Rechercher la langue primitive de l’humanité, en découvrir les traces dans les langues humaines a été une des passions du XVIIIe siècle. De nombreux auteurs s’y sont essayés, comme John Locke, Jean-Jacques Rousseau, Étienne Bonnot de Condillac ou Antoine Court de Gébelin, l’auteur du Monde primitif analysé et comparé avec le monde moderne. Louis-Claude de Saint-Martin n’ignorait pas leurs thèses ; aussi aborda-t-il ce sujet dès son premier ouvrage pour souligner leur méprise. Pour lui en effet, la langue ne trouve pas son origine dans l’exemple et l’instruction comme ils l’affirment ; elle est la marque du divin dans l’homme. Celui-ci la reçut comme principal attribut dès son origine, mais il en fut dépouillé après sa prévarication. Il lui en reste toutefois des vestiges qui pourraient le ramener jusqu’à sa source.
La langue, attribut du mineur spirituel
Saint-Martin aborde le problème des langues dès son premier ouvrage, Des erreurs et de la vérité [1] Saint-Martin, Louis-Claude de, Des erreurs et de la vérité, Le Lis, 1979, chapitre VII, p. 452-538. Nous désignerons cet ouvrage par les initiales E.V., pour l’affiner avec le Tableau naturel des rapports qui existent entre Dieu, l’homme et l’univers [2] Saint-Martin, Louis-Claude de, Tableau naturel des rapports qui existent entre Dieu, l’homme et l’univers, Le Tremblay, Diffusion Rosicrucienne, 2001. Nous désignerons cet ouvrage par les initiales T.N. , deux ouvrages fortement imprégnés de la doctrine de Martines de Pasqually [3] En 1799, en réponse à la question de l’Institut : « Déterminer l’influence des signes sur la formation des idées », Louis-Claude de Saint-Martin écrira un essai sur les signes et sur les idées dans Controverse avec Garat, Paris, Fayard, 1990, p. 169-238). Ce texte sera intégré dans Le Crocodile, chant 70. Par ailleurs, son ouvrage De l’esprit des choses reprendra nombre de points évoqués dans cet article au sujet de la langue primitive et des langues conventionnelles.. Pour celui-ci, tout être est assujetti à sa loi – ou son principe – et reçoit, pour opérer à l’intérieur des bornes qui lui sont prescrites, des facultés appropriées. L’homme – le mineur spirituel – en a reçu trois : la pensée, la volonté et l’action. Ces facultés, pour se manifester, nécessitent des attributs analogues, qui « ne sont autre chose que la connaissance d’une langue commune à tous les êtres pensants » (E. V., 466). Saint-Martin la qualifie d’« intellectuelle, intérieure et secrète », et elle est l’attribut par excellence de l’homme, « être immatériel et intellectuel » (E. V., 466), c’est-à-dire de l’homme dans sa première origine. Voyons quelles en sont les caractéristiques.
La langue primitive est tout d’abord une, véritable et originelle, parce qu’elle est conforme au principe qui la dirige. Obéissant à la loi des êtres, elle ne peut être qu’unique et n’a qu’un seul but : celui qui est prescrit par cette même loi, et dont nous étudierons plus avant la teneur. Il s’agit donc d’une langue commune, intelligible à tous ceux qui appartiennent à la même classe d’êtres. L’homme la partage avec d’autres esprits que Saint-Martin qualifie de « vrais » ; par elle, il peut ainsi communiquer avec ses semblables.
Cette langue se caractérise par ailleurs par son adéquation aux choses : elle a « l’avantage d’être à couvert de toute équivoque, et d’avoir toujours la même signification, parce qu’elle tient à la nature des choses, et que la nature des choses est invariable » (E. V., 478). Elle peut donc être comparée à un seul et même calque invariable d’une réalité invariable ; elle n’est ni équivoque ni polysémique. Rendant compte de toutes les choses existantes, elle coïncide avec ces choses, dont elle est une image fidèle, l’exacte copie.
Dans le Tableau naturel, Saint-Martin précise que le mineur spirituel ne possède pas une mais deux langues pures :
La première a pour objet les choses divines et n’a que quatre Lettres pour tout alphabet ; la seconde en a vingt-deux et s’applique aux productions, soit intellectuelles, soit temporelles du Grand Principe. » (T. N.,97.)
Nous y reviendrons lorsque nous aborderons les fonctions de la langue primitive ; contentons-nous de préciser pour l’instant que les quatre lettres du premier alphabet forment le Grand Nom, le nom divin : yod, hé, vav, hé [4] Le lecteur qui souhaiterait approfondir ce sujet pourra trouver quelques éléments de réponse dans le Cahier des langues de Louis-Claude de Saint-Martin, publié par Robert Amadou dans la revue Les Cahiers de la tour Saint-Jacques, n° VII, 1961, en particulier l’article « Le verbe auxiliaire être », p. 150-151..
Comme toute langue, la langue primitive se manifeste de deux façons : par la parole, certes, mais aussi par l’écriture, ce qui suppose que l’homme, dans son état premier – état qui l’avait doté d’un corps glorieux et non d’un corps de matière –, possédait le sens de l’ouïe et celui de la vue. C’est ce qu’affirme Saint-Martin dans Des erreurs et de la vérité :
[…] l’homme avait des sens par où tout s’opérait comme aujourd’hui, avec cette différence qu’ils n’étaient pas susceptibles de varier dans leurs effets, comme les sens corporels de sa matière […] » (E. V., 470).
L’ouïe et la vue sont pour le Philosophe Inconnu les deux seuls sens attachés à des actes intellectuels ; il n’est donc pas étonnant que le mineur spirituel, être immatériel et intellectuel, en ait fait usage. L’écriture de la langue primitive est faite de tout ce que renferme la nature, et seulement elle, car en dehors, il n’y a rien de sensible. Elle s’applique à rendre compte avec exactitude de toutes les choses, tous les êtres qui en constituent les signes, décrivant aussi bien la forme d’un objet que sa couleur et la place qu’il occupe. Autant dire que ses caractères sont infinis, « aussi nombreux que les points de l’horizon » (E. V., 497), et que la nature produisant sans cesse de nouvelles choses, elle est toujours à s’écrire.
Les fonctions de la langue primitive
Pour Saint-Martin – comme pour les linguistes – la langue a pour fonction centrale, sinon spécifique, la fonction de communication avec intention :
[la parole de l’homme] ne lui est pas donnée pour ses besoins corporels, car il eût pu les satisfaire comme les bêtes, sans parler. Mais cette parole n’est efficace qu’autant que la pensée est forte et l’intention pure. Et c’est aussi par cette parole qu’il se prouve sa grandeur, puisque par elle il fait exécuter ses volontés à d’autres hommes et même à des animaux [5] Saint-Martin, Louis-Claude de, Duroy d’Hauterive, Jean-Jacques, Willermoz, Jean-Baptiste, Les Leçons de Lyon aux élus coëns, préface et introduction de Robert Amadou, Paris, Dervy, 1999, Saint-Martin, le 28 février 1776, p. 318.. »
Par conséquent, pour le Philosophe inconnu, les animaux n’ont pas de langue à proprement parler, car « une langue a pour but d’exprimer les pensées, que les pensées sont le propre des Principes intellectuels, et que j’ai assez clairement démontré que le Principe de la bête n’est point intellectuel, quoiqu’il soit immatériel » (E. V., 464). La loi de l’animal étant de sentir, il dispose donc des seuls moyens de réaliser ses facultés : exprimer des sensations, ce qui ne nécessite pas un langage élaboré. Les langues naturelles humaines, au contraire, se caractérisent par leur possibilité de produire une infinité de messages distincts avec des moyens finis – quelques milliers d’unités qui vont se combiner –, car elles possèdent une double articulation qui les distingue du langage animal, du cri et des systèmes de communication non phoniques : la première est la subdivision de la chaîne des significations en unités constitutives minimales ayant à la fois une forme et un sens : les monèmes ; la seconde est la subdivision de ces monèmes en unités plus petites ayant une forme mais pas de sens : les phonèmes, des signes sonores minimaux au nombre de 30 à 50 suivant la langue [6] Cf. les travaux du linguiste André Martinet..
En fait, pour Saint-Martin, tout être possède un langage qui s’accorde à ses facultés – plus ou moins complexe suivant sa classe – et lui permet de communiquer – avec une gradation dans la notion d’intention – avec ses semblables. Puisque les attributs d’un être sont appropriés à ses facultés, et que celles-ci découlent de sa destination, il nous faut donc considérer la position du mineur spirituel pour comprendre comment sa langue peut être son principal attribut « au-dessus de tout prix » (E. V., 452).
L’homme n’est émané du sein de la Divinité qu’après la prévarication des esprits pervers – donc totalement vierge de toute connaissance du mal –, et c’est cette innocence qui le rend apte à occuper les trois fonctions pour lesquelles il sera émancipé : administrer l’univers, commander les sept agents principaux « préposés pour soutenir l’univers et pour être les ministres de l’homme [7] Saint-Martin, Louis-Claude de, Les Voies de la sagesse, œuvres posthumes, « Rapports spirituels et temporels de l’arc-en-ciel », Le Tremblay, Diffusion Rosicrucienne, 2000, p. 81-94. » et dominer les prévaricateurs pour les empêcher de profaner la Cour divine. Il opère donc dans les quatre mondes – divin, surcéleste, céleste et terrestre – des faits de justice et de puissance pour la plus grande gloire de Dieu. Telle est la destination du mineur spirituel. Voyons à présent comment sa langue va lui permettre de l’accomplir.
L’homme, nous l’avons vu, reçoit deux langues : l’une pour les choses divines, hors du temps, et l’autre pour les productions intellectuelles et les productions temporelles, ce qui s’accorde naturellement à sa position médiane dans la figure universelle. La première est son armure et son blason ; elle est le sceau rayonnant de sa divine origine, sa gloire à l’image de la gloire divine, celle qui proclame :
Ecce Homo, voilà l’homme, […] voilà le signe et le témoin du principe éternel des êtres, voilà la manifestation vivante de l’universel axiome [8] Saint-Martin, Louis-Claude de, Ecce Homo, Le Tremblay, Diffusion Rosicrucienne, 1993, p. 77. Cette phrase clôt l’ouvrage.. »
Mais cette gloire ne lui est pas pour autant destinée, elle est l’organe de la justice divine, car l’homme ne doit pas tant punir les esprits pervers que les ramener dans l’amour divin en manifestant la grandeur et la miséricorde du Créateur :
[…] les punitions qu’il [le mineur] aurait eues à mettre en usage auraient été plutôt des reproches et des enseignements que des fléaux et des molestations, il aurait plutôt cherché à toucher l’être pervers qu’à le tourmenter ; enfin, il aurait été plutôt son bon intellect que son persécuteur [9] Les Voies de la sagesse, op. cit., « Traité des bénédictions », Le Tremblay, Diffusion Rosicrucienne, 2000, p. 52.. »
La seconde langue lui sert pour le commandement des êtres sensibles et matériels et des êtres spirituels, dont il peut disposer comme d’une arme dans son combat contre les prévaricateurs.
Martines de Pasqually nous apprend par ailleurs que le mineur dispose du privilège de communiquer de façon directe, immédiate et intégrale, avec la pensée divine – il a donc une parfaite connaissance des lois et des plans du Créateur –, mais aussi avec ses semblables et les esprits démoniaques – ce qui lui permet de contrer leurs néfastes projets et de les assujettir en étant leur bon intellect. À son tour, Saint-Martin décrira ce don en utilisant la métaphore du Livre de l’Homme grâce auquel le mineur reçut « toutes les lumières et toutes les Sciences de ce qui a été, de ce qui est et de ce qui sera ; et le pouvoir de l’homme était si étendu alors, qu’il avait la faculté de lire à la fois dans les dix feuilles du Livre et de l’embrasser d’un coup d’œil » (E. V., 253).
La langue primitive est donc bien à l’image de l’homme, comme l’homme est à l’image de Dieu : elle peut tout nommer de façon exacte, parce que le mineur possède la connaissance universelle. Celui-ci n’étant borné ni par le temps ni par l’espace, elle ne connaît aucune limite : il est possible de lire toutes les pages d’un livre à la fois comme les pensées dès qu’elles se forment. L’on est donc dans la simultanéité et non dans la succession, dans la fusion et non dans l’altérité, dans l’éternité et non dans la temporalité. Cette langue primitive est en fait le Verbe, le produit des deux premières facultés divines, l’effet conjugué de la pensée et de la volonté, la parole faite acte :
Ce verbe, que vous ignorez peut-être et que vous considérez comme une chose incompréhensible, n’était que l’intention [la pensée] et la volonté qui devaient opérer par la parole [l’action] de ce premier homme [10] Martines de Pasqually, Traité sur la réintégration des êtres dans leur première propriété, vertu et puissance spirituelle divine, établie et présenté par Robert Amadou, Le Tremblay, Diffusion Rosicrucienne, 1995, p. 116. Martines de Pasqually.. »
Agir sur la langue en la mettant en action, c’est agir sur la réalité ; par elle, le mineur va pouvoir accomplir sa destination première. On se souvient comment par le fiat Dieu créa l’univers ; avec le Verbe qui fut placé en lui, l’homme reçut comme second privilège la possibilité de se donner à lui-même une postérité spirituelle, à la condition qu’il opère avec le Créateur [11] Au sujet du rapport de la langue aux choses, le lecteur pourra lire avec profit le Traité des bénédictions (dans Les Voies de la Sagesse, op. cit.), le mot bénédiction signifiant « bien dire » ou « parole du Fils » en hébreu.. Or, ces dons qui devaient être les organes de la gloire divine furent les instruments de la chute de l’homme. Destinés à révéler la lumière, ils enténébrèrent pour longtemps la malheureuse postérité humaine.
L’obscurcissement de la langue primitive
Le mineur, qui n’avait aucune connaissance du mal, laissa de mauvais intellects s’insinuer en lui. Poussé par les esprits pervers, il revendiqua d’autres privilèges et tenta de forcer sa propre loi en se voulant l’égal de Dieu. En d’autres termes, il désira parler une autre langue que celle qu’il avait reçue. Le Créateur, fidèle à ses décrets, ne l’en empêcha pas, mais l’homme vit se réduire ses facultés originelles, et par conséquent les attributs correspondants, autrement dit la langue primitive. Le privilège d’une communication directe – par lequel il avait pu prévariquer – lui fut aussitôt retiré : de pensant, il devint pensif. L’intimité d’amour entre Dieu et lui exigea dès lors le truchement d’esprits. De plus, ne sachant plus comment s’adresser aux autres êtres spirituels ni les comprendre, l’homme perdit l’empire qu’il avait sur eux.
Sa liberté consiste désormais à choisir d’opérer ou non avec les bons ou les mauvais intellects qui peuvent s’insinuer en lui. Mais leurs pensées, pour être reçues, doivent s’unir aux « couleurs sensibles de la région que nous habitons » (T. N., 347), car l’homme, à présent revêtu d’une forme matérielle et exilé dans les bornes ténébreuses de privation divine, ne peut plus connaître que par le sensible, et doit lui-même utiliser des « objets sensibles pour signes de [ses] idées » (T. N., 248). Aussi Saint-Martin distingue-t-il les « signes analogues, réguliers et achevés » des « signes difformes et irréguliers » que sont les langues ou l’écriture conventionnelles (T. N., 184-185). Les premiers traduisent les pensées justes et vives, les secondes les pensées reçues des hommes ou les pensées fausses et dévoyées des « agents mêmes de l’erreur » (T. N., 186).
Le mythe de Babel retrace ce passage de la langue primitive aux langues conventionnelles. Mais pour Saint-Martin, le récit de la Genèse rend compte non pas tant de la multiplicité des langues et de la disparité des idées, que de « l’obscurité et [de] la confusion de l’intelligence de ces peuples » (T. N., 246) qui produisit une altération de la langue primitive commune, lorsqu’au sein de l’unité s’insinua, par l’adultère de la prévarication, la diversité qui fit s’éloigner l’homme de son centre, de son principe et de sa loi. Dès lors, il donna aux choses « des noms qui venaient de lui, et qui n’étant plus analogues à ces mêmes choses, ne pouvaient plus les désigner, comme leurs noms naturels le faisaient sans équivoque » (E. V., 457). En fait, de même que « la matière apparente voile et sépare tout être mineur de la connaissance parfaite de toutes les œuvres considérables qu’opère à chaque instant le Créateur [12] Martines de Pasqually, Traité sur la réintégration, op. cit., p. 172. », les langues conventionnelles, par leur structure même, voilent et séparent l’homme d’une origine qu’il nous faudra définir.
Des langues étrangères
Des langues « fausses et opposées » – étrangères à l’homme, parce qu’elles proviennent de la division – apparaissent donc parallèlement aux langues « pures » : à celle qui dispose de 4 lettres va s’adjoindre une langue de 2 lettres [13] Le nombre 4 est l’image de l’action divine opposée aux esprits pervers ; le nombre 2, celle de la puissance perverse servant de réceptacle à tous les fléaux de la justice divine. Cf. Saint-Martin, Louis-Claude de, Les Voies de la Sagesse, « Lois temporelles de la justice divine… », Le Tremblay, Diffusion Rosicrucienne, 2000, p. 120. ; à celle de 22 lettres, une langue de 5 lettres (T. N., 97). L’homme, qui embrassait d’un coup d’œil toutes les feuilles du Livre, ne va plus pouvoir les lire que l’une après l’autre. Saint-Martin, par cette métaphore, souligne ce que les linguistes vont désigner comme étant une des caractéristiques des langues humaines : la linéarité du message. Il est en effet impossible de dire tous les mots à la fois ; ceux-ci doivent s’égrener l’un après l’autre, dans une chaîne parlée dite syntagmatique, soumise à des règles grammaticales, avec cette conséquence qu’aucun d’eux ne supporte à lui seul le sens, qui, dès lors, ne peut apparaître qu’après-coup, une fois les mots prononcés ou lus. Nous voyons donc déjà – sans pouvoir toutefois nous y attarder – en quoi les langues conventionnelles s’inscrivent dans la temporalité, et par conséquent dans la limite : peut-être y a-t-il entre la langue primitive et les langues conventionnelles la même différence de niveau qu’entre l’émanation et la création, ce qui est immédiat et ce qui est médiat – dont la définition est, rappelons-le : ce qui ne touche à une chose que par une autre.
L’homme possédait des signes analogues aux choses ; il n’a plus à sa disposition que des signes arbitraires. Pour le linguiste Ferdinand de Saussure (1857-1913), le signe n’unit pas une chose à un nom, mais un concept à une image acoustique qui est l’empreinte psychique du son matériel [14] Saussure, Ferdinand de, Cours de linguistique générale, Paris, Payot, 1980, p. 98.. Il s’agit donc d’une entité psychique à deux faces, le rapport d’un signifié – le concept – à un signifiant – l’image acoustique –, qu’il formalise ainsi : s (signifié) / S (signifiant), la barre manifestant l’opposition – et non plus l’analogie – entre ces deux éléments. Car le signifiant est immotivé, conventionnel par rapport au signifié « avec lequel il n’a aucune attache naturelle dans la réalité [15] Ibid., p. 101. ». Le signe arbitraire opère donc un détachement par rapport au monde ; mieux, il s’y substitue, et peut dès lors tenir lieu de la réalité, même en son absence. En conséquence, les langues humaines structurent le monde indépendamment de ce qui peut effectivement s’y passer. Si la langue primitive était le calque invariable d’une réalité invariable, celle-ci se trouve désormais découpée de façon différente selon les cultures. Ainsi l’arabe dispose-t-il de centaines de mots pour désigner le chameau, quand le français n’en a qu’un.
L’homme, dans sa première origine, était sujet de son principe, le terme « sujet » étant à entendre comme « personne soumise à une autorité ». Son libre arbitre ne pouvait donc s’exercer qu’au sein des bornes prescrites. Après la prévarication, cet assujettissement de l’homme à son principe n’est pas levé – même si, oubliant sa divine origine et sa destination première, il se fourvoie en s’éloignant de son centre –, mais il se double d’un assujettissement à la langue extérieure. Le signe linguistique, en effet, ne se caractérise pas seulement par son arbitraire mais aussi par son immutabilité. Comme l’affirme Ferdinand de Saussure, « non seulement un individu serait incapable, s’il le voulait, de modifier en quoi que ce soit le choix qui a été fait, mais la masse elle-même ne peut exercer la souveraineté sur un seul mot ; elle est liée à la langue telle qu’elle est [16]16. Ibid., p. 102.. » Celle-ci préexiste à l’individu, elle le précède et lui survit. Certes, le mineur spirituel était également sujet de la langue primitive, dans la mesure où celle-ci était l’attribut qui lui permettait d’opérer à l’intérieur de sa loi ; mais il la recevait en quelque sorte de l’intérieur, alors qu’il la reçoit désormais de l’extérieur, d’une communauté linguistique qui, pas plus que lui, ne peut se l’approprier.
L’homme et sa langue : une relation marquée d’impossible
L’homme se trouve donc doublement « borné », sujet et de son principe et d’une langue qui lui est étrangère. Or, cette langue, par sa structure même, a pour effet de le couper de la réalité, à laquelle elle se substitue ; le Philosophe inconnu affirmera qu’elle lui voile les régions lumineuses de sa naissance tout en les désignant, en même temps qu’elle suscite en lui le désir de retourner vers l’unité.
La langue, en effet, a pour propriété de rendre quelque chose présent au moyen d’un substitut que cette chose n’est pas : le signifiant. Mais en contrepartie, celui-ci sépare de la réalité le sujet qui parle, en en tenant lieu. Certes, l’homme peut désormais maîtriser le monde et s’y situer lui-même en disant « je », mais il n’y a plus accès que par la médiation du signe qui lui interdit toute relation immédiate, fusionnelle : le « monde » d’avant le langage est alors ressenti comme perdu. Tous les mystiques ont d’ailleurs rendu compte du fait que la relation au divin est de l’ordre de l’indicible, si ce n’est à dire ce que Dieu n’est pas.
Saint-Martin souligne donc l’impossibilité d’envisager l’être en dehors de son principe. Pour lui, les langues conventionnelles proviennent toutes de la langue primitive dont – nous le verrons plus loin – elles portent l’empreinte, si bien que même l’athée, en parlant, manifeste malgré lui le principe qu’il voudrait anéantir (T. N., 66). Elles sont la conséquence de la séparation de l’homme d’avec son état premier et son désir primordial, qui est désir de Dieu, perdu comme tel et ne pouvant plus être représenté que par des objets de substitution qui ne le satisferont jamais. Ainsi la notion de désir intervient-elle, chez Saint-Martin, pour souligner la méconnaissance de l’homme quant à son véritable objet, et il n’a de cesse de l’exhorter à se déprendre de voies qui ne sont pas les siennes.
Les traces de la langue primitive
Derrière le voile des apparences, au-delà de la confusion des langues, se dissimule la langue primitive, qui n’est donc pas perdue mais seulement obscurcie. Car comment l’homme pourrait-il encore exister s’il perdait son principe ? Aussi Saint-Martin s’élève-t-il contre ceux qui recherchent l’origine des langues dans l’exemple et l’instruction, autrement dit au-dehors de l’homme, dans ses lois particulières, quant elle réside dans le principe qui l’anime (E. V., 460-462). Cette extériorité que soulignent certains observateurs n’est que la conséquence de la prévarication de l’homme et ne relève donc pas de son essence, car « il est condamné à ne rien opérer, même par ses facultés intellectuelles, sans le secours d’une réaction extérieure, qui les mette en jeu et en action » (E. V., 461). Quelles sont donc les traces de la langue primitive au sein des langues conventionnelles, ou plus exactement les « emblèmes expressifs de la loi des êtres » ?
L’immutabilité du signe est un premier indice renvoyant à la langue primitive commune à toute une classe d’êtres : au rapport naturel désormais impossible entre les signes et la réalité va se substituer un rapport conventionnel, afin qu’existe une langue commune et partageable par tous ceux qui en font l’apprentissage.
Saint-Martin remarque par ailleurs que toutes les langues, même les moins élaborées, sont régies par une grammaire. Or, les relations qu’entretiennent les différentes fonctions grammaticales présentent de troublantes analogies avec les relations qui sont à l’œuvre dans le tableau universel (T. N., 473-485). Les trois fonctions fondamentales et nécessaires pour exprimer une idée complète – nom ou pronom actif, verbe, nom ou pronom passif – ont quelque chose à voir avec le principe ternaire gouvernant les êtres intellectuels – agent, action, produit –, et elles agissent sur les unités secondaires – substantif et adjectif – comme l’Intelligence suprême agit sur les êtres. Ces unités accessoires suivent quant à elles les lois régissant la matière. La grammaire sous-tend si fortement les langues humaines qu’elle imprègne même le langage inventé par la personne atteinte de glossolalie. C’est dire qu’elle est à l’image du principe de toute chose.
S’il avait vécu au XXe siècle, Saint-Martin n’aurait pas manqué de s’intéresser aux travaux du philosophe britannique John L. Austin (1912-1960). Pour ce dernier en effet, les langues ne servent pas seulement à décrire la réalité, elles peuvent aussi accomplir des actes grâce à des énoncés dits « performatifs » permettant de faire quelque chose par la parole elle-même. Le locuteur, au moment où il parle, réalise l’action ; Austin a d’ailleurs titré l’ouvrage dans lequel il expose cette théorie : How to do Things with Words (Quand dire, c’est faire [17] Austin, John L., Quand dire, c’est faire, Paris, Le Seuil, 1970. ). Les verbes performatifs, conjugués à la première personne du singulier de l’indicatif présent, et employés souvent lors de circonstances particulières relevant de conventions sociales, agissent du fait même d’être utilisés [18] Austin affinera encore ses propos en distinguant les actes de langage illocutoires – accomplis en disant quelque chose – des actes de langage perlocutoires – accomplis par le fait de dire quelque chose.. On peut citer notamment les verbes marier, baptiser, promettre, féliciter, ordonner… Tous ont pour point commun d’agir non pas tant sur les choses que sur les relations, sur la parole qui circule entre les êtres, et il nous semble qu’à ce titre ils sont à l’image du Verbe, du fiat lux de Dieu et de la parole créatrice que possédait aussi le mineur spirituel dans son état premier.
Cette langue originelle, l’homme va également s’efforcer de l’exprimer dans ses œuvres, et Saint-Martin, en des pages remarquables, montrera combien elle imprègne les sciences et les arts, et plus particulièrement la poésie [19] Le lecteur se reportera à ce sujet aux pages 486 à 530 des Erreurs et de la vérité. Ainsi les signes sensibles que nous employons pour manifester nos pensées sont-ils toujours tirés des signes « naturels et supérieurs », mais il s’agit là d’une similitude de forme et non d’essence. Certes, ils manifestent quelque chose de la divine origine de l’homme, mais ils ne sont que des « hiéroglyphes destinés à réactionner l’intelligence et la parole » (T. N., 205). Car si les langues conventionnelles participent du pâtiment de l’homme, elles sont aussi son remède et sa ressource pour sa régénération.
De la nostalgie à la résurgence
L’homme était fait pour l’unité. De son intimité avec Dieu, il garde une nostalgie qui s’exprime de multiples façons et à tous les niveaux de son être. Dans sa pratique de la langue par exemple, il n’a de cesse de rechercher l’expression la plus juste, l’adéquation parfaite entre le mot et la chose, obéissant, même malgré lui, au principe qui le gouverne, toujours en creux dans chacune de ses productions. S’il dispose encore aujourd’hui des attributs de sa grandeur, ceux-ci doivent être régénérées. Or, ils ne le peuvent que si l’homme le désire et consente à les appliquer à leur véritable objet.
Retrouver la langue perdue signifie avant tout pour Saint-Martin réanimer ses facultés ensevelies, retrouver les véritables noms des choses, et par là même son état premier. Des hommes, de tout temps et en tout lieu, ont eu connaissance de cette langue originelle, et ils ont pu appliquer les lois et les principes qui en découlaient dans des domaines aussi divers que la justice, le combat, le calcul et la vertu (E. V., 473). Or ne s’agit-il pas là d’une réminiscence du culte quaternaire que l’homme devait rendre à Dieu ?
Pour Saint-Martin, c’est par le désir et la volonté que nous pouvons retrouver notre langue véritable, « et vraiment le prix attaché à cette grâce est si modique et si naturel, qu’il est une nouvelle preuve de la bonté du principe qui l’exige, puisque cela se borne à demander à l’homme de […] croire que l’homme n’est point matière, et que la nature ne va pas toute seule » (E. V., 506-507). L’admiration, parce qu’elle éveille le désir de l’homme, peut aussi l’entraîner à reconquérir ses droits, et pour le Philosophe Inconnu, la poésie a cette vocation. Enfin, chacune des dix feuilles du Livre de l’homme doit être étudiée, et leur parfaite intelligence ne s’accomplira que lorsque toutes auront été connues. Mais elles demandent, pour être comprises, l’abandon de soi-même et de sa volonté propre au profit de « la loi de la Cause active et intelligente qui doit gouverner l’homme comme tout l’univers » (E. V., 472). Telle est « la grande affaire de l’homme ».
Pour de nombreux auteurs comme Leibniz, le Président de Brosses ou Court de Gébelin, la langue primitive était mimétique [20] Selon les auteurs, ce mimétisme a pu toucher aussi bien la parole que l’écriture. Voir à ce sujet le passionnant ouvrage de Gérard Genette, Mimologiques, Paris, Le Seuil, 1976., mais elle est progressivement devenue arbitraire, par dérivation ou substitution, perdant ainsi sa vertu première : exprimer un rapport vrai, fidèle, entre le mot et l’objet désigné. Certains ont tenté de réformer cette langue corrompue en créant une langue universelle ou un alphabet « organique » ; Saint-Martin, lui, a exhorté l’homme à se régénérer lui-même. S’il s’est appuyé sur certaines thèses de son siècle pour qualifier la langue primitive, c’est en l’homme, dans sa relation avec son principe et non dans les mutations des langues, qu’il a trouvé la cause de son altération. En cela, il s’inscrit dans la mouvance de ce que l’on pourrait appeler la « linguistique mystique [21] Pour plus de détails, le lecteur pourra se reporter à l’introduction de Robert Amadou au « Cahier des langues » de Louis-Claude de Saint-Martin, dans la revue Les Cahiers de la Tour Saint-Jacques, n° VII, 1961, p. 143-146. ».
Marie Frantz
Une quête éperdue et foisonnante : le Monde primitif de Court de Gébelin
Antoine Court de Gébelin est sans doute l’un des plus étonnants représentants de l’école comparatiste qui naît au XVIIIes iècle en même temps qu’un nouvel intérêt pour la langue primitive. Il rédige ainsi plus de 5 000 pages sur le sujet avec son Monde primitif analysé et comparé avec le monde moderne (1773-1782), dont le tome III est consacré à l’histoire naturelle de la parole. Court de Gébelin veut retrouver la langue mère, et pour cela il multiplie les recherches. À l’analyse étymologique du grec, du latin et du français, il joint des études sur les blasons, les jeux, les monnaies, les médailles, l’histoire profane et religieuse. Il reconstruit enfin une grammaire universelle valable pour toutes les langues.
Langue divine ou langue adamique : Leibniz
Dans son essai sur la Connexion entre les mots et les choses, Gottfried Wilhelm Leibniz s’interrogeant sur l’origine des langues évoque tour à tour la possibilité d’une origine divine à la langue originaire perdue des premiers êtres, ou bien humaine :
[…] les uns pensent qu’elle découle d’une institution divine, les autres qu’elle fut inventée par Adam inspiré par Dieu, lorsque selon la tradition, il donna leurs noms aux animaux. Mais une telle langue a dû s’éteindre entièrement, ou ne laisse que quelques débris où l’artifice n’est plus reconnaissable. » Pour Leibniz, si la langue primitive provint de Dieu, elle fut arbitraire ; provenant d’Adam, elle fut naturelle et mimétique à ses débuts. Ce philosophe rejettera par la suite l’hypothèse divine.
Une grammaire universelle : Dante Alighieri
Au début du XIVe siècle, Dante Alighieri, dans un traité intitulé De vulgari eloquentia, évoque une « forme linguistique » créée par Dieu en même temps que la première âme. Cette forma locutionis n’est ni une langue particulière, ni même la faculté de parler propre à l’humanité. Elle consiste dans une grammaire universelle, un ensemble de règles sous-jacentes à la formation de toutes les langues. Cette idée d’universaux linguistiques circule déjà largement dans la culture médiévale, avec des penseurs tels que Roger Bacon. Elle sera reprise par les grammairiens de l’Encyclopédie, pour lesquels les mots sont conventionnels, mais les principes de la grammaire fixes, éternels et universels. Elle perdure jusqu’à nous, avec la grammaire générative de Chomsky.
L’alphabet organique de Charles de Brosses
Charles de Brosses reconnaît lui aussi l’existence d’une langue primitive « commune à tout le genre humain, qu’aucun peuple ne connaît ni ne pratique dans sa première simplicité ; que tous les hommes parlent néanmoins, et qui fait le premier fond du langage de tous les pays » (Traité de la formation mécanique des langues et des principes physiques de l’étymologie , 1765).
Cette langue primitive est « organique, physique et nécessaire ». Organique, parce qu’idéalement, c’est l’organe vocal même qui dépeint les choses en les mimant. Ainsi, la dentale t désigne la fermeté, la fixité, parce que les dents sont « le plus immobile des organes de la voix » ; le c se formant dans la gorge représente le creux ou la cavité, et le son dur r la « rudesse des choses extérieures ». Ainsi, non seulement les mots reflètent la nature véritable des choses, mais le son même, tel qu’il est articulé par les organes phonatoires, reproduit physiquement leurs propriétés. Désireux de simplifier le travail des étymologistes, de Brosses invente deux alphabets dits « organiques ».
Notes :