« Votre doyen, dit-il, m’avait vanté un livre intitulé les Erreurs et la Vérité ; je l’ai fait venir pour mon malheur. Je ne crois pas qu’on ait jamais rien imprimé de plus absurde, de plus obscur, de plus fou et de plus sot. »
Nous reproduisons ici un texte peu connu, publié en appendice des Documents maçonniques recueilles et annotés par François Favre (Paris, Libraire Maçonnique de A. Teissier, 1866, p. 426-433).
L’appréciation de Mirabeau, en ce qui concerne le livre du théosophe Saint-Martin, intitulé des Erreurs et de la Vérité, est de tous points inexacte. Le jugement de Voltaire que nous allons rapporter, beaucoup trop sévère encore, n’est cependant pas entaché de la même erreur et n’emprunte rien à cette méthode déplorable qui consiste à torturer un texte pour y découvrir toutes les interprétations, la plus naturelle exceptée.
On connaît la lettre du philosophe de Ferney à d’Alembert, datée du 22 octobre 1776 :
Votre doyen, dit-il, m’avait vanté un livre intitulé les Erreurs et la Vérité ; je l’ai fait venir pour mon malheur. Je ne crois pas qu’on ait jamais rien imprimé de plus absurde, de plus obscur, de plus fou et de plus sot. »
Ce doyen était le duc de Richelieu, avec lequel M. de Saint-Martin entretint, pendant plusieurs années, des relations assez suivies, et qui désirait vivement présenter son protégé à Voltaire, alors arrivé à l’apogée de la gloire et de la popularité. La première fois qu’il avait été question du livre des Erreurs et de la Vérité, Voltaire avait déjà répondu au duc qui lui faisait l’éloge de l’auteur et de son œuvre :
Le livre que vous avez lu tout entier, je ne le connais pas ; mais, s’il est bon, il doit contenir cinquante volumes in-folio sur la première partie, et une demi-page sur la seconde. »
Le maréchal de Richelieu se vantait, sans doute, en assurant qu’il avait Iule livre en entier ; esprit frivole et superficiel, on ne comprendrait pas qu’il eût pris quelque plaisir à une pareille lecture ou qu’il en eût tiré quelque profit; la déconvenue et la colère de Voltaire s’expliquent plus facilement, et l’irritable philosophe peut être justifié, dans une certaine mesure, de son jugement sévère et de quelques-unes des épithètes dont il l’a fait suivre, si l’on veut bien tenir compte de l’abîme qui sépare le plus net, le plus spirituel, le plus humain des philosophes et des écrivains, du génie le plus obscur et le plus troublé que la France ait jamais produit. Mais comment excuser Mirabeau, lorsqu’il répète à la suite de M. Boden [1] Note du site P.I. Johann Joachim Christoph Bode, journaliste et éditeur a fait imprimer Examen impartial du livre intitulé Des erreurs et de la vérité, par un « frère laïque en fait de sciences » (s.l et s.d., 118 p). Bode croit trouver sous une forme allégorique l’histoire de la mainmise des jésuites sur la Franc-Maçonnerie. Il publie ce petit livre pour le distribuer aux membres de SOT lors du Convent de Wilhelmsbad pour les convaincre de refuser l’emprise des martinistes sur la réforme qu’ils proposent. Pour Bode, les jésuites avaient inventé la Franc-Maçonnerie Templière pour soutenir la cause des Stuart catholiques, puis après la suppression de l’ordre des jésuistes pour le maintenir en secret et combattre le protestantisme. Rationaliste Bode voit dans les martinistes le bras des jésuites dont le dessein est de détruire la franc-maçonnerie. qu’il y a « un chiffre à ce livre, » et que « tout s’explique clairement et simplement, en donnant un sens caché à certains mots ? »
L’obscurité du texte est la conséquence naturelle du sujet du livre ; elle existe encore après les explications de M. Boden, et elle est telle que l’auteur du plus remarquable travail qui ait été publié sur Saint-Martin, M. Matter, avoue en toute franchise qu’un grand nombre de points sont restés tout à fait obscurs, indéterminés et inexpliqués pour lui. Cependant M. Matter a eu entre les mains les deux seuls manuscrits connus et tout récemment découverts, du Traité de la Réintégration, par dom Martinez de Pasqualis, l’initiateur et le premier maître du jeune officier du régiment de Foix, et il est remonté ainsi, en quelque sorte, jusqu’à la source intellectuelle du célèbre théosophe ; il a retrouvé et consulté un grand nombre de lettres et quelques manuscrits inédits de celui-ci; il l’a suivi, enfin, jusqu’à sa mort, recueillant jusqu’au moindre détail et creusant sa pensée. Aussi, est-il probable que l’auteur lui-même n’aurait donné aucune explication satisfaisante des passages dont M. Matter n’a pu percer l’épaisse obscurité, malgré sa connaissance approfondie de Bœhme, de Swedenborg et des théosophes modernes, et, en tous cas, il est certain que le sens caché qu’on a cru découvrir dans cet ouvrage et dans quelques autres du même genre, n’a jamais existé que dans l’imagination des commentateurs.
La doctrine de Martinez Pasqualis repose tout entière sur la réintégration de l’homme dans son innocence primitive, et sur les rapports que cette réintégration lui permet d’établir, — ou de rétablir, puisque suivant la tradition religieuse acceptée par le mystagogue, ils existaient avant la chute, — avec les agents intermédiaires d’abord, puis, enfin, après l’entier achèvement de l’œuvre, avec Dieu ou avec son Verbe.
Cela va beaucoup plus loin, dit avec raison M. Matter, [2] Saint-Martin le philosophe inconnu, par M. Matter, conseiller honoraire de l’Université. Paris, librairie académique de Didier et Cie, 1 vol. in-8. que les ambitions les plus hautes du spiritualisme actuel. Celles-ci se bornent au commerce avec les défunts ; celles-là ramènent l’homme à sa primitive grandeur. »
Les opérations théurgiques, qui ont pour objet de mettre les adeptes en rapport avec les agents intermédiaires, prenaient une grande place dans l’enseignement de dom Martinez ; elles paraissent, au contraire, avoir été négligées par Saint-Martin, qui les rejetait et les méprisait comme trop matérielles, et qui vivait dans la pure contemplation, dans un commerce tout spirituel avec les agents supérieurs et même avec Dieu. Les rapports de Martinez avec la Franc-maçonnerie furent aussi beaucoup plus fréquents et plus suivis que ceux de Saint-Martin. Thory attribue à chacun d’eux l’introduction ou la fondation d’un ordre particulier ; mais le fait est bien moins certain, en ce qui concerne Saint-Martin, qu’à l’égard de Martinez. Les Loges qui, du nom de l’un et de l’autre furent appelées Loges Martinistes, étaient composées, il est vrai, de théosophes, de mystiques, de mystagogues, d’individus adonnés aux opérations théurgiques, aux évocations et à toutes les pratiques de la cabale hermétique et de la magie moderne ; mais leurs doctrines et souvent les formes extérieures de l’initiation, n’avaient aucun rapport avec les rituels de Martinez ou avec ceux attribués à Saint-Martin. Le premier introduisit en France l’Ordre des Élus-Cohen [3]( Thory, dans son Histoire du Grand Orient, publie une longue dissertation de M. Alexandre Lenoir, sur l’étymologie du mot cohen, qu’il écrit : Koên, coën, et choen. Cette étymologie nous paraît cependant des plus simples : les juifs de l’Alsace désignent encore certains de leurs prêtres par le mot hébreux cohn ; Martinez, qui lui-même était d’origine israélite, donna à ses adeptes ce nom mystérieux pour la foule, mais dont le sens était des plus clairs pour ses anciens coreligionnaires et pour lui. ] dont Thory cite tout au long le formulaire de réception, dans son Histoire du Grand Orient (pp. 244 et suiv.) ; formulaire de tous points conforme aux données principales de la doctrine de la réintégration [4. A ce propos, il n’est pas sans intérêt de noter le fait suivant : le formulaire de réception des Elus-Cohen et toute la doctrine de l’Ordre, sont fondés sur la tradition biblique de la chute originelle et du rachat futur de l’homme ; la doctrine de Martinez était, comme on l’a dit, un mélange de gnosticisme et de judaïsme christianisé, nourris tous deux de la kabbale, quoique son auteur n’ait peut être jamais eu une connaissance directe et raisonnée des théories des gnostiques et que la plupart des écrits kabbalistes fussent également ignorés de lui. Il était donc, pour ainsi dire, gnostique et kabbaliste sans le savoir, et ne s’en croyait pas moins bon chrétien ; sauf la reconnaissance de la hiérarchie officielle de l’Église, ni lui, ni Saint-Martin ne pensaient être séparés des orthodoxes sur aucun point essentiel ; ils se considéraient eux-mêmes comme parvenus à un degré de perfection plus élevé, grâce à une faveur et à une révélation toutes spéciales, mais leurs écrits comme ceux de leurs disciples, parmi lesquels se trouvent plusieurs prêtres, témoignent de leur respect pour tous les points essentiels de la croyance et de la révélation chrétiennes. Dans les conditions religieuses qui étaient celles de ces adeptes, on a peine à comprendre comment, parmi les principaux et les premiers initiés, figure le baron d’Holbach, plus connu par son scepticisme et même par l’athéisme dont il ne faisait pas mystère, que par son respect pour les enseignements traditionnels de l’Ancien ou du Nouveau Testament. Mais aux cérémonies habituelles, s’ajoutaient des opérations théurgiques dont le secret n’a pas été révélé par les initiés.
L’illuminisme, sous toutes ses formes, avait, à cette époque, envahi la Franc-maçonnerie ; et, à la veille de la grande réforme, du grand mouvement révolutionnaire qui se préparait, toutes les idées, toutes les imaginations, toutes les erreurs, toutes les vérités antérieures se pressaient à la fois dans les cervelles humaines, d’où elles débordaient sous les formes les plus disparates, tantôt brillant du plus vif éclat de la lumière, tantôt plus obscures que la nuit.
M. Joseph de Maistre, dans les Soirées de Saint-Pétersbourg, parle très au long et avec plus de bienveillance qu’on ne pouvait en attendre d’un pareil historien, des illuminés de France, qui sont tous, d’après lui, des disciples de Martinez et surtout de Saint-Martin.
Je les ai beaucoup vus, dit-il, j’ai copié leurs écrits de ma propre main. Ces hommes, parmi lesquels j’ai eu des amis, m’ont souvent édifié, souvent ils m’ont amusé. »
Et ailleurs, après avoir parlé de l’aversion de la secte pour toute autorité et hiérarchie sacerdotale, il ajoute :
Le plus instruit, le plus sage, le plus élégant des théosophes modernes, Saint-Martin, dont les ouvrages furent le code des hommes dont je parle, participait cependant de ce caractère général. »
Du reste, M. de Maistre distingue fort bien les Illuminés des Franc-maçons.
Je ne dis pas, répond-il à l’interlocuteur qu’il se donne dans l’ouvrage que nous venons de citer, que tout Illuminé soit Franc-maçon ; je dis seulement que tous ceux que j’ai connus, en France surtout, l’étaient. »
Il est en effet dans la nature et il était dans la destinée de la Franc-maçonnerie, qu’un voile discret (malgré de si nombreuses indiscrétions) cache encore aux regards profanes, de servir d’asile à toutes les prétentions théurgiques et théosophiques de la mystagogie moderne. Les adeptes de ces arcanes n’ont cessé et ne cessent encore de lui emprunter les formes mystérieuses de ses initiations, pour greffer sur ce tronc toujours vigoureux toutes les fantaisies d’un spiritualisme en délire. La recherche et l’application rationnelle des principes de la morale humaine ne peuvent suffire à ces esprits surexcités, avides d’émotions religieuses, et qui ne sauraient vivre sans une collaboration surnaturelle. Sous l’empire d’une inquiétude maladive, ils inventent ou reproduisent les cérémonies et les pratiques les plus étranges, et, sous prétexte d’enseignement supérieur et transcendantal, ils ne tardent pas à se séparer des hommes, pour vivre dans le commerce des anges, et s’élever jusqu’aux sommets de l’empyrée. De toutes ces tentatives si ambitieuses, filles de l’orgueil ou de la folie, à peine reste-t-il, après quelques années, un vague souvenir ; et, s’il se rencontre quelque érudit et patient historien, qui se consacre à faire revivre la mémoire des plus intelligents et des plus instruits de ces familiers des dieux, il s’épuise en vain à déchiffrer les énigmes sans nombre de leurs idéalités.
Martinez Pasqualis quitta subitement l’Europe, après avoir vu ses doctrines rejetées par la Grande Loge de France, par un arrêté du 12 décembre 1765. 11 mourut oublié et délaissé à Saint-Domingue, en 1779 [sic pour 1774]. Saint-Martin mourut à Aunay, le 13 octobre 1803, et non pas en 1804, comme Thory l’a rapporté par erreur.
Martinez, tout occupé de ses opérations théurgiques, vécut d’ombre et de mystère. Le seul écrit qu’il ait laissé est celui que nous avons cité plus haut, et dont voici le titre complet : Traité sur la réintégration des êtres dans leurs premières propriétés, vertus et puissances spirituelles et divines. M. Matter est le premier peut-être qui en ait eu connaissance, et, en tous cas, qui en ait parlé avec quelque étendue. Ce traité ne renferme que la première partie de la doctrine de Martinez, celle qui se rapporte à la chute ; la réintégration, qui était le point difficile, quoique les révélateurs ne soient embarrassés de rien, devait être abordée dans une deuxième partie, qui n’a jamais paru.
Au contraire de Martinez Pasqualis, Saint-Martin voyait le monde et écrivait beaucoup ; mais, dans ses écrits, il semble aussi désireux de voiler sa pensée, que son maître l’avait été de cacher sa vie. Le théosophe traversa la Révolution française, sans s’y mêler et sans la comprendre ; tout entier aux rêveries transcendantales de son mysticisme, il vivait de la seule passion de Dieu, « étranger sur la terre et s’y trouvant déplacé. » Esprit dévoyé, sans doute, honnête et de bonne foi cependant, comme il s’en trouve parmi les mystiques, et moins dangereux que la plupart de ceux-ci, toujours trop disposés à dénoncer, à calomnier et à torturer le prochain, par excès de zèle et de dévouement.
Porté par ses rêves « bien au-dessus du soleil, » « enseveli dans l’amour de Dieu, qui ne cesse de lui accorder des grâces supérieures et de lui révéler les plus sublimes vérités, » il ne sacrifia cependant point trop fréquemment, comme tant d’autres purs spiritualistes, aux plus grossières exigences de la matière. Son biographe déjà plusieurs fois cité, M. Matter, lui rend le témoignage suivant : « Sous le point de vue des idéalités et des aspirations morales, je ne connais pas de vie contemporaine, si haut que je la cherche, qui puisse être mise au-dessus de la sienne, encore qu’elle soit défectueuse, en fin de compte. »
Après avoir lu le livre de M. Matter, on ne peut que s’associer à son jugement ; mais on se demande aussitôt où sont les fruits de cette vie idéale, de ces aspirations élevées, de ces contemplations infinies ; qu’ont-elles produit, qu’ont-elles laissé après elles dont nous puissions aujourd’hui tirer quelque profit intellectuel ou moral ?
Saint-Martin, le plus intelligent des théosophes et des mystagogues, n’a pu arriver, de son propre aveu, au degré de perfection qu’il convoitait, et il n’aidera certainement personne à l’atteindre après lui. La voie qu’il a suivie est au contraire pleine de périls ; le mysticisme, contagieux comme la folie, sépare, comme elle, l’individu qui en est atteint, de son espèce, en lui enlevant la notion de sa destinée terrestre.
Peut-on dire d’un insensé qu’il est moral ou immoral, honnête homme ou coquin ? Et celui qui a délaissé la société des hommes, pour celle des anges et des dieux, peut-il avoir encore quelque raison de conformer sa vie aux enseignements d’une morale vulgaire ? Non-seulement il les méprise, mais il ne peut plus les comprendre ; étranger parmi les hommes, comment aurait-il pour ces êtres dégradés un peu d’amour ou de respect ? Enseveli dans ses rêves, ses devoirs et ses droits sont d’un autre monde. Mais, hélas ! lorsque par cet oubli volontaire et cette violation, coupable parce qu’elle est raisonnée, des lois les plus essentielles de son être et de son espèce, il croit approcher du sein de Dieu, il retombe et descend au-dessous de l’homme et de tous les animaux, dans les vagues régions où se débattent, sans conscience et sans volonté, les intelligences enchaînées par l’idiotisme ou par la folie.
François Favre
Notes :