Il n’existe en effet aucun portrait du fondateur de l’Ordre des Élus-Coëns, pourtant, lorsqu’on a la curiosité d’ouvrir un navigateur internet pour s’enquérir de l’aspect physique de ce personnage, on est étonné de découvrir l’existence de plusieurs portraits. Qu’en est-il de leurs authenticités ? D’où viennent-ils ? Tel est le sujet que nous nous proposons d’aborder ici.
C’est en 1893 qu’apparaît pour la première fois un portrait de Martinès de Pasqually. Il figure aux côtés de Marc Bédarride dans un livre à charge contre la franc-maçonnerie : Le Diable au XIXe siècle – ou, les mystères du spiritisme, la franc-maçonnerie luciférienne, publié par le Dr Bataille [1. BATAILLE, Dr, en collaboration avec le Dr Charles Hacks, Le Diable au XIXe siècle : ou, les mystères du spiritisme, la franc-maçonnerie luciférienne, Paris, Delhomme et Briguet, s.d. [1893], p. 377. Par la suite, entre 1894 et 1897, les deux auteurs publieront un journal mensuel sous le même titre.]. La légende figurant sous les portraits précise : « Les juifs dans la franc-maçonnerie, Marc Bédarride, fondateur du rite de Misraïm – Martinès de Pasqually, fondateur du Rite des Illuminés martinistes. »
Le portrait de Marc Bédarride est assez fidèle, mais il n’en est pas de même pour celui de Martinès de Pasqually. Du reste, l’auteur ne donne aucune précision sur l’origine du portrait qu’il présente.
Le Dr Bataille est l’un des nombreux pseudonymes utilisés par Gabriel Jogand-Pagès (Léo Taxil, Miss Daina, Adolphe Ricoux…). Né le 21 mars 1854 à Marseille, et mort le 31 mars à Sceaux en 1907, ce publiciste, mystificateur et écrivain-polémiste est l’auteur de nombreux ouvrages anticléricaux, antimaçonniques et de quelques romans. Indiscipliné dès l’adolescence, ses parents avaient été contraints de le placer dans une maison de correction tenue par des jésuites. Il garda de cet épisode une aversion envers l’autorité et la religion. Devenu journaliste, il fonda une ligue anticléricale et publia des ouvrages polémistes comme À bas la calotte ! (1879) ; Les soutanes grotesques, 1879 ; Le fils du jésuite, 1879 ; Les jocrisses de sacristie, 1879 ; La Chasse aux corbeaux, 1879 ; Prêtres, miracles et reliques, 1879 ; Calottes et calotins, 1880 ; La Clique noire, 1880 ; Les Bêtises sacrées, 1880 ; Les Friponneries religieuses, 1880 ; La Marseillaise anticléricale, chant des électeurs, 1881 ; Les Amours secrètes de Pie IX, par un ancien camérier du pape, 1881 ; La Bible amusante pour les grands et les petits enfants, 1882 ; Une pape femelle – Roman historique,Aventures et crimes de la Papesse Jeanne, 1882 ; Les Livres secrets des confesseurs dévoilés aux pères de famille, 1883 ; La Prostitution contemporaine, 1883 ; Jeanne d’Arc, victime des prêtres, 1884 ; La vie de Jésus, 1884.Plusieurs de ces livres lui valurent des poursuites et il fut condamné pour insulte à la religion et outrage à la morale publique. Ses attaques répétées contre la religion lui valurent également l’excommunication. Initié dans la franc-maçonnerie au début de l’année 1881, il en est exclu au bout de quelques mois pour fraude littéraire.
Quelques années plus tard, en 1885, Gabriel Jogand-Pagès adopta brutalement des idées opposées à celles qui avaient été les siennes jusqu’alors. Il devint antirépublicain et entre- prit un pèlerinage à Rome pour obtenir le pardon du pape Léon XIII. Devenu catholique radical, il adopta alors une position antimaçonnique extrémiste. La critique de la franc-maçonnerie devint bientôt son fonds de commerce, avec des ouvrages comme Les Frères trois points (1886), La Franc- maçonnerie dévoilée (1887), Les Assassinats maçonniques (1890), ou Le Diable au XIXe siècle, les mystères du spiritisme, la franc-maçonnerie luciférienne (1890), publications qui connurent un certain succès.
Passé maître dans l’art de distiller les fausses informations, Gabriel Jogand-Pagès, alias Dr Bataille et Léo Taxil, fut à l’origine d’une mystification accusant la maçonnerie de satanisme et de complot, idées qui feront florès, et que certains associeront bientôt à toutes les formes d’ésotérisme (magnétisme, rosicrucianisme, etc.). Il ira jusqu’à inventer des personnages fictifs, qu’il accusera de satanisme, comme Diana Vaughan, affaire qui prit des proportions telles qu’il fut contraint d’avouer publiquement avoir tout inventé lors d’une conférence donnée à la société de géographie de Paris le 19 avril 1897. Désavoué, il quitta finalement Paris et devint correcteur typographique. Après ces événements il n’écrivit plus guère, si ce n’est L’Art de bien acheter, guide de la ménagère, mise en garde contre les fraudes de l’alimentation, qu’il publia en 1904 sous le pseudonyme de Jeanne Savarin. Cette courte évocation de la biographie du Dr Bataille permettra à chacun de mesurer le crédit qu’il convient d’apporter au pseudo-portrait de Martinès de Pasqually publié en 1893.
Il est probable que le faux portrait de Martinès de Pasqually serait resté marginal si Arthur Edward Waite (1857-1942) ne l’avait pas repris dans The Secret Tradition in Freemasonry, [2. WAITE, Edward, The Secret Tradition in Freemasonry, and an analysis of the inter-relation between the craft and the high grades in respect to their term of research, expressed by the way of symbolism, vol. II, London, Rebmann Limited, 1911, p. 177.] ouvrage publié en 1911, qui connut un certain succès chez les amateurs d’histoire de l’ésotérisme. Pourtant, dès 1938, Gérard Van Rijnberk le dénonçait comme faux, soulignant les erreurs dont est parsemé le livre du Dr Bataille : « Parmi les duperies évidentes se trouve (tome II, p. 377) un soi-disant portrait de Martinès ! » [3. VAN RIJNBERK, Gérard, Un Thaumaturge au XVIIIe siècle, Martinès de Pasqually, sa vie, son œuvre, son ordre, t.2, Lyon, Derain-Raclet, 1938, p. 40.] Plus tard, dans un article publié en 1965 dans la revue l’Initiation, Robert Amadou dénonçait à son tour ce portrait apocryphe.
Il sera rarement publié après 1911 et il aura fallu l’avènement de l’Internet pour le faire sortir de l’ombre. Voyant ce portrait sur la toile, nombre d’internautes non francophones, ne pouvant par conséquent pas comprendre les commentaires lui étant associés, penseront qu’il s’agit d’un document authentique et le reproduiront comme tel. Ainsi, depuis une dizaine d’années a-t-on vu ce faux être largement diffusé au point de tenir lieu parfois de « portrait officiel ». Comble de l’ignorance, en 2007, Trevor Stewart le plaçait sur la couverture du Treatise on the Reintegration of Beings, une traduction anglaise du Traité sur la réintégration des êtres de Martinès de Pasqually éditée chez Septentrione Books.
Les publications en langue française ne sont pas en reste dans la diffusion de ce faux portrait de Martinès de Pasqually. Ainsi, en mai 2013, la revue Le Monde des religions le reproduisait en illustration d’un article de Virginie Larousse intitulé « La longue lignée du martinisme ». [4. Le Monde des religions, hors-série, n° 10, « 20 clés pour comprendre l’ésotérisme », juin 2009, p. 50.]
Entretemps, en 2007, Gabriel Atencio, peintre et architecte colombien de talent, avait réalisé un tableau à partir de la version publiée dans The Secret Tradition in Freemasonry. Peu connue, cette huile d’excellente facture nous montre le personnage dans la même attitude que celui popularisé par Waite. Notons que Gabriel Atencio est également l’auteur d’une toile représentant Louis-Claude de Saint-Martin que l’on peut considérer comme étant l’un des plus beaux portraits du Philosophe inconnu.
Une silhouette intrigante
À la fin de l’année 2009, un libraire parisien nous communiqua un dessin venant de Suède révélant la silhouette d’un personnage avancé comme étant Martinès de Pasqually. Nous découvrîmes bientôt que ce nouveau pseudo-portrait était également présenté sur une page de l’encyclopédie en ligne Wikipédia. Il semble y avoir fait son apparition en novembre 2009, époque où il a été placé en ligne par un internaute signant sous le pseudonyme de « Ohjay ».
Rappelons que ce type de dessin, inventé par Étienne de Silhouette (1709-1767), représente un profil tracé à partir de l’ombre d’un personnage. Il est généralement noirci à l’encre de chine ou découpé sur un papier coloré. Un détail semble montrer que le dessin censé représenter Martinès de Pasqually a été modifié pour lui donner cet aspect. En effet, le cou du personnage est recouvert d’une cravate tracée en blanc, ce qui est en contradiction avec la technique utilisée pour obtenir une silhouette. Il reste néanmoins possible que cet effet ait été obtenu par découpage, mais le contour également trop détaillé de la chevelure ne correspond pas à ce qu’on trouve générale- ment sur ce type de document.
Précisons qu’aucun élément ne permet d’accorder la moindre authenticité à ce portrait fantôme. L’auteur de ce document a-t-il cherché à imiter des images existant déjà dans l’iconographie martiniste ? C’est probable, on se souviendra en effet des silhouettes de Jean-Baptiste Willermoz, du duc Ferdinand de Brunswick et du comte de Virieu, qui furent réalisées par Grasmeyer lors du convent de Wilhemsbad en 1782 [5. JOLY, Alice, Un mystique lyonnais et les secrets de la franc-maçonnerie, 1730-1824, Macon, Protat frères, 1938, p. 182, d’après le Ms 5426 de la bibliothèque municipale de Lyon.].
Quoi qu’il en soit, l’aspect énigmatique d’un portrait cachant les traits d’un personnage dont il ne présente que l’ombre a séduit nombre d’amateurs de mystères. Quelques historiens se sont penchés sur ses origines sans pouvoir en établir la source réelle. Notons qu’il reste étonnant que son propriétaire, qui ne peut ignorer l’intérêt que présente un tel document, n’ait pas jugé utile de produire le moindre élément permettant d’en établir les origines. Cette situation nous permet de douter que cette silhouette ait le moindre rapport avec le fondateur de l’Ordre des Élus-Coëns.
Pour en terminer avec ce sujet, nous rappellerons qu’il n’existe, à ce jour, aucun portrait de Martinès de Pasqually. Les seules informations dont nous disposons sur son aspect physique sont celles figurant sur un certificat de catholicité daté du 29 avril 1772. Ce document le présente comme étant de
« moyenne taille, cheveux noirs, portant perruque ». [6. VAN RIJNBERK, Gérard, Un thaumaturge au XVIIIe siècle, Martinès de Pasqually, sa vie, son œuvre, son ordre, op. cit., p. 8.]
Gérard Van Rijnberk précise : « Voilà, si elles sont exactes, les seules — j’insiste sur le mot seules — particularités connues sur l’apparence extérieure de Martinès. » Depuis quelques années, nombre de documents martinistes du XVIIIe siècle ont été découverts, soit dans des fonds publics, soit chez des particuliers. Aucun ne comporte de gravure reproduisant le portrait tant recherché. Gageons cependant que l’histoire nous réserve encore quelques surprises, et qu’un tel document nous révèle enfin le portrait de ce théosophe inconnu.
Dominique Clairembault
Notes :