La théorie du langage de Court de Gébelin est liée à un discours sur le mythe des origines, de la langue unique témoignant de l’harmonie universelle. ♦
Ce texte est en grande partie inspiré de deux ouvrages d’Anne-Marie Mercier-Faivre consacrés à Antoine Court de Gébelin :
- Un supplément à « L’Encyclopédie » : Le « Monde primitif » d’Antoine Court de Gébelin, Paris, Honoré Champion, collection « Les Dix-Huitièmes Siècles », 1999, 506 p.
- « Antoine Court de Gébelin et le mythe des origines », in Porset, Charles et Révauger, Cécile, Franc-Maçonnerie et religions dans l’Europe des Lumières, Paris, Honoré Champion, collection « Les Dix-Huitièmes Siècles », 1998, 216 p.
Sommaire
L’homme
Antoine Court de Gébelin (1725-1784) est un protestant actif. Son père, Antoine Court, le plus célèbre des refondateurs du protestantisme français, a fondé le séminaire de Lausanne, qui forme les pasteurs destinés aux cultes clandestins de France. Lui-même y enseignera d’ailleurs un temps la logique et la morale. Il reprendra sa charge de correspondant des Églises à sa mort.
Court de Gébelin est également économiste, physiocrate et franc-maçon convaincu : il est secrétaire puis second Surveillant de la célèbre loge des Neuf Sœurs, qui accueille aussi Voltaire, Franklin et Lalande. C’est un homme engagé. Considéré comme l’un des esprits les plus érudits de son temps, il inaugure la philologie comparée. Il est mêlé aux courants illuministes et les enrichit. Certes, il recherche le sens des mystères, mais il ne se rallie pas pour autant à l’ésotérisme ambiant.
À la recherche de la parole perdue : Le Monde primitif
a) Les objectifs
En tant que franc-maçon, Court de Gébelin recherche la « parole perdue » qui serait la clé de la connaissance et du bonheur. Mais cette quête est aussi teintée de sa culture protestante. Pour Luther déjà, la perte de la langue primitive, originelle et unique, est la source de tous les malheurs de l’humanité. Calvin [1] Dans Commentaire de la Genèse., quant à lui, considère que la Pentecôte a enfin permis aux hommes de se réunir dans la foi, en rendant les traductions possibles.
L’on retrouve cette idée d’unité chez Court de Gébelin : « […] il existe un ordre éternel et immuable qui unit le Ciel et la Terre, le corps et l’âme, la vie physique et morale, les Hommes, les Sociétés, les Empires, les générations qui passent, celles qui existent, celles qui arrivent, qui se fait connaître par une seule parole, un seul langage, par un seul type de Gouvernement, par une seule Religion, par un seul Culte, par une seule Conduite, hors de laquelle, de droite et de gauche, n’est que désordre, confusion, anarchie et chaos, sans laquelle rien ne s’explique, et avec laquelle tous les temps, tous les langages, toutes les allégories, tous les faits se développent, se casent, s’expliquent avec une certitude et une évidence dignes de la lumière éternelle, sans laquelle il n’y a point de vérité, et qui est elle-même la vérité faite pour tous les hommes, et sans laquelle il n’est point de salut [2]. Court de Gébelin, Antoine, Le Monde primitif…, tome VIII, p. xix. Mercier-Faivre, Anne-Marie, Un supplément à « L’Encyclopédie » : Le « Monde primitif » d’Antoine Court de Gébelin, Paris, Honoré Champion, collection « Les Dix-Huitièmes Siècles », 1999 ; « Court de Gébelin, Antoine », Dictionary of Gnosis & Western Esotericism, Brill, 2006, p. 279-281.. »
L’œuvre majeure de Court de Gébelin, Le Monde primitif analysé et comparé avec le monde moderne, est publiée entre 1773 et 1782 sous forme de neuf volumes de 500 pages environ chacun. Le « monde primitif » désigne ici le monde des origines jusqu’au début des temps historiques des Grecs et des Romains au VIIIe siècle avant J.-C. Il s’agit de remonter à la source des connaissances à travers ce que l’auteur appelle « les mots » (les langues) et « les choses » (les traditions, les mythes, les textes, les images). « Persuadé que tout est langage et que le monde est lui-même une allégorie, il a cherché à travers les racines des mots et des choses les secrets d’un grand ordre nécessaire et oublié [3] Mercier-Faivre, Anne-Marie, Un supplément à « L’Encyclopédie » : Le « Monde primitif » d’Antoine Court de Gébelin, Paris, Honoré Champion, collection « Les Dix-Huitièmes Siècles », 1999, p. 13.. »
Pour lui, toute manifestation culturelle est métaphorique et renvoie à autre chose qu’elle-même. Ce lien était autrefois univoque, « naturel » ; il y avait un pouvoir de vérité dans la langue primitive, car il y avait une correspondance entre les mots et les choses, mais la perte de cette langue fait désormais écran à ces vérités dont l’homme se trouve coupé, et que Court de Gébelin se propose de restituer à l’humanité. Son Monde primitif se veut le complément de l’Encyclopédie dont la publication vient de s’achever.
Le projet est annoncé en 1772 par une souscription dans les Éphémérides du citoyen. Il y est question entre autres de : l’origine du Langage et de l’Écriture ; la Grammaire universelle ; l’Alphabet et le dictionnaire de la Langue Primitive ; les rapports de tous ces objets avec nos alphabets, nos Grammaires et nos Langues modernes. La critique est étonnée par l’ampleur du sujet et le fait qu’un seul homme en soit à l’origine. D’emblée, Court de Gébelin s’affirme comme un concurrent direct du vulgarisateur le plus lu de son temps, l’abbé Pluche. Huit cents personnes souscrivent. Or, le système de la souscription est rare à l’époque.
Les premiers volumes séduisent, mais les lecteurs se lassent finalement d’entendre répéter les mêmes théories de volume en volume. Les dictionnaires étymologiques, publiés à partir de 1778, rebutent. Le public leur préfère la simplicité et l’ingéniosité des découvertes du Court de Gébelin des premiers volumes. Il attend surtout une révélation sensationnelle qui ne vient pas, car le dictionnaire de la langue primitive n’arrive toujours pas. « Le système est séduisant, mais improbable [4] Mercier-Faivre, Anne-Marie, Un supplément à « L’Encyclopédie »…, op. cit., p. 45.. »
Les critiques lui reprochent également son ton d’assurance et sa prétention à faire seul une tâche aussi immense. Il connaît cependant un formidable succès avant d’être rapidement oublié. Entre temps, Court de Gébelin est devenu un homme célèbre : il obtient pour trois ans le titre de Censeur royal
b) L’œuvre
Court de Gébelin tente de comprendre le monde primitif par ce qui en émerge dans le monde moderne. Il reprend pour cela des théories célèbres :
- Celle des onomatopées du Président de Brosses, Traité de la formation mécanique des langues et des principes physiques de l’étymologie, 2 vol., Paris, 1765 ;
- Celle des hiéroglyphes de l’abbé Noël Pluche, Histoire du ciel considéré selon les idées des poètes, des philosophes et de Moïse, 2 vol., Paris, 1749 ;
- Celle des trois âges de l’humanité de Vico.
La comparaison entre les langues, les religions, les écritures du monde primitif et celles du monde moderne doit conduire à la découverte d’une origine commune à travers des parentés profondes. Selon Court de Gébelin, la confusion de Babel n’est due qu’à la surpopulation et ne saurait donc être une malédiction divine.
Si l’homme a dû finalement renoncer à une langue et une religion uniques, c’est parce qu’il a été contraint de se disperser sur toute la surface de la terre et de subir par conséquent les influences modificatrices de climats, de reliefs, de régimes politiques, de tempéraments différents. Néanmoins, « […] la langue pure, celle qui dit la chose en disant le mot, existe donc encore. Ce n’est pas seulement l’hébreu qui a gardé les traces de la langue première, mais toutes les langues (particulièrement le celte). Après Babel, l’humanité n’a donc connu que des « perfectionnements », autrement dit des variations secondaires qu’on ne saurait assimiler à des progrès.
La perfection était là dès l’origine, et c’est vers cette origine que doit tendre l’homme moderne pour retrouver l’essence des choses. L’archéologie sera donc une résurrection du lien entre les mots et les choses tout autant qu’une description du monde des origines [5] Mercier-Faivre, Anne-Marie, Un supplément à « L’Encyclopédie »…, op. cit., p. 78.. » Le monde des origines nous semble chaotique et enseveli, parce que nous ne le comprenons plus. Court de Gébelin se propose donc de lui redonner du sens, de l’intégrer au savoir moderne et de revivifier celui-ci par cette découverte.
C’est par la connaissance des langues que l’on accède à la connaissance des choses. Saint Augustin l’affirmait déjà dans De la doctrine chrétienne : « Toute science a pour objet soit les choses, soit les signes, mais c’est par les signes que l’on apprend les choses. » (I, II, 2.). Étienne Bonnot de Condillac, l’auteur de l’Essai sur l’origine des connaissances humaines (1746), et Locke, pour qui le langage n’étant apparu que progressivement, il ne saurait y avoir d’idées innées, reprendront cette même idée. Mais Court de Gébelin va plus loin : la science elle-même est au cœur du langage. Pour lui, c’est la Nature qui est la cause première, unique et immuable ; il faut donc « saisir dans [elle] un principe inhérent à l’espèce humaine, et dont les effets ou les conséquences fussent nécessairement les mêmes pour tous les temps, pour tous les climats, pour tous les peuples. […] Tout est né de nos besoins [6] Court de Gébelin, Antoine, Le Monde primitif…, tome I, « Plan », p. 4. ».
Ce terme de « besoin » vient de Condillac, pour lequel besoin et langage restent liés. C’est sur cette théorie des « besoins » que Court de Gébelin va construire toute son argumentation. « Ces besoins ont été les mêmes pour tous, dans tous les temps, dans tous les pays ; […] Les enfants ont apporté, en naissant, l’impuissance de se suffire à eux-mêmes ; ils ont nécessairement appris de leur père les moyens connus de suppléer à cette impuissance ; c’est dans la nécessité d’observer, de comparer, de rapprocher les êtres physiques, dans la faculté d’en former, pour ainsi dire, de nouveaux êtres en les pliant à de nouvelles combinaisons, qu’ils ont trouvé la source inépuisable de nouveaux moyens pour remplir leurs besoins.
Il y a donc une chaîne continue qui lie tout à l’homme : il ne faut que bien connaître celui d’aujourd’hui pour connaître ceux de tous les siècles [7] Idem.. » Ainsi les besoins président-ils à la création du langage et des arts majeurs [8] Notamment l’apparition de l’agriculture, dont Court de Gébelin affirmera qu’elle naît en même temps que le langage., qui seront les mêmes pour tous et pour toutes les époques. Toutefois, contrairement à ce qu’affirme d’Alembert dans l’Encyclopédie [9] Pour cet auteur en effet, le premier objet qui nous occupe est notre corps, puis celui de nos semblables., la théorie des besoins selon Court de Gébelin ne prend pas en compte le corps individuel mais seulement le corps social, seul digne d’intérêt. C’est ainsi que, reprenant la théorie de Condillac sur l’émergence de la conscience individuelle, il l’applique au corps collectif.
Pour Court de Gébelin, il ne fait aucun doute que la Nature satisfait le même besoin par une multitude de moyens. Aussi analyse-t-il plus les constantes des civilisations que leurs différences : il s’agit de considérer ce qui a fait agir l’homme, et ce à travers toutes ses productions. Il pose la question de l’évolution, et il y répond en se servant encore de la théorie des besoins. Seul ce qui correspond à un besoin inhérent à la nature humaine a perduré, en ne subissant que de légères altérations, par exemple le langage religieux et les fables.
Court de Gébelin ne se contente pas de décrire, il analyse et compare : « Chaque chose, et chaque mot, doit trouver sa place et sa raison [10] Mercier-Faivre, Anne-Marie, Un supplément à « L’Encyclopédie »…,op. cit., p. 87.. » Il affirme s’appuyer sur « une démarche empiriste et sur les théories des sensualistes [11] Ibid., p. 88. ». Il s’agit en fait d’un système totalitaire, fermé, censé ordonner le monde autour d’un sens universel, et obéissant au principe de non-contradiction. « Le domaine des choses relève lui-même des mots : le réel n’existe que cartographié, ordonné chronologiquement, mis en forme par des récits et des descriptions. Pour Court de Gébelin, le monde n’existe que par le langage qui l’organise […] Ainsi l’histoire et la géographie sont des objets d’étude à déchiffrer au même titre que les fables et les blasons [12] Mercier-Faivre, Anne-Marie, Un supplément à « L’Encyclopédie »…,op. cit., p. 89. […]. »
Toutes les religions dérivent d’un même culte primitif. En cela, Court de Gébelin adhère aux théories de la religion naturelle de Voltaire et du vicaire Savoyard, avec quelques réserves cependant.
De l’origine du langage au XVIIIe siècle
Rechercher la langue primitive de l’humanité, en découvrir les traces dans les langues humaines a été une des passions du XVIIIe siècle.
Différents auteurs ont déjà traité de ce sujet. Parmi eux, nous pouvons citer :
- John Locke : le langage n’apparaît que progressivement (Essai philosophique concernant l’esprit humain, 1700).
- Alphonse Costadau, un dominicain : Dieu est l’auteur du premier langage, comme il le fut d’Adam et Ève (Traité historique et critique des principaux signes dont nous nous servons pour manifester nos pensées, 1717).
- Étienne Bonnot de Condillac : l’hypothèse de l’invention du langage est une « fiction épistémologique nécessitée par un devoir de philosophe » (Essai sur l’origine des connaissances humaines, 1746).
Pour de nombreux auteurs tentant d’expliquer le passage du cri non articulé au mot articulé, il faut admettre l’existence du langage pour que celui-ci puisse être inventé. « Si les hommes commencent par exister sans parler, jamais ils ne parleront », écrit Beauzée dans l’article « Langue » de l’Encyclopédie, réfutant ainsi Rousseau et son état de nature.
D’emblée, Court de Gébelin pose la question de savoir si l’homme a été créé d’emblée parfait ou non, « si l’homme ayant été formé dans cet état, aurait pu en sortir comme il l’a fait ; ou si le premier germe n’en fut pas placé au-dedans de lui par le Créateur, avec une telle force qu’il lui fût impossible de s’y refuser, et de ne pas faire dès les premiers instants, les pas les plus rapides vers sa perfection […]. Car suivant que l’on établit ou que l’on nie cette perfectibilité, l’Histoire des peuples s’éclaircit, ou devient une Fable absurde : l’homme doit toujours s’être montré ce qu’il est, très supérieur aux autres êtres, ou confondu avec les animaux, avoir rampé avec eux sur la terre, n’avoir été éclairé que par des hasards faibles et à de grandes distances les uns des autres, ou dirigé par une lumière supérieure, avoir travaillé sans cesse à se perfectionner [13] Court De Gébelin, Antoine, Le Monde primitif…, tome I, « Plan », p. 78-79.. »
Court de Gébelin ne tranche pas entre la conception du langage comme l’imitation par l’homme de l’acte divin ou celle du langage comme une invention humaine qui oblige Dieu à l’utiliser pour se faire entendre, autrement dit comme l’imitation par Dieu du langage humain : « Dieu pour lui n’invente pas le langage, il le révèle comme s’il avait existé de toute éternité dans la nature même des choses [14] Mercier-Faivre, Anne-Marie,Un supplément à « L’Encyclopédie »…, op. cit., p. 183.. » Il évite ainsi de répondre à la question : qui a pris la parole le premier, Dieu ou l’homme ? en posant un langage « parfaitement motivé, ressemblant à ce qu’il voulait évoquer pour être compris [15] Ibid., p. 184. », autrement dit un langage naturel, accordé aussi bien aux organes de l’homme et à ses facultés de raisonnement qu’à la nature même des choses, un langage qui procède par analogie, « à l’image et à la ressemblance » de la nature, si bien qu’il préexiste presque à la création de l’homme. « Les premiers qui donnèrent des noms aux choses […] n’inventèrent pas ces noms ; on n’invente rien et de quel poids eût été un langage de fantaisie ? Quel homme aurait pu dire le premier : tel mot signifiera telle chose ? et comment se serait-il fait entendre ? l’arbitraire n’a nulle autorité, et ne peut jamais faire loi, dans les mots comme dans la conduite des peuples et des familles [16] Court de Gébelin, Antoine,Histoire naturelle de la parole ou Origine du langage, de l’écriture et de la grammaire universelle à l’usage des jeunes gens, I, 1, 2, p. 10. .»
Pour Court de Gébelin, il ne fait aucun doute que l’homme et lui seul a reçu et des organes de la parole, et le désir et la nécessité de communiquer avec ses semblables. Examinons tout d’abord l’importance de la physiologie dans la représentation de la naissance du langage.
Pour certains auteurs en effet, l’origine du langage est physiologique : elle est liée aux organes vocaux de l’homme. Le langage imite par ailleurs la nature. Celle-ci étant identique pour tous les hommes, et ces derniers possédant tous des organes vocaux identiques, la langue primitive ne peut être qu’« organique et universelle ». C’est ce qu’affirme Turgot dans son ouvrage Sur les progrès successifs de l’esprit humain, 1750 [17] In Varia linguistica, Paris, Ducros, 1970, p. 122.. Cette idée aboutit à la notion d’une culture humaine identique, malgré les variations, quels que soient les lieux et les époques, notion qui sous-tend le Monde primitif. On voit donc bien que Court de Gébelin ne sacrifie pas au goût des sciences exactes de son époque, tout en s’inscrivant dans un système plus vaste, qui prend en compte le Créateur, c’est-à-dire une genèse de l’être humain. Il reprend par ailleurs le modèle du Président de Brosses, tel que celui-ci le décrit dans son Traité de la formation mécanique des langues et des principes physiques de l’étymologie, 1765, tome I, chap. III.
Toutefois, pour Court de Gébelin, l’origine du langage est aussi sociale. Comme Locke, et contrairement à Rousseau, il affirme en effet que la parole naît du besoin inné de communiquer avec ses semblables, autant pour subsister, exprimer ses besoins [18] Cf. la théorie des besoins de Condillac., que pour exprimer ses émotions. C’est pourquoi les enfants sauvages n’ayant pas rencontré leurs semblables ne parlent pas, bien que disposant des organes adéquats.
À la question de savoir comment l’homme est passé du cri au mot, Court de Gébelin apporte la réponse suivante : le cri, comme le geste, ont accompagné la naissance du langage sans la précéder. En fait, d’emblée, la langue est apparue sous trois aspects : le cri, le chant et la parole, « instrument merveilleux dont la Divinité fit présent à l’homme quand elle le forma, et qui devait lui servir à manifester ses sensations par des cris, ses plaintes par le chant, ses idées par la parole [19] Court de Gébelin, Antoine, Histoire naturelle…, op. cit., p. 66. ».
L’homme a d’abord imité les bruits de la nature avant de procéder par analogies. Les sons « imitent » le toucher, les goûts, les couleurs… Et ce n’est que la poésie qui peut aujourd’hui nous faire entendre cette langue musicale (cf. Herder, Traité sur l’origine de la langue, 1770). Pour Court de Gébelin, les premiers mots sont « simples et nécessaires », faits de monosyllabes dont la combinaison produira de nouveaux mots. Par contre, les idées abstraites sont nommées par métaphore, à partir de ce premier langage concret.
Les mots sont donc des peintures des choses, d’où l’idée d’un rapport existant entre l’idée et le son qui la représente : les voyelles peignent ainsi les sensations, et les consonnes les idées. De même, Giambattista Vico a décrit la langue humaine comme étant composée de mots « formés des interjections ou des monosyllabes que les hommes prononcèrent pour donner passage à la violence de leurs passions [20] Vico, Giambattista, La Science nouvelle, 1725-1743, p. 173.. » Pour lui, l’invention du langage obéit aux « lois de la nature universelle ; lois qui désignent les substances indivisibles comme les éléments dont toutes choses se composent, et en qui toutes vont se résoudre [21] Ibid., p. 176.. »
Tout naturellement, pour Court de Gébelin, comme pour le Président de Brosses [22] C’est le Président de Brosses qui a fourni des arguments à Court de Gébelin pour formuler sa thèse. Par contre, pour ce dernier, l’onomatopée n’est pas la seule imitation possible ; d’autres sens que l’ouïe sont convoqués pour créer des mots imitant la nature. et l’abbé Bergier [23] In Les Éléments primitifs des langues, 1764., il suffit d’attribuer son sens à chaque son pour retrouver la langue primitive qui procède par imitation. Ces sons se combinent ensuite entre eux pour former des mots d’une ou deux syllabes. Ainsi obtient-on la langue originelle, mère de toutes les autres langues, qui ne lui sont donc pas supérieures, contrairement à ce qu’affirment R. Simon, Costadau et Mersenne [24] Cf. Le Guern-Forel, Odile, thèse Lyon II Lumière, 1983..
Les mots de la langue primitive désignent tous des notions concrètes. Les sens abstraits, eux, sont obtenus par un emploi figuré de ces notions concrètes. Aussi Court de Gébelin annonce-t-il deux dictionnaires : le dictionnaire physique ou propre des langues (qui constitue un premier état de la langue primitive) et le dictionnaire figuré, ou des idées intellectuelles et morales. Il s’agit en fait d’un double dictionnaire « qui n’offre cependant que les mêmes mots [25] Court de Gébelin, Antoine, Le Monde primitif …, op. cit., tome III, p. 357-359. ».
Condillac soutient la même thèse : pour lui, nous l’avons vu, le langage naît du besoin [26] Condillac, Étienne Bonnot de,Essai sur l’origine des connaissances humaines, 1746, tome II, chap. I à IX.. Or le besoin tend à éviter le déplaisir pour rechercher le plaisir. Les premiers mots désignent donc tout naturellement d’abord les objets de crainte, puis les objets de plaisir. Puis ils nomment les choses – toutes choses – avant de les décomposer en leurs différentes parties : par exemple, l’arbre sera décomposé en racines, tronc, branches, feuilles… Les verbes et les adjectifs naissent de la volonté d’attribuer des qualités à ces choses. C’est à partir d’eux que naîtront plus tard les substantifs abstraits.
Dans le tome V, Court de Gébelin modifie ces répartitions : l’homme nomme d’abord ce qui l’entoure – les choses naturelles – puis ce qu’il fabrique ou transforme, enfin les objets « spirituels, intelligents ou moraux ». Le langage nécessite donc cette fois-ci trois dictionnaires et non plus deux : le dictionnaire physique, le dictionnaire des arts et le dictionnaire intellectuel. Dans le tome VIII, il remplace le dictionnaire physique par le dictionnaire concret, le dictionnaire des arts par le dictionnaire abstrait, et le dictionnaire intellectuel par celui des vérités supra-humaines.
S’interrogeant sur l’écriture, Court de Gébelin affirme que celle-ci naît en même temps que la parole. Les hommes la « trouvèrent si vite, et d’une manière si intimement liée avec le langage qu’on ne saurait décider lequel des deux arts fut inventé le premier [27] Court de Gébelin, Antoine, Le Monde primitif …, op. cit., tome III, 12. ». Toutefois, elle est liée aux activités agricoles, les chasseurs par exemple n’en ayant pas besoin, pas plus que les peuplades nomades qui ne possèdent rien. Elle s’inscrit donc dans une perspective historique et sociale : si ses origines sont uniformes, ses développements sont différents suivant les nations.
La peinture est la première forme de l’écriture primitive. L’art en général n’est pas un art d’agrément, mais un mode d’expression collective destiné à instruire les hommes. Ce que Court de Gébelin appelle poésie (le recours aux images, le sens de l’analogie, ce qu’il appelle l’allégorie) est un trait dominant de l’homme primitif.
La théorie de l’écriture de Court de Gébelin relève en fait de « l’idéomimographie généralisée », selon la terminologie de Gérard Genette [28] Genette, Gérard, Mimologiques, Paris, Le Seuil, 1976.. Comme l’abbé Pluche, il pense, avec Vico, que les hiéroglyphes ne cachent pas de mystérieuses et sublimes vérités, mais constituent une « peinture sommaire de choses très simples et surtout laïques » [29] Mercier-Faivre, Anne-Marie,Un supplément à « L’Encyclopédie »…, op. cit., p. 196. . Il n’y a donc pas de différence fondamentale entre la parole et l’écriture, pas plus qu’entre la poésie et la peinture. Toutes deux procèdent par imitation et sont par conséquent motivées et universelles ; elles naissent du besoin de communiquer pour assurer et la subsistance et la cohésion du groupe.
Court de Gébelin et les Élus coëns
Selon Auguste Viatte [30] Viatte, Auguste, Les Sources occultes du romantisme, Paris, Honoré Champion, 1979, tome I, p. 122., Court de Gébelin s’est imprégné des théories de Martinès de Pasqually, et notamment celle de la réintégration ( « Telle est la science du bonheur de l’homme considéré pendant le cours de ce qu’on appelle la vie, carrière d’épreuves, d’obéissance et de travail toujours récompensé par ses fruits ; passage pour arriver à la vie universelle et à la réintégration dans le sein du grand Auteur, source de tout ordre et de toute rémunération : telle est la science du bonheur de l’humanité considéré en masse, comme douée exclusivement d’intelligence et d’amour entre les œuvres du Créateur [31] Court de Gébelin, Antoine, Le Monde primitif …, op. cit., tome VIII, p. 580. »), mais aussi l’importance du ternaire et l’harmonie des nombres et du monde [32] Viatte, Auguste, op. cit., p. 56..
En tout cas, il est membre des philalèthes, l’obédience de Savalette de Langes que fréquentent plusieurs disciples de Martinès de Pasqually. Eux aussi recherchent « la doctrine perdue, la science antérieure à la chute de l’homme, à la punition de l’humanité et à sa dispersion rendue sensible par la confusion des langues [33] Conseil des Philalèthes en 1785 pour l’organisation de leur convent fraternel. ». Il connaît par ailleurs Isaac Iselin – qui est en relation avec Kirchberger, un ami de Saint-Martin – et Johannes Rudolf Frey – qui est en relation avec les élus coëns de Martinès [34] Cf. Faivre, Tony (Antoine Faivre, dit), « Lettres inédites et commentées de J. R. Frey, Isaac Iselin, Court de Gébelin 1778-1779 », revue L’Initiation, p. 194-204. Il y apparaît que Court de Gébelin fut bien élu coën, « gagné depuis longtemps aux idées concernant la réintégration » (p. 195). .
Robert Amadou affirme que Court de Gébelin fut élu coën et qu’il fut lié à Jean-Baptiste Willermoz et Louis-Claude de Saint-Martin [35] Amadou, Robert, « Court de Gébelin », Dictionnaire de la franc-maçonnerie, Paris, Le Livre de poche, coll. « La Pochothèque », 2000, p. 190-191.. Nous savons que ce dernier convainquit Court de Gébelin que les consonnes étaient l’image des sensations, et les voyelles celle des idées, contrairement à ce qu’il affirmait : « Gébelin avait cru que les consonnes étaient l’image des idées et les voyelles celle des sensations. C’est absolument l’inverse ; et à ce sujet je dois rendre hommage à sa douceur et à sa docilité. Je ne lui eus pas plutôt communiqué mon opinion qu’il se rendit, quoiqu’il eût été embrassé auparavant par Diderot pour l’opinion contraire [36] Saint-Martin, Louis-Claude de, « Cahier des langues », Les Cahiers de la Tour Saint-Jacques, n° 7, 1961, p. 186.. »
Le Philosophe inconnu infléchit également la pensée de l’auteur du Monde primitif au sujet des signes et de la langue primitive : « J’ai su de lui-même que par la suite ses idées avaient pris une autre direction, comme on s’en aperçoit dans ses derniers volumes. Il m’a même avoué plusieurs fois que mes conversations avec lui avaient un peu contribué à sa nouvelle manière de voir [37] Saint-Martin, Louis-Claude, « Réfutation de Gerando », revue L’Initiation, octobre-décembre 1966, p. 157.. »
Pour Robert Amadou, la rencontre entre les deux hommes eut lieu entre 1775, date de la publication du tome III du Monde primitif, et 1784, date de la mort de Court de Gébelin. « Il nous semble que le ton du présent article, écrit très vraisemblablement entre 1780 et 1787-1788, évoque ces deux rencontres comme des événements assez anciens. Il nous paraît probable aussi que Saint-Martin, comme Diderot, a dû exprimer à Gébelin son sentiment sur le tome III du Monde primitif peu après la publication de cet ouvrage. Nous croyons donc que Saint-Martin a rencontré Gébelin en 1775 ou dans les années immédiatement postérieures [38] Amadou, Robert, in « Cahier des langues », op. cit. , p. 186-187. Il se réfère également, pour soutenir l’hypothèse d’une amitié entre Gébelin et Saint-Martin, à deux lettres de ce dernier à Willermoz in Papus, Louis-Claude de Saint-Martin, Paris, 1902, lettres du 8 mai 1781 (« M. Court de Gébelin que bien connaissez aussi l’accompagne [le frère de Tavannes, T. P. Mtre] dans son voyage et prendra soin de lui ; il m’a fort engagé d’en être, mais vous savez les raisons qui me retiennent. ») et du 10 mai 1782 (« Dites cependant à la mère que j’ai vu Gébelin au sujet des remarques envoyées par M. Ch. de Monspey, il les trouve intéressantes et curieuses et ayant des rapports instructifs avec notre affaire. Pour moi qui ne les ai point vues, je prétends néanmoins que dès qu’il y est question de rapports de nombre, vous, la mère et tous les vôtres en pourriez juger mieux que Gébelin. »). . »
Anne-Marie Mercier-Faivre conteste néanmoins le fait que Court de Gébelin ait eu des relations importantes tant avec Willermoz qu’avec Saint-Martin : « Dans le fonds Willermoz de la Bibliothèque municipale de Lyon, je n’ai trouvé que trois références de lettres, peu significatives, tandis que dans la correspondance de Saint-Martin à Willermoz, il n’est question de lui qu’en termes distants [39] Note 160 de la page 157. Dans cette même note, l’auteur fait allusion à l’article de A. Mellor dans le Dictionnaire de la franc-maçonnerie et des francs-maçons, Paris, Belfond, 1971-79, p. 251, pour l’infirmer.. »
Une lettre conservée dans le Fonds Dubourg apporte une réponse définitive. En effet, le 10 juillet 1781, Jean-Baptiste Willermoz annonce à Mathias Dubourg :
Pour répondre à vos bonnes nouvelles fraternelles je vous fais part, très chers frères que sur la fin du mois de mai dernier nous avons reçus dans l’Ordre jusqu’au 4e grade compris le cher F. Frederic Tieman saxon, et jusqu’au 3e compris le cher F. Antoine Court de Gébelin de Paris, en présence du très R[espectable] frère vicomte de Tavannes qui a été leur proposant et leur répondant. Nous avons tous ici lieu de croire que nous avons fait en leur personnes deux très bonnes acquisitions pour l’Ordre. Le dernier pouvant y devenir par la suite très utile par ses talents rares et précieux après qu’on aura rectifié ses idées sur quelques points. » [40] Bibliothèque municipale de Toulouse, Fonds Dubourg, lettre de Jean-Baptiste Willermoz à Mathias Dubourg du 10 juillet 1781. Robert Amadou a reproduit cette en lettre dans Archives théosophiques, I, CIREM, 1981, p. 71-73.
La pensée de Court de Gébelin se rapproche de celle de Saint-Martin par certains aspects : « millénarisme, méfiance envers les prophètes modernes, les inspirés et importance des images [41] Mercier-Faivre, Anne-Marie,Un supplément à « L’Encyclopédie »…, op. cit., p. 105.. » D’ailleurs, certains lecteurs n’ont pas manqué de souligner quelques ressemblances, tel Desmont qui lui écrit :
« [j’ai] trouvé dans votre dernier volume [le volume VIII] certains principes jetés ça et là, parfaitement conformes à ceux que j’ai vu développés énigmatiquement dans un livre intitulé Des erreurs et de la vérité [42] Lettre de Desmont à Court de Gébelin du 13 juillet 1782, Société d’Histoire du Protestantisme français, Ms 1237.. »
Court de Gébelin lui-même connaît le premier livre du Philosophe inconnu, qu’il n’hésite pas à recommander. Ainsi, dans une lettre adressée à Isaac Iselin en date du 26 janvier 1779, J. R. Frey recopie celle qu’il vient de recevoir de l’auteur du Monde primitif :
« Connaissez-vous l’ouvrage intitulé Des erreurs et de la vérité ? On y lève une bien petite partie du voile, mais suffisamment pour fixer l’attention, et pour donner de ces objets la plus grande idée et un désir vif de la connaître. Peut-être fera-t-on paraître quelque chose de plus développé sur ces mêmes objets [43] Faivre, Tony, op. cit., p. 199. D’après sa lettre, Frey ne connaît manifestement pas Louis-Claude de Saint-Martin, dont il confond l’ouvrage avec celui d’un autre, « avocat à Nancy », qui a pour titre La Vérité rétablie. Mais il va avoir l’occasion de le découvrir grâce à une « lettre insérée dans le Journ. Encycl. de juillet 1775 [contenant] un éloge de cet ouvrage qui paraît être d’un homme très sensé, quoiqu’attaché aux mêmes idées » (lettre du 12 août 1779).. » Mais les théories du Philosophe inconnu sont plus explicitées et plus cohérentes.
Conclusion
Avec son Monde primitif, Antoine Court de Gébelin nous offre un système circulaire, continu, pour lequel seules importent les constantes et les systématisations : la langue est le monde, et le monde est l’homme ; il n’y a pas de rupture babélienne, l’homme primitif est le même que l’homme moderne, donc pas d’histoire, pas d’altération, seulement des développements, des extensions [44] Cf. Court de Gébelin, Le Monde primitif…, tome I, p. 4.. « La théorie du langage de Court de Gébelin est une eschatologie : les sons et les lettres ont pour visée de donner du sens à du discours et ce discours est un mythe d’origine, donc un projet pour le futur [45] Mercier-Faivre, Anne-Marie,Un supplément à « L’Encyclopédie »…, op. cit., p. 198.. »
« Court de Gébelin a réussi le rare exploit de plaire aux anti-philosophes tout en précipitant l’avancée des idées qu’ils combattaient [46] Ibid., p. 222.. » Même si ses théories sont dépassées, il demeure l’un des fondateurs de la phonétique moderne, de l’historiographie linguistique, de la grammaire comparative et de l’anthropologie linguistique. Mais il a voulu trop prouvé, trop concilié, et a abouti à un système totalitaire, clos, malgré des intuitions originales et des idées novatrices.
En 1787, Alexandre César de Chavannes reprend les idées de Court de Gébelin, sans vraiment le nommer, si ce n’est à la fin de son ouvrage, avec son Essai sur l’éducation intellectuelle avec le projet d’une science nouvelle : celui-ci constitue le premier livre d’anthropologie au sens moderne du terme. « Sa théorie du langage est exactement la même : « le langage, quel qu’il soit, n’est qu’un résultat de la conformation organique de l’homme et de son penchant à imiter [47] Chavannes, Alexandre César de, Essai sur l’éducation intellectuelle avec le projet d’une science nouvelle, 1787, p. III. », les différentes inflexions se divisent en sons et articulations (7 sons ou voyelles, 6 [48] Pour Court de Gébelin, les consonnes sont groupées en 7 catégories et non 6. Anne-Marie Mercier-Faivre signale n’avoir pas trouvé d’autre différence entre le système de Chavannes et celui de Court de Gébelin. articulations ou consonnes, labiales, dentales, nasales, réparties en fortes et faibles) répondant aux « touches » de l’instrument vocal, et exprimant, les premières les sensations, les secondes les idées. Les mots primitifs sont des peintures, et l’écriture primitive, d’où proviennent tous les alphabets, fut « destinée à peindre les objets ou les sons mêmes aux yeux [49] Chavannes, Alexandre César de, op. cit., p. 96. », etc. Tout ceci, à une exception près, est tiré du Monde primitif [50] Mercier-Faivre, Anne-Marie, Un supplément à « L’Encyclopédie »…, op. cit., p. 225. ). » Mais Chavannes place l’homme pluriel au centre de son œuvre, lorsque Court de Gébelin y plaçait le langage unique comme révélateur de l’harmonie universelle.
Le regard de Court de Gébelin, porté uniquement sur les constantes et les systématisations, préfigure peut-être celui des structuralistes. Il a en tout cas le mérite d’avoir considéré tous les hommes, de tous les temps et de toutes les nations, comme des frères.
Marie Frantz
Notes
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