Convaincu que le mouvement fondé par Papus s’est éloigné des principes énoncés par Louis-Claude de Saint-Martin, Jean-Marc Vivenza souligne dans ce nouveau livre la nécessité de réformer ce « Martinisme » en un « Saint-Martinisme » plus authentique.
Sommaire
Présentation de l’éditeur
L’originalité de Louis-Claude de Saint-Martin (1743-1803), fut d’insister sur l’importance de la réception silencieuse et intime de la « Présence Divine », ainsi que sur le caractère supérieur du cheminement « selon l’interne », déclarant qu’il était inutile de s’embarrasser de techniques pesantes et d’artifices grossiers, qu’il était vain de laborieusement s’attarder avec les élémentaires et les esprits intermédiaires, et qu’il convenait, tout au contraire sur le plan de l’itinéraire spirituel et initiatique, de s’ouvrir directement, par une sincère purification de l’âme, aux mystères de la génération essentielle du Verbe
Écartant ainsi, et rejetant les pratiques théurgiques qu’il jugeait dangereuses et contraignantes, celui qui se fit connaître sous le nom du « Philosophe Inconnu », tout en découvrant la proximité de sa pensée avec celui qui est incontestablement le « père de l’Église intérieure », à savoir Jacob Boehme (1575-1624), rompit avec les méthodes enseignées par Martinès de Pasqually (+ 1774), et prôna un retour à la simplicité évangélique en se faisant l’ardent défenseur d’une union substantielle avec l’Éternel par « l’œuvre de la prière », dans laquelle doivent absolument dominer la simplicité et le dépouillement, n’hésitant pas à encourager la possibilité d’une « théurgie interne », conçue comme étant un travail « opératif » hautement spiritualisé, écartant les pièges que ne manquent jamais de produire les procédés par trop dépendants des manifestations phénoménales.
C’est donc cette « voie » singulière, participant de « l’Esprit » du « Saint-Martinisme » – dénomination volontairement utilisée pour la différencier clairement, tout en s’en distinguant, d’un « Martinisme » auquel Saint-Martin lui-même, ce qui n’est pas le moindre des paradoxes, affirmait être étranger -, qui est longuement décrite et exposée dans cet ouvrage, « voie » proposée par la « Société des Indépendants », cénacle imaginé par Saint-Martin et dont il disait être « le fondateur » (Le Crocodile, § 91), de manière à ce que puisse s’y effectuer, loin du bruit du monde, le lent processus de purification, de régénération et de sanctification, fondé sur la pratique de « l’oraison du cœur », sous-tendu par le « secret » et « l’humilité », en se mettant à distance de toutes les voies périphériques étrangères à la perspective théosophique et mystique exposée par le Philosophe Inconnu.
Le Livre est précédé d’un Prologue du Président du G.E.I.M.M.E. et d’une présentation générale de la thématique de l’ouvrage, est constitué de 12 chapitres, assortis de textes de Saint-Martin et Jacob Boehme, ainsi que 4 annexes contenant des documents rares et 3 appendices théoriques.
Titre : L’Esprit du Saint-Martinisme, Louis-Claude de Saint-Martin et la « Société des Indépendants »
Auteur : Jean-Marc Vivenza
Éditeur : Édition La Pierre Philosophale
Publication : Juin 2020, Hyères
Nb. Pages : 580 pages
N° ISBN : 978-2-36353-120-9
Note de lecture
Convaincu que le mouvement fondé par Papus s’est éloigné des principes énoncés par Louis-Claude de Saint-Martin, Jean-Marc Vivenza souligne dans ce nouveau livre la nécessité de réformer ce « Martinisme » en un « Saint-Martinisme » plus authentique.
Dans le « Prologue », Diego Cerrayo, président du G.E.I.M.M.E., [1] G.E.I.M.M.E. : Grupo de Estudios e Investigaciones Martinistas & Martinezistas de España, Madrid. présente cet ouvrage comme « un manuel théorique et pratique indispensable pour ceux qui désirent pénétrer l’esprit du Saint-Martinisme et plus particulièrement pour ceux qui participent activement à cette voie silencieuse au sein de la mystérieuse Société des indépendants » (p. 27).
Lorsqu’on évoque les idées ou la philosophie de Louis-Claude de Saint-Martin, on parle habituellement de pensée ou de doctrine « saint-martinienne ». Antoine Faivre, Nicole Jacques-Lefèvre et Robert Amadou lui-même, utilisent cette expression qui évite d’ajouter au nom de Saint-Martin un suffixe généralement destiné à associer un nom à une école, idée à laquelle Saint-Martin se refusait. Dès lors, on comprend mal l’introduction du néologisme « saint-martinisme », venant s’ajouter à celui inventé par Papus à propos de Willermoz, le « willermozisme », terme qui n’a guère plus de sens.
C’est de Saint-Martin dont il est question dans ce livre, aussi Jean-Marc Vivenza consacre-t-il le premier chapitre à résumer en quelques pages la biographie du Philosophe inconnu. L’exercice est difficile, car il y a plusieurs vies dans la vie de Saint-Martin. Notons que l’auteur reproduit une erreur courante à propos de la date de sa mort, qui n’est pas le 13, mais le 14 octobre 1803 (p. 92 et 97).
Après avoir brossé le parcours de Saint-Martin depuis son entrée dans l’ordre des Élus coëns jusqu’à l’épisode de l’Agent inconnu, Jean-Marc Vivenza tente de définir le moment où il s’est orienté vers une voie différente en adoptant la théosophie de Jacob Boehme. Il écrit que lors de son voyage en Angleterre en 1787, Saint-Martin a rencontré des membres des cercles philadelphiens, « lointains disciples de Jacob Boehme » (p. 205). Rien ne permet pourtant de l’attester, et lorsqu’il évoque son voyage en Angleterre dans son Portrait, le théosophe lui-même n’en parle pas. Dès son arrivée à Londres, Saint-Martin rejoint son ami Carl Friedrich Tieman, gouverneur du prince Boris Galitzin, avec lequel il visite l’Angleterre à l’occasion de son « Grand Tour ». Il rencontre également Duroy d’Hauterive qui vit à Londres depuis la fin de l’année 1783, et fréquente des swedenborgiens. Dans une lettre à Kirchberger datée du 19 mars 1795 il précise qu’il ne connaissait alors que sa « première école » et que depuis qu’il connait Boehme son avis sur les limites du swedenborgisme n’a pas changé. Le Philosophe inconnu ne dit mot sur les philadelphiens et ne découvrira d’ailleurs leur existence que quelques années plus tard, en avril 1793, grâce à Kirchberger. Il se montrera alors relativement critique à l’égard de Jane Lead, même s’il apprécie les ouvrages de John Pordage. [2] Si c’est en 1793 que Saint-Martin s’intéresse à Jane Lead, il a cependant eu un premier aperçu des idées de cet auteur par « la connaissance [qu’il] a fait à Strasbourg », c’est-à-dire Charlotte de Boecklin (et non pas par Saltzmann qu’il a connu à Lyon bien avant son installation en l’Alsace, SM à K, lettre du 12 juillet 1792. Sa chérissime B. lui avait en effet traduit quelques pages des textes de Lead que G. Arnold reprend dans Unparteiische Kirchen – und Ketzergeschichte (Histoire impartiale des Églises et des sectes depuis le Nouveau Testament jusqu’à l’année 1688 après Jésus-Christ), Francfort, 1699-1700. Plus précisément, il s’agit de la page 519 du tome II, et les textes depuis le n° 18 jusqu’au 26. Charlotte Boecklin lui en recommande la lecture « avec beaucoup d’insistance » (SM à K, lettre du 5 avril 1793). Dans sa lettre du 9 septembre 1793, Saint-Martin dira qu’il a reçu les quelques pages traduites par son amie six mois plutôt alors qu’il évoque ce point en juillet 1792. Doit on en conclure qu’il n’a lu ces textes qu’au printemps de l’année 1793 ? Si c’est Charlotte de Boecklin qui pousse Saint-Martin à la lecture des œuvres de J. Lead, c’est grâce à Kirchberger qu’il va approfondir cette quête. Il demandera à son ami Suisse de lui procurer les ouvrages de J. Lead. Ce n’est finalement qu’en novembre 1793 que Kirchberger parvient à lui envoyer des ouvrages de Lead, non pas en anglais comme il le souhaitait, mais en allemand. Saint-Martin en commence la lecture avec peine au début de l’année 1794. Sa lettre du 23 juin nous permet de connaître les œuvres de J. Lead que le Philosophe inconnu connait, car depuis, son amie de Strasbourg lui en traduit environ vingt pages d’un autre livre, Der Heiligen droben und denen Heiligen hieniden. Par la suite, en octobre 1794, Kirchberger lui fait parvenir six autres traités de Lead, mais Saint-Martin semble tarder à les lire. Il exprime bientôt des critiques sur les théories de Lead concernant « la régénération future universelle » (SM à K, lettre du 11 septembre 1794). Sur ce point en effet, J. Lead n’est pas fidèle à la pensée de Boehme. Précisons que Dionysius Andreas Freher, le fidèle traducteur anglais des œuvres de Jacob Boehme, aura la même opinion et se tiendra à l’écart de la Philadelphian Society. Kirchberger lui-même, semble déchanter après avoir lu les critiques de Gichtel qui voit en J. Lead « une femme pieuse, mais rétrécie encore dans une sphère bornée » (K à SM, lettre du 30 août 1794). Le 10 mars 1795, Kirchberger écrit à Saint-Martin qu’il a « quelque soupçon que J. Lead [ait] trouvé moyen de se somnambuliser elle-même, et que, par-là, elle a joui de ces manifestations astrales, desquelles notre général [Gichtel] ne faisait assez pas trop de cas [sic. pour ‘’faisait assez peu de cas’’]. » Il précise à Saint-Martin qu’il a lu dans les lettres de Gitchtel « que les ouvrages de J. Leade ne pouvaient convenir qu’à des femmes qui suivaient la même route. » Cet épisode marque la fin de l’intérêt de Saint-Martin et de Kirchberger pour les œuvres de Jane Lead. William Law va les intéresser davantage, car Louis de Divonne, à la suite de son voyage en Angleterre en mars 1795 est enthousiasmé par cet auteur. En mars 1795, Kirchberger éclaire Saint-Martin qui pensait que cet auteur était le traducteur anglais des œuvres de Boehme. Est-ce l’information donnée par J.-B.-M. Gence dans sa biographie de Saint-Martin qui a conduit Jean-Marc-Vivenza à présumer une rencontre du théosophe avec les boehmistes anglais ? Gence écrit en effet que Saint-Martin rencontra William Law à Londres, or la mort de ce boehmiste anglais en 1761 rend la chose impossible. Jacques Matter se trompe lorsqu’il reprend l’information donnée par Gence en imaginant que « les deux théosophes se lièrent étroitement, et si Law conçut pour son noble visiteur une tendre affection, Saint-Martin cita volontiers à ses amis le nom ou les écrits de son frère d’outre-manche [3] Saint-Martin, le Philosophe inconnu, Paris, Didier, 1862, p. 132. . » Précisons que Saint-Martin dit lui-même que c’est à Strasbourg qu’il a fait la connaissance de l’œuvre de Jacob Boehme.
Le chapitre suivant (II) conduit Jean-Marc Vivenza à s’interroger sur les liens qui rattachent le martinisme de Papus à Saint-Martin. Il introduit ses observations en évoquant la « Société des Indépendants, image réelle de la société divine dont Saint-Martin disait être le fondateur ». Bien qu’il précise clairement que Saint-Martin n’a pas créé d’ordre, ou de société initiatique, il entretient ici le doute en faisant allusion à la « Société » dont il est question dans Le Crocodile ou la Guerre du bien et du mal, (1798). Rappelons qu’il s’agit là d’une œuvre à part dans la bibliographie de Saint-Martin, d’un roman. En utilisant cette allégorie dans le Crocodile, Saint-Martin renvoie à un thème cher à la théosophie, celui de l’Église intérieure, de la communion des âmes. Chaque homme, écrit-il dans le « Chant 14 » du Crocodile, a en lui-même cette société qui n’est assujettie à aucun local, à aucune cérémonie, ni limitée à aucune enceinte.
Jean-Marc Vivenza évoque ensuite les noms de ceux que l’on considère comme les derniers amis de Saint-Martin : Frédéric-Rodolphe Saltzmann, Léonard-Joseph Prunelle de Lière, Jean-Baptiste Modeste Gence, Joseph Gilbert. [4] Observons qu’il place en tête de ces amis intimes Rodolphe Saltzmann, ce qui nous semble excessif, car il n’occupe pas une position si importante. S’il fut l’un de ceux qui firent connaître les œuvres de Jacob Boehme à Saint-Martin, il ne semble pas avoir pénétré la pensée du théosophe de Görlitz autant que lui. Il demandera d’ailleurs à Jean-Baptiste Willermoz, quelques années après du Philosophe inconnu, en septembre 1813, de lui conférer le grade de Grand Architecte de l’ordre des Élus coëns. Il voit dans ces derniers les dépositaires des instructions de Saint-Martin, qui se transmirent ainsi de « façon orale pendant plusieurs décennies après 1803 » (p. 103). Nous restons ici dans la légende inventée par les martinistes modernes et qu’aucun fait concret ne permet de confirmer. [5] Sur la biographie de Gilbert et de Gence, voir Robert Amadou, Deux amis de Saint-Martin : Gence et Gilbert, Œuvres commentées, « Document martiniste 24 », Paris, 1982. Rappelons que Jean-Baptiste-Modeste Gence lui-même écrivait que le Philosophe inconnu « ne voulait que des amis qui fussent disciples, non simplement de ses livres, mais d’eux-mêmes ». [6] Jean-Baptiste-Modeste Gence, Notice historique sur Louis-Claude de Saint-Martin ou le Philosophe inconnu, Paris, Migneret, 1824.
Sans s’attarder sur ce point capital, celui des derniers amis de Saint-Martin, Jean-Marc Vivenza règle en quelques lignes la problématique des « transmissions réelles ou supposées » (p. 103-105) qui entrainèrent la création de l’Ordre Martiniste par Papus et ses amis. Il ne s’arrête guère plus sur le martinisme de Papus, dont l’histoire de 1890 à 1952 est résumée en quelques pages. Il clôt ce chapitre en s’interrogeant sur ce que le martinisme papusien a « de commun avec la voie selon l’interne préconisée par Saint-Martin » (p. 112). Jean-Marc Vivenza souligne avec raison que dans la majorité des cas, cette relation se limite à une « sorte de reconnaissance sentimentale à l’égard d’un maître vénéré, mais singulièrement ignoré du point de vue doctrinal » (p. 113).
Si la remarque est juste, la question est-elle pour autant bien posée ? La responsabilité de cette méprise ne vient-elle pas d’abord de Papus lui-même ? Dès 1946, Robert Amadou précisait que si Papus a contribué à la vulgarisation du martinisme, « on ne peut nier non plus qu’il ait trahi la pensée et l’esprit de Saint-Martin. Pour qui a lu le Philosophe Inconnu, pour qui a médité son œuvre et compris l’idée qu’il se forgeait de la fraternité ésotérique, comment serait-il possible d’accepter l’Ordre Martiniste de Papus ? »
Et Robert Amadou ajoutait que si d’aventure, Saint-Martin venait aujourd’hui dans une loge « martiniste », il serait probablement attristé en voyant « ceux qui osent usurper son nom et prétendent conserver son esprit ». [7] Robert Amadou, « Papus et l’avenir du martinisme », Les Cahiers de l’Homme-esprit, n° 1, 1947, p. 4-7. Ne faudrait-il donc pas aller plus loin que ne le fait Jean-Marc Vivenza en constatant que le martinisme de Papus ne s’est pas éloigné progressivement de Saint-Martin, mais que la philosophie de ce dernier lui a toujours été étrangère ? C’est en effet en vain que l’on chercherait dans les rituels de Papus et de ses successeurs des éléments de doctrine ou un symbolisme relevant de Saint-Martin. Nous avons montré par ailleurs qu’Augustin Chaboseau, considéré comme le co-fondateur du martinisme moderne, interprétait d’une manière erronée l’origine de ce mouvement, qu’il ne rattachait d’ailleurs pas à Saint-Martin mais à une lointaine Société du Philosophe Inconnu [8] D. Clairembault « Un disciple légendaire de Louis-Claude de Saint-Martin, l’abbé Delanouë (1747-1823). Aux sources d’une filiation controversée », Politica Hermetica, n° 33, 2019, p. 169-196. .
Jean-Marc Vivenza emprunte une voie différente, précisant que c’est pour remédier aux déficiences du martinisme moderne qu’il s’est engagé dans « une sorte de rétablissement de l’Esprit du Saint-Martinisme ». L’intention est louable, mais la meilleure voie pour y parvenir était-elle de créer un nouveau groupe martiniste, ou plus précisément « saint-martiniste » ? Cette conduite n’entretient-elle pas la confusion dans la mesure où elle se revendique « de la Société des indépendants, Société imaginée par Saint-Martin lui-même […] », comme l’écrit l’auteur, cherchant implicitement à légitimer sa démarche (p. 115) ? [9] C’est d’ailleurs dans ce but qu’avait été créé en 2003, au sein du Grand Prieuré des Gaules (Régime écossais rectifié), la « Société des Indépendants ». À la fin 2012, pour des raisons doctrinales, cette Société a pris son indépendance en créant une nouvelle structure, le Directoire National Rectifié de France. Cette question est abordée dans les Annexes I et II du livre). Sur cette question, on se reportera aussi au livre précédent de Jean-Marc Vivenza, Histoire du Régime écossais rectifié des origines à nos jours, La Pierre Philosophale, 2017. Rappelons que dans le Crocodile (publié en 1799), la Société des indépendants est une allégorie. Même si Saint-Martin a glissé quelques éléments de sa doctrine dans ce roman symbolique, il est difficile d’imaginer qu’il ait conçu le projet de créer réellement cette société. Rien dans ses écrits, ses correspondances ou celles de ses amis ne le laisse supposer.
Le chapitre III s’attache à présenter les « fondements spirituels de la Société des Indépendants », mais il serait plus exact de dire : les « fondements spirituels de la doctrine de Saint-Martin ». Jean-Marc Vivenza reprend ici des éléments qu’il a utilisés dans des publications précédentes, ouvrages souvent peu connus, qui offrent une bonne synthèse de la doctrine spirituelle du Philosophe inconnu. Ce chapitre est sans doute l’un des plus intéressants du livre.
Après avoir abordé la notion de la « voie intérieure », Jean-Marc Vivenza consacre le chapitre suivant (IV) à la question de la théurgie des Élus coëns. Sans doute aurait-il été utile de préciser d’entrée de jeu que Martinès de Pasqually n’utilise jamais le mot « théurgie », mais parle « d’opérations », de « travaux listiques », et que Saint-Martin lui-même n’emploie que très rarement ce mot. Les « travaux listiques » des Élus coëns comportent plusieurs aspects et d’une manière générale, la prière y occupe une place très importante. Il suffit de lire leurs rituels (Prières des six heures ; Office du Saint-Esprit ; rituel de Réconciliation) pour s’en rendre compte. Jean-Marc Vivenza souligne clairement cet aspect.
Il nous semble cependant excessif de dire, comme le fait l’auteur, que Martinès de Pasqually avait inclus dans ses rituels des éléments « directement tirés de Cornélius Agrippa […] et surtout de l’Heptameron de Pierre d’Abano (1250-1316), dont des passages entiers, à la virgule près et sans aucun changement, figurent au sein des rituels coëns » (p. 167). Pour accréditer cette thèse, l’auteur s’appuie sur le De circulo et Eju compostione, rituel dont un exemplaire est conservé à la bibliothèque municipale de Grenoble. Comme nous l’avons montré par ailleurs, rien ne prouve que ce texte soit un rituel coën. D’ailleurs, il ne figure pas plus dans le « Fonds Z » que dans le Manuscrit d’Alger ou dans le fonds Willermoz. Ce texte n’existe que dans le fonds Prunelle de Lière, au milieu de documents qui ne relèvent pas tous de l’ordre des Élus coëns. Certes, comme l’a montré Gilles Le Pape [10] Les Écritures magiques, aux sources du Registre des 2400 noms d’anges et d’archanges de Martinès de Pasqually, Paris, Arché Edidit, 2006. , Martinès emprunte des éléments à la magie de Cornélius Agrippa, mais il utilise aussi d’autres éléments qui lui sont personnels et vont bien au-delà de la magie naturelle d’Agrippa. Il aurait donc été intéressant de définir plus précisément la nature spécifique de la « théurgie » des Élus coëns.
Jean-Marc Vivenza rappelle qu’après l’avoir pratiquée pendant plusieurs années au sein de l’ordre des Élus coëns, Saint-Martin rejeta la théurgie, mais il utilise parfois des raccourcis un peu rapides pour l’argumenter. Par exemple, en passant sans transition de l’affaire de Versailles (1778) à la lettre écrite par Saint-Martin le 19 juin 1797 à Kirchberger ( « La seule initiation que je prêche » p. 170-174) [11] « La seule initiation que je prêche et que je cherche de toute l’ardeur de mon âme, écrit Saint-Martin à Kirchberger est celle par où nous pouvons entrer dans le cœur de Dieu, et faire entrer le cœur de Dieu en nous, pour y faire un mariage indissoluble qui nous rend l’ami, le frère et l’épouse de notre divin Réparateur. Il n’y a d’autre mystère pour arriver à cette sainte initiation, que de nous enfoncer de plus en plus jusque dans les profondeurs de notre être, et de ne pas lâcher prise, que nous ne soyons parvenus à en sentir la vivante et vivifiante racine… » voir ce texte . Or, dix-neuf années séparent ces deux épisodes . L’incident qui opposa le théosophe à quelques Élus coëns de Versailles en avril 1778 est plus complexe qu’il n’y paraît. Il ne marque pas, comme on le pense trop souvent, le moment où Saint-Martin délaisse la théurgie. Il reste en effet pendant plusieurs années encore un élu coën actif, participant à l’extension de l’Ordre aux côtés de Duroy d’Hauterive, de De Seignan de Sère, et de l’abbé Fournié, au moins jusqu’en 1784. En 1783, il se rend d’ailleurs à Rouen pour se joindre à Camus de Pontcarré à l’occasion des rituels d’équinoxe. En réalité, ce n’est que huit ans plus tard, après l’épisode de l’Agent Inconnu (1785-1786), que Saint-Martin s’écarte réellement de l’ordre des Élus coëns et des pratiques théurgiques. Sans doute aurait-il été nécessaire de préciser que ce n’est pas seulement la théurgie qu’il rejette, mais la franc-maçonnerie elle-même ou toute autre forme d’association du même type. N’oublions pas les mots qui terminent le « journal » de Saint-Martin : « L’unité ne se trouve guère dans les associations, elle ne se trouve que dans notre jonction individuelle avec Dieu. Ce n’est qu’après qu’elle est faite que nous nous trouvons naturellement les frères les uns des autres. » (Mon portrait, n° 1137, septembre 1803.)
Le chapitre V aborde la question délicate de la position de Saint-Martin sur le sacerdoce de l’Église. L’auteur montre la distance prise par le Philosophe inconnu avec l’Église visible. Rappelons qu’en France, à la fin du XVIIIe siècle, cette dernière traverse une crise importante, situation qu’aggravent la Révolution et l’instauration de l’Église constitutionnelle. La Révolution n’est pas étrangère non plus à l’ambiance teintée de millénarisme qui se manifeste alors et irrite Saint-Martin. Comme ses contemporains, il ne pouvait que s’interroger sur la légitimité de toute Église constituée. Mais, remettait-il en cause pour autant toutes les pratiques de l’église séculière ? Plusieurs témoignages montrent qu’il ne négligeait pas d’assister à certaines cérémonies, notamment lors de ses voyages à Londres et à Rome. N’écrit-il pas à la fin de son Portrait historique et philosophique, après avoir assisté à l’église Saint-Roch à un renouvellement des vœux du baptême : « Lorsque l’on considère l’Église dans ses fonctions, elle est belle et utile. Elle ne devrait jamais sortir de ces limites-là. Par ce moyen, elle deviendrait naturellement une des voies de l’esprit. » (Mon portrait, n° 1114.)
Les chapitres suivants, consacrés à la « prière du cœur », au rôle de « la grâce », à la « vie secrète de l’âme », à Jacob Boehme…, malgré quelques redites, contiennent des réflexions intéressantes. Ils permettront aux lecteurs peu familiarisés avec l’œuvre du Philosophe inconnu de mieux comprendre les aspects fondamentaux de la spiritualité saint-martinienne. Il faut cependant se garder de réduire la doctrine du théosophe à des éléments qui pourraient conduire les lecteurs à associer trop étroitement la pensée de Saint-Martin avec un christianisme saint-sulpicien. Saint-Martin est un homme du XVIIIe siècle, ses positions s’inscrivent dans une époque qui n’est plus la nôtre, (cf. sa vision des femmes, ou des Africains) et heureusement, il n’est pas besoin « d’adhérer » à l’ensemble de ses idées pour s’intéresser à sa philosophie. Sans doute aurait-il été utile d’insister davantage sur l’importance accordée par Saint-Martin à la doctrine de Jacob Boehme, dont il s’est fait le promoteur dans les dernières années de sa vie. Cette doctrine, assez différente de celle de Martinès de Pasqually, son premier maître, est plus présente qu’on ne le pense dans ses derniers écrits. On peut d’ailleurs se demander si la meilleure manière d’être fidèle à Saint-Martin ne consisterait pas à être avant tout boehmiste. C’est en tout cas la recommandation qu’il faisait lui-même à ceux qui l’interrogeaient sur le meilleur chemin à suivre pour « avancer dans la carrière ».
La dernière partie du livre propose quelques textes et documents annexes. On y trouve un extrait des Œuvres posthumes de Saint-Martin sur la prière et des fragments de L’Aurore Naissante de Jacob Boehme. Parmi ces documents figurent des textes relatifs à la Société des indépendants et ses controverses avec le Grand Prieuré des Gaules. Plusieurs lettres de Robert Amadou à l’auteur sont reproduites, et on a parfois l’impression que leur présence est destinée à justifier ses positions. Pour ce qui concerne la question de la « voie intérieure », qui est le point central du livre de Jean-Marc Vivenza, il est cependant utile de préciser que Robert Amadou restait très attaché aux pratiques théurgiques des Élus coëns. Il fut d’ailleurs l’un des prosélytes les plus actifs de sa résurgence (notamment à partir de 1992 avec Rémi Boyer). Dans l’un des derniers articles qu’il ait publiés, « Opérons donc », il semble en effet s’éloigner de la position de Saint-Martin concernant la théurgie. Pour lui, « la complémentarité prime sur l’apparente contradiction ». Et il n’aurait sans doute pas porté un jugement aussi critique que ne le fait l’auteur. [12] Article publié à titre posthume dans la revue Renaissance Traditionnelle, n° 165-166, janvier-avril 2012, p. 116-122.
Trois « Appendices » complètent cet ouvrage. Le premier, « Union de l’âme à Dieu », fait référence à Fénelon et à Laporte. Le deuxième propose des extraits du Ministère de l’homme-esprit de Saint-Martin, qui exposent quelques principes de la théosophie de Jacob Boehme. Ils auraient davantage été à leur place dans le chapitre VIII, consacré à ce théosophe. Le troisième aborde « L’origine de la ‘’conscience’’ » à travers des textes tirés de plusieurs livres de Saint-Martin (Le Ministère de l’homme-esprit ; De l’esprit des choses) et de Diderot (Lettre à Sophie Voilant ; Entretien entre d’Alembert et Diderot). L’enthousiasme de l’auteur à rajouter des éléments pour nous faire partager sa passion contribue-t-il à éclairer ses propos ? Construit à partir d’une compilation d’articles publiés par le passé, il contient de nombreuses redites qui alourdissent un ouvrage volumineux (584 p.) manquant de cohérence.
En fin de compte, ce livre est symptomatique des interprétations multiples qui entourent la notion de « martinisme ». Il s’agit là en effet de ce qu’on appelle un « mot valise » dont la polysémie ne cesse de provoquer des controverses et des revendications de légitimité. Pour ce qui est de la doctrine de Louis-Claude de Saint-Martin, même s’il ne résout pas la question de la relation entre le théosophe et le martinisme contemporain, l’ouvrage de Jean-Marc Vivenza permet cependant de mettre en valeur nombre de points fondamentaux concernant ce nous préférons appeler la « pensée saint-martinienne » plutôt que le « saint-martinisme ».
D. Clairembault
Août 2020
P.S.
A la suite de la publication de cette note de lecture, Jean-Marc Vivenza a donné une précision importante concernant la Société des Indépendants. Elle figure dans un entretien publié le 7 septembre sur le site lecrocodiledesiantmartin (avec une personne qui n’est pas désignée). Jean-Marc Vivenza précise que c’est lors d’une assemblée tenue le 14 octobre 2003, après la cérémonie de commémoration à la mort de Saint-Martin tenue à l’église Saint-Roch, que la création de la Société des indépendants fut décidée. Robert Amadou aurait assisté à cette réunion qui rassemblait des martinistes franc-maçons relevant de divers horizons. Jean-Marc Vivenza précise que c’est à Robert Amadou que « l’on doit la proposition de se référer à la ‘’Société des Indépendants’’ du Crocodile, pour qualifier ce ‘’regroupement’’ informel de frères martinistes désireux de rompre avec leurs anciens rattachements pour revenir en fidélité à Saint-Martin en abandonnant le folklore occultiste ». Il souligne que cette Société des Indépendants, a été « constituée en octobre 2003 sur proposition dénominative de Robert Amadou. Devant l’importance de cette information, on s’étonne que l’auteur n’ait pas jugé utile de donner cette précision dans un livre où il cite à plusieurs reprises Robert Amadou. La lecture de cet « Entretien » nous a également conduits à ajouter une note concernant Jane Lead.
Précision de Catherine Amadou du 16/09/2020
Informée au sujet des derniers éléments donnés par Jean-Marc Vivenza dans son Entretien du 7 septembre 2020, Catherine Amadou tient à préciser que :
« Robert n’a assisté à aucune réunion après St-Roch et qu’il n’a rien fondé. » (Échanges du 16/09/2020.)
Table des matières
– I – Vie et œuvre de Louis-Claude de Saint-Martin dit le « Philosophe Inconnu »
– II – Du Martinisme papusien au « Saint-Martinisme »
– III – Fondements spirituels de la « Société des Indépendants »
– IV- Louis-Claude de Saint-Martin et la théurgie des Élus Coëns
– V- Saint-Martin et la question du sacerdoce de l’Église
– VI- Prière du cœur et oraison intérieure selon Louis-Claude de Saint-Martin
– VII- Le rôle de la « grâce » dans la prière intérieure
– VIII – Jacob Boehme, le « prince des philosophes divins », premier maître de Louis-Claude de Saint-Martin selon l’Esprit
– IX- L’essence métaphysique du « ministère de l’homme-esprit »
– X- La doctrine de l’Église intérieure : réalité matérielle apparente et « voie » spirituelle du silence
– XI- La vie secrète de Dieu dans l’âme
– XII – La connaissance authentique de Dieu ou la “révélation” de la Présence divine
Textes
Annexes
Appendices
Notes :