuré dans sa vraie nature, le mal serait encore à naître ; car, selon le principe établi, il est impossible que l’ordre musical dans sa loi particulière soit égal à l’ordre supérieur qu’il représente.
Aussi l’ordre musical étant fondé sur le sensible, et le sensible n’étant que le produit de plusieurs actions, si l’on n’offrait à l’oreille qu’une continuité d’accords parfaits, elle ne serait pas choquée, à la vérité ; mais outre la monotonie ennuyeuse qui en résulterait, nous ne trouverions là aucune expression, aucune idée ; enfin, ce ne serait point pour nous une musique, parce que la musique, est généralement tout ce qui est sensible, est incompatible avec l’unité d’action, comme avec l’unité d’agents.
En admettant donc toutes les lois nécessaires pour la constitution des ouvrages de musique, nous pouvons néanmoins faire l’application de ces mêmes lois à des vérités d’un autre rang. C’est pour cela que je vais continuer mes observations sur l’accord de septième.
En mettant cette septième à la place de l’octave, nous avons vu que c’était placer un principe à côté d’un autre principe, d’où, selon toutes les lumières de la plus saine raison, il ne peut résulter que du désordre. Nous avons vu ceci encore plus évidemment, en remarquant que cette septième qui produit la dissonance, était en même temps le son qui précède immédiatement l’octave.
Mais cette septième qui est telle par rapport au son fondamental, peut donc se regarder aussi comme une seconde, par rapport à l’octave qui en est la répétition ; alors nous reconnaîtrons que la septième n’est point du tout la seule dissonance, mais que la seconde a aussi cette propriété ; qu’ainsi toute liaison diatonique est condamnée par la nature de notre oreille, et que partout où elle sentira deux notes voisines sonner ensemble, elle sera blessée.
Alors, comme il n’y a absolument dans toute la gamme, que la seconde et la septième qui puissent se trouver dans ce rapport avec le son grave ou avec son octave, cela nous fait voir clairement que tout résultat et tout produit, en fait de musique, est fondé sur deux dissonances, d’où provient toute réaction musicale.
[De la seconde]
Portant ensuite cette observation sur les choses sensibles, nous verrons avec la même évidence, qu’elles n’ont jamais pu, et qu’elles ne peuvent jamais naître que par deux dissonances, et quelques efforts que nous fassions, nous ne trouverons jamais d’autre source au désordre que le nombre attaché à ces deux sortes de dissonances.
Bien plus, si l’on observe que ce qu’on appelle communément septième, est en effet une neuvième, attendu que c’est l’assemblage de trois tierces très distinctes ; on verra si j’ai abusé mes lecteurs, en leur disant précédemment que le nombre neuf était le vrai nombre de l’étendue et de la matière.
[Des dissonances et des consonances]
Veut-on, au contraire, jeter la vue sur le nombre des consonances ou des sons qui s’accordent avec le son fondamental, nous verrons qu’elles sont au nombre de quatre, savoir, la tierce, la quarte, la quinte juste et la sixte ; car ici il ne faut point parler de l’octave comme octave, parce qu’il s’agit des divisions particulières de la gamme, dans lesquelles cette octave n’a pas d’autre caractère que le son fondamental même dont elle est l’image, si ce n’est qu’on veuille la regarder comme la quarte du second Tétracorde ; ce qui ne change rien au nombre des quatre consonances que nous établissons.
Je ne pourrai jamais m’étendre, autant que je le voudrais, sur les propriétés infinies de ces quatre consonances, et j’en suis vraiment affligé, parce qu’il me serait aisé de faire voir avec une clarté frappante leur rapport direct avec l’unité, de montrer comment l’harmonie universelle est attachée à cette consonance quaternaire, et pourquoi sans elle il est impossible qu’aucun être subsiste en bon état.
Mais à tous les pas, la prudence et le devoir m’arrêtent, parce que dans ces matières un seul point mène à tous les autres, et que je n’eusse même jamais entrepris d’en traiter aucun, si les erreurs dont les sciences humaines empoisonnent mon espèce, ne m’eussent entraîné à prendre sa défense.
Je me suis engagé néanmoins à ne pas terminer ce traité, sans donner quelques explications plus détaillées sur les propriétés universelles du quaternaire ; je n’oublie point ma promesse, et je me propose de la remplir autant qu’il me sera permis de le faire ; mais, pour le présent, revenons encore à la septième, et remarquons que si c’est elle qui fait diversion avec l’accord parfait, c’est aussi par elle que se fait la crise et la révolution, d’où doit sortir l’ordre et renaître la tranquillité de l’oreille, puisqu’à la suite de cette septième on est indispensablement obligé de rentrer dans l’accord parfait. Je ne regarde point comme contraire à ce principe, ce qu’on nomme en musique une suite de septièmes ; qui n’est autre chose qu’une continuité de dissonances, et qu’on ne peut absolument se dispenser de terminer toujours par l’accord parfait ou ses dérivés.
Ce sera donc encore cette même dissonance qui nous répétera ce qui se passe dans la nature corporelle, dont le cours n’est qu’une suite de dérangements et de réhabilitations. Or, si cette même observation nous a indiqué précédemment la véritable origine des choses corporelles, si elle nous fait voir aujourd’hui que tous les êtres de la nature sont assujettis à cette loi violente qui préside à leur origine, à leur existence et à leur fin, pourquoi ne pourrons-nous pas appliquer la même loi à l’univers entier, et reconnaître que si c’est la violence qui l’a fait naître et qui l’entretient, ce doit être aussi la violence qui en opère la destruction ?
C’est ainsi que nous voyons qu’au moment de terminer un morceau de musique, il se fait ordinairement un battement confus, un trill, entre une des notes de l’accord parfait et la seconde ou la septième de l’accord dissonant, lequel accord dissonant est indiqué par la basse qui en tient communément la note fondamentale, pour ramener ensuite le total à l’accord parfait ou à l’unité.
On doit voir encore, que puisqu’après cette cadence musicale, on rentre nécessairement dans l’accord parfait qui remet tout en paix et en ordre, il est certain qu’après la crise des éléments, les principes qui en sont combattus doivent aussi retrouver leur tranquillité, d’où faisant la même application à l’homme, l’on doit apprendre combien la vraie connaissance de la musique pourrait le préserver de la crainte de la mort, puisque cette mort n’est que le trill qui termine son état de confusion, et le ramène à ses quatre consonances.
J’en dis assez pour l’intelligence de mes lecteurs, c’est à eux à étendre les bornes que je me suis prescrites. Je peux présumer par conséquent qu’ils ne considéreront pas les dissonances comme des vices par rapport à la musique, puisque c’est de là qu’elle tire ses plus grandes beautés, mais seulement comme l’indice de l’opposition qui règne en toutes choses.
Ils concevront même que dans l’harmonie, dont la musique des sens n’est que la figure, il doit se trouver la même opposition des dissonances aux consonances ; mais que loin d’y causer le moindre défaut, elles en sont l’aliment et la vie, et que l’intelligence n’y voit que l’action de plusieurs facultés différentes qui se soutiennent mutuellement, plutôt qu’elles ne se combattent, et qui par leur réunion font naître une multitude de résultats toujours neufs et toujours frappants.
Ce n’est donc là qu’un extrait très abrégé de toutes les observations que je pourrais faire en ce genre sur la musique, et des rapports qui se trouvent entr’elle et des vérités importantes ; mais ce que j’en ai dit est suffisant pour faire apercevoir la raison des choses, et pour apprendre aux hommes à ne pas isoler leurs différentes connaissances, puisque nous leur montrons qu’elles ne sont toutes que les différents rameaux du même arbre, et que la même empreinte est partout.
[Du diapason]
Faut-il parler à présent de l’obscurité où est encore la science de la musique ? Nous pourrions commencer par demander aux musiciens quelle est leur règle pour prendre le ton ; c’est-à-dire, quel est leur a-mi-la ou leur diapason ; et si n’en ayant point, et étant obligés de s’en faire un, ils peuvent croire avoir quelque chose de fixe en ce genre ? Alors s’ils n’ont point de diapason fixe, il en résulte que les rapports numériques que l’on peut tirer de leur diapason factice, avec les sons qui lui doivent être corrélatifs, ne sont pas non plus les véritables, et que les principes que les musiciens nous donnent pour vrais sous les nombres qu’ils ont admis, peuvent également l’être sous d’autres nombres, selon que la-mi-la sera plus ou moins bas ; ce qui rend absolument incertaines la plupart de leurs opinions sur les valeurs numériques qu’ils attribuent aux différents sons.
Je ne parle ici toutefois que de ceux qui ont voulu évaluer ces différents sons par le nombre des vibrations des cordes ou autres corps sonores ; car c’est alors qu’il faut nécessairement un diapason fixe pour que l’expérience soit juste ; il faudrait par conséquent des corps sonores qui fussent essentiellement les mêmes, pour qu’on pût statuer sur leurs résultats ; mais ces deux moyens n’étant point accordés à l’homme, vu que la matière n’est que relative, il est évident que tout ce qu’il établirait sur une pareille base, serait susceptible de beaucoup d’erreurs.
[Principes de l’harmonie]
Ce n’était donc point dans la matière ; qu’on aurait dû chercher les principes de l’harmonie, puisque, selon tout ce qu’on a vu, la matière n’étant jamais fixée, ne peut offrir le principe de rien. Mais c’était dans la nature même des choses où tout étant stable et toujours le même, il ne faut que des yeux pour y lire la vérité. Enfin, l’homme eût vu qu’il n’avait pas d’autre règle à suivre que celle qui se trouve dans le rapport double de l’octave, ou dans cette fameuse raison double qui est écrite sur tous les êtres, et d’où la raison triple est descendue ; ce qui lui eût retracé de nouveau la double action de la nature, et cette troisième cause temporelle établie universellement sur les deux autres.
Je bornerai là mes observations sur la défectuosité des lois que l’imagination de l’homme a pu introduire dans la musique ; car tout ce que j’y pourrais ajouter tiendrait toujours à cette première erreur, et elle est assez sensible pour que je ne m’y attache pas davantage. J’avertirai seulement les inventeurs, de bien réfléchir sur la nature de nos sens, et d’observer que celui de l’ouie, comme tous les autres, est susceptible d’habitude ; qu’ainsi ils ont pu y être trompés de bonne foi, et se faire des règles de choses hasardées, et de suppositions que le temps seul leur aura fait paraître vraies et régulières.
Il me reste néanmoins à examiner l’emploi que l’homme a fait de cette musique à laquelle il s’occupe presque universellement, et à observer s’il en a jamais soupçonné la véritable application.
[De la musique artificielle]
Indépendamment des beautés innombrables dont elle est susceptible, on lui connaît une loi stricte, c’est cette mesure rigoureuse dont elle ne peut absolument s’écarter. Cela seul n’annonce-t-il pas qu’elle a un principe vrai, et que la main qui la dirige est au-dessus du pouvoir des sens, puisque ceux-ci n’ont rien de fixe ?
Mais si elle tient à des principes de cette nature, il est donc certain qu’elle ne devait jamais avoir d’autre guide, et qu’elle était faite pour être toujours unie à sa source. Or, sa source étant, comme nous l’avons vu, cette langue première et universelle qui indique et représente les choses au naturel, on ne peut douter que la musique n’eût été la vraie mesure des choses, comme l’écriture et la parole en exprimaient la signification.
C’était donc uniquement en s’attachant à ce principe fécond et invariable, que la musique pouvait conserver les droits de son origine, et remplir son véritable emploi ; c’est là qu’elle eût pu peindre des tableaux ressemblants, et que toutes les facultés de ceux à qui elle se fût fait entendre, eussent été pleinement satisfaites. En un mot, c’est par là que la musique aurait opéré les prodiges dont elle est capable, et qui lui ont été attribués dans tous les temps.
Par conséquent, en la séparant de sa source, en ne lui cherchant des sujets que dans des sentiments factices, ou dans des idées vagues, on l’a privée de son premier appui, et on lui a ôté les moyens de se montrer dans tout son éclat.
Aussi, quelles impressions, quels effets produit-elle entre les mains des hommes ? Quelles idées, quels sens nous offre-t-elle ? Excepté celui qui compose, est-il beaucoup d’oreilles qui puissent avoir l’intelligence de ce qu’elles entendent exprimer à la musique reçue ? Et encore le compositeur lui-même, après s’être livré à son imagination, ne perd-il jamais le sens de ce qu’il a peint, et de ce qu’il a voulu rendre ?
Rien n’est donc plus informe, ni plus défectueux que l’usage que les hommes ont fait de cet art, et cela uniquement parce que s’étant peu occupés de son principe, ils n’ont pas cherché à les étayer l’un par l’autre, et qu’ils ont cru pouvoir faire des copies sans avoir leur modèle devant les yeux.
Ce n’est point que je blâme mes semblables de chercher dans les ressources infinies de la musique factice, les agréments et les délassements qu’elle peut offrir, ni que je veuille les priver des secours que malgré sa défectuosité, cet art peut leur procurer tous les jours. Il peut, je le sais, aider quelquefois à faire revivre en eux, plusieurs de ces idées obscurcies, qui étant mieux épurées, devraient être leur unique aliment, et qui peuvent seules leur faire trouver un point d’appui. Mais pour cet effet, je les engagerai toujours à porter leur intelligence au-dessus de ce que leurs sens entendent, parce que l’élément de l’homme n’est point dans les sens : je les engagerai à croire que quelques parfaites que soient leurs productions musicales, il en est d’un autre ordre et de plus régulières ; que ce n’est même qu’en raison du plus ou moins de conformité avec elles, que la musique artificielle nous attache et nous cause plus ou moins d’émotion.
[De la mesure]
Lorsque j’ai appuyé sur la précision de la mesure à laquelle la musique est assujettie, je n’ai pas perdu de vue l’universalité de cette loi ; je me suis proposé au contraire d’y revenir, pour montrer qu’en même temps qu’elle embrasse tout, elle a partout des caractères distincts. Et il n’y a rien ici qui ne soit conforme à tout ce qui a été établi ; on a vu la mesure tenir sa place parmi les facultés intellectuelles de l’homme, et entrer au nombre des lois qui le dirigent ; on a pu juger par-là que ces facultés intellectuelles étant elles-mêmes la ressemblance des facultés du principe supérieur d’où l’homme tient tout, ce principe doit avoir aussi sa mesure et ses lois particulières.
Dès lors, si les choses supérieures ont leur mesure, nous ne devons plus trouver étonnant que les choses inférieures et sensibles qu’elles ont créées y soient soumises ; et par conséquent, que nous trouvions dans cette mesure, un guide sévère de la musique.
Mais pour peu que nous réfléchissions sur la nature de cette mesure sensible, nous en verrons bientôt la différence avec la mesure qui règle les choses d’un autre ordre.
Dans la musique, nous voyons que la mesure est toujours égale ; que le mouvement une fois donné, se perpétue et se répète sous la même forme, et dans le même nombre de temps ; tout enfin, nous y parait si réglé et si exact, qu’il est impossible de n’en pas sentir la loi, et de ne pas en avouer la nécessité. Aussi cette mesure égale est-elle si bien affectée aux choses sensibles, que nous voyons les hommes l’appliquer à toutes celles de leurs productions qui n’ont lieu que dans une continuité d’action ; nous voyons que cette loi est pour eux comme un point d’appui sur lequel ils se reposent avec plaisir ; nous les voyons même s’en servir dans leurs travaux les plus rudes, et c’est alors que nous pouvons juger quel est l’avantage et l’utilité de ce puissant secours, puisqu’avec lui, le manœuvre semble adoucir des fatigues qui sans cela, lui paraîtraient insupportables.
[De la mesure sensible]
Mais aussi c’est-là ce qui peut aider encore à nous instruire sur la nature des choses sensibles ; car, nous offrir une telle égalité dans l’action, et je puis le dire, une telle servitude, c’est nous annoncer clairement que le principe qui est en elles, n’est pas le maître de cette même action, mais que dans lui tout est contraint et forcé, ce qui revient à ce qu’on a pu voir dans les différentes parties de cet ouvrage, sur l’infériorité de la matière. C’est par conséquent ne nous offrir qu’une dépendance marquée, et tous les signes d’une vie que nous ne pouvons reconnaître que comme passive ; c’est-à-dire, qui n’ayant pas son action à elle, est obligée de l’attendre et de la recevoir d’une loi supérieure qui en dispose et qui lui commande.
Nous pouvons remarquer en second lieu, que cette loi qui règle la marche de la musique, se manifeste de deux manières, ou par deux sortes de mesures connues sous le nom de mesure à deux temps et de mesure à trois temps. Nous ne comptons point la mesure à quatre temps, ni toutes les autres subdivisions qu’on a pu faire, et qui ne sont que des multiples des deux premières mesures. Bien moins encore pouvons-nous admettre de mesure à un temps, par cette raison que les choses sensibles ne sont pas le résultat, ni l’effet d’une seule action, mais qu’elles n’ont pris naissance et qu’elles ne subsistent que par le moyen de plusieurs actions réunies.
Or, c’est le nombre et la qualité de ces actions que nous trouvons à découvert dans les deux différentes sortes de mesures affectées à la musique, ainsi que dans le nombre de temps que ces deux sortes de mesures renferment. Et certes, rien ne serait plus instructif que d’observer cette combinaison de deux et de trois temps par rapport à tout ce qui existe corporellement ; ce serait là de nouveau où nous verrions clairement la raison double, et la raison triple diriger le cours universel des choses.
Mais ces points n’ont été que trop détaillés, je dois seulement engager les hommes à évaluer ce qui les environne, et nullement leur communiquer des connaissances qui ne peuvent être que le prix de leurs désirs et de leurs efforts. Dans cette vue, je terminerai promptement ce que j’ai à dire sur les deux mesures sensibles de la musique.
Pour savoir laquelle de ces deux mesures est employée dans un morceau de musique quelconque, il faut attendre nécessairement que la première mesure soit remplie ; ou ce qui est la même chose, que la seconde mesure soit commencée ; ce n’est qu’alors que l’oreille est fixée, et qu’elle sent sur quel nombre elle peut s’appuyer. Car, tant qu’une mesure n’est pas complétée de cette manière, on ne peut jamais savoir quel sera son nombre, puisqu’il est possible de toujours ajouter des temps à ceux qui ont précédé.
N’est-ce pas alors nous montrer dans la nature même, cette vérité si rebattue, que les propriétés des choses sensibles ne sont pas fixes, mais seulement relatives, et qu’elles ne se soutiennent que les unes par les autres. Car sans cela, une seule de leurs actions en se manifestant, porterait son vrai caractère avec elle, et n’attendrait pas, pour se faire connaître, qu’on la comparât.
Telle est donc l’infériorité de la musique artificielle et de toutes les choses sensibles, qu’elles ne renferment que des actions passives, et que leur mesure, quoique déterminée en elle-même, ne peut nous être connue que relativement aux autres mesures avec lesquelles on en fait la comparaison.
[De la mesure intellectuelle]
Parmi les choses d’un ordre plus élevé et absolument hors du sensible, cette mesure s’annonce sous des traits plus nobles ; là, chaque être ayant son action à lui, possède aussi dans ses lois une mesure proportionnée à cette action, mais en même temps comme chacune de ces actions est toujours nouvelle, et toujours différente de celle qui la précède et de celle qui la suit, il est aisé de voir que la mesure qui les accompagne ne peut jamais être la même, et qu’ainsi ce n’est pas dans cette classe qu’il faut chercher cette uniformité de mesuré qui règne dans la musique et dans les choses sensibles.
Dans la nature périssable, tout est dans la dépendance, et n’annonce qu’une exécution aveugle, qui n’est autre chose que l’assemblage forcé de plusieurs agents soumis à la même loi, lesquels concourant toujours au même but et de la même manière, ne peuvent produire qu’un résultat uniforme, quand ils n’éprouvent point de dérangement ni d’obstacles à l’accomplissement de leur action.
Dans la nature impérissable, au contraire, tout est vivant, tout est simple, et dès lors chaque action porte toutes ses lois avec elle. C’est-à-dire, que l’action supérieure règle elle-même sa mesure, au lieu que c’est la mesure qui règle l’action inférieure, ou celle de la matière et de toute la nature passive.
Il ne faut rien de plus pour sentir la différence infinie qu’il doit y avoir entre la musique artificielle, et l’expression vivante de cette langue vraie que nous annonçons aux hommes comme le plus puissant des moyens destinés à les rétablir dans leurs droits. […]