Dans une lettre à son ami Nicolas-Antoine Kirchberger du 19 juin 1797, le Philosophe inconnu évoque l’initiation centrale, la seule qu’il recommande. Cette dernière, c’est la voie du cœur. Pour la suivre, point n’est besoin de rites, il faut « s’enfoncer de plus en plus jusque dans les profondeurs de notre être », et ne pas lâcher prise tant « que nous ne soyons parvenus à en sortir la vivante et vivifiante racine ». Saint-Martin à Kirchberger.
Le 19 juin 1797
L’amitié qui nous lie, mon cher frère, serait un motif bien puissant pour me déterminer à partir, si la clarté directrice daignait sanctionner le voyage ; car les raisons philosophiques que vous m’engagez à considérer ne peuvent plus me paraître péremptoires aujourd’hui comme cela eût été possible par le passé.
Les connaissances, qui autrefois ne pouvaient se transmettre par lettres, tenaient à des initiations qui tantôt reposaient sur des usages et des cérémonies mystérieuses, dont tout le mérite était plutôt dans l’opinion et dans l’habitude que dans une véritable importance, et qui, tantôt en effet, reposaient sur des pratiques occultes et des opérations spirituelles, dont il eut été dangereux de transmettre les procédés aux vulgaires, ou à des hommes ignorants et malintentionnés. L’objet qui nous occupe ne s’appuyant pas sur de pareilles bases, n’est point exposé non plus à de pareils dangers.
La seule initiation que je prêche et que je cherche de toute l’ardeur de mon âme est celle par où nous pouvons entrer dans le cœur de Dieu, et faire entrer le cœur de Dieu en nous, pour y faire un mariage indissoluble qui nous rend l’ami, le frère et l’épouse de notre divin Réparateur. Il n’y a d’autre mystère pour arriver à cette sainte initiation, que de nous enfoncer de plus en plus jusque dans les profondeurs de notre être, et de ne pas lâcher prise, que nous ne soyons parvenus à en sentir la vivante et vivifiante racine ; parce qu’alors tous les fruits que nous devrons porter, selon notre espèce, se produiront naturellement en nous et hors de nous, comme nous voyons que cela arrive à nos arbres terrestres, parce qu’ils sont adhérents à leur racine particulière, et qu’ils ne cessent pas d’en pomper les sucs.
C’est là le langage que je vous ai tenu dans toutes mes lettres, et sûrement, quand je serais en votre présence, je ne pourrais vous communiquer de mystère plus vaste et plus propre à vous avancer. Et tel est l’avantage de cette vérité précieuse, c’est qu’on peut la faire courir d’un bout du monde à l’autre, et la faire retentir à toutes les oreilles, sans que ceux qui l’écouteraient en pussent tirer d’autre résultat que de la mettre à profit, ou de la laisser là, ne prétendant pas toutefois exclure les développements qui pourraient naître dans nos entrevues et nos entretiens, mais dont vous êtes déjà si abondamment pourvu par notre correspondance, et plus encore par les immenses trésors de notre ami B… [J. Boehme] qu’en conscience, je ne puis vous croire dans la disette, et que je la craindrais bien moins pour vous encore à l’avenir, si vous voulez mettre en valeur vos excellents fonds de terre.
C’est dans ce même esprit que je vous répondrai sur les différents points que vous m’engagez à éclaircir dans mes nouvelles entreprises. La plupart de ces points tiennent précisément à ces initiations par où j’ai passé dans ma première école, et que j’ai laissées depuis longtemps pour me livrer à la seule initiation qui soit vraiment selon mon cœur. Si j’ai parlé de ces points-là dans mes anciens écrits, ç’a été dans l’ardeur de cette jeunesse, et par l’empire qu’avait pris sur moi l’habitude journalière de les voir traiter et préconiser par mes maîtres et mes compagnons.
Mais je pourrais moins que jamais, aujourd’hui, pousser loin quelqu’un sur ces articles, vu que je m’en détourne de plus en plus ; en outre, il serait de la dernière inutilité pour le public, qui, en effet, dans de simples écrits, ne pourrait recevoir là-dessus des lumières suffisantes, et qui, d’ailleurs, n’aurait aucun guide pour l’y diriger. Ces sortes de clartés doivent appartenir à ceux qui sont appelés à en faire usage par l’ordre de Dieu, et pour la manifestation de sa gloire ; et quand ils y sont appelés de cette manière, il n’y a pas à s’inquiéter sur leur instruction, car ils reçoivent alors sans aucune difficulté et sans aucune obscurité mille fois plus de notions, et des notions mille fois plus sûres que celles qu’un simple amateur comme moi pourrait leur donner sur toutes ces bases.
En vouloir parler à d’autres, et surtout au public, c’est vouloir en pure perte stimuler une vaine curiosité, et vouloir travailler plutôt pour la gloire de l’écrivain que pour l’utilité du lecteur ; or, si j’ai eu des torts en ce genre dans mes écrits, j’en aurais davantage si je voulais persister à marcher de ce même pied. Ainsi mes nouveaux écrits parleront beaucoup de cette initiation centrale qui, par notre union avec Dieu, peut nous apprendre tout ce que nous devons savoir, et fort peu de l’anatomie descriptive de ces points délicats sur lesquels vous désireriez que je portasse ma vue, et dont nous ne devons faire compte qu’autant qu’ils se trouvent compris dans notre département et dans notre administration. Cela n’empêchera pas, mon cher frère, que dans cette même lettre, je ne vous dise ce qui sera en mon pouvoir sur tous les points dont vous m’envoyez l’état dans la vôtre, et j’y vais procéder par ordre.
1° Sur le moyen de la prompte union de notre volonté avec Dieu, je vous dirai que cette union est une œuvre qui ne se peut faire que par la ferme et constante résolution de ceux qui la désirent. Qu’il n’y a nul autre moyen sur cela que l’usage persévérant d’une volonté pure, nourrie par les œuvres et la pratique de toutes les vertus, engraissée par les prières, pour que la grâce divine vienne aider notre faiblesse et nous amène au terme de notre régénération. Cette volonté est la véritable propriété de l’homme, et Dieu a semblé même la respecter, puisqu’en venant nous apporter la bonne nouvelle, il s’est borné à nous faire souhaiter cette bonne volonté par les anges ; et puisque nous voyons que les propriétés se réduisent toutes à des menaces et à des promesses, laissant à l’homme à faire usage des uns et des autres selon son gré. Ainsi, vous voyez que ce que je pourrais dire sur cet article au public n’aurait sûrement pas plus de crédit que n’en a eu la parole divine.
2° Sur la sensibilité de notre globe, je dirai que c’est là précisément un des points dont j’ai parlé dans la verdeur de ma jeunesse, et que, par cette raison, je n’entreprendrai pas de pousser plus loin, à moins que je ne l’eusse moi-même approfondi davantage, et surtout à moins que je n’en eusse reçu l’ordre. Au reste, avec les ouvertures que notre ami B… nous fournit sur la contexture de la nature universellement particulière, il me semble que vous pourrez sur cela vous procurer quelques satisfactions, si vous voulez vous donner la peine de le suivre avec quelque attention.
3° Sur le culte, page 105, je vous dirai que celui qui concerne les lois de cette seconde classe est véritablement l’ordre cérémonial confié par Dieu à ses grands élus, dans les diverses époques où il a manifesté sa sagesse et son secours sur la terre pour la restauration des choses. Il appartenait à ceux qu’il choisissait pour cette fin, les autres en recevaient les fruits. C’étaient autant de diverses initiations spirituelles et divines, comme en ont reçu Énoch, Noé, Moïse, Élie, et tant d’autres qui étaient chargés de ces missions générales. Quant au commun des hommes, ils sont comme nous, chargés seulement de leur restauration particulière, et c’est assez pour nous occuper : commençons par être fidèles aux petites choses, ce sera à Dieu à savoir ensuite s’il jugera à propos de nous confier les grandes.
4° Sur l’union du modèle à la copie, je vous dirai que dans les opérations spirituelles de tout genre, cet effet doit vous paraître naturel et possible, puisque les images ayant des rapports avec leurs modèles doivent toujours tendre à s’en rapprocher. C’est par cette voie que marchent toutes les opérations théurgiques où s’emploient les noms des esprits, leurs signes, leurs caractères, toutes choses qui pouvant être données par eux, peuvent avoir des rapports avec eux. C’est par là que marchaient les sacrifices lévitiques, c’est par là, surtout, que doit marcher la loi de notre initiation centrale et divine, par laquelle en présentant à Dieu, aussi pure que nous pouvons, l’âme qu’il nous a donnée, et qui est son image, nous devons attirer le modèle sur nous et former par là la plus sublime union qu’ait jamais pu faire aucune théurgie ni aucune cérémonie mystérieuse dont toutes les autres initiations sont remplies.
Quant à votre question sur l’agent de la lumière ou de la flamme élémentaire, pour obtenir les vertus qui lui servent de marche, vous devez voir qu’elle rentre absolument dans le théurgique, et dans le théurgique qui emploie la nature élémentaire, et comme telle, je la crois inutile et étrangère à notre véritable théurgisme, où il ne faut d’autre flamme que notre désir, d’autre lumière que celle de notre pureté. Cela n’interdit pas néanmoins les connaissances très profondes que vous pouvez puiser dans B… [J. Boehme] sur le feu et ses correspondances ; il y a de quoi vous payer de vos spéculations. Les connaissances plus actives sur ce point doivent naître dans les opérations spirituelles sur les éléments, et là-dessus, je n’ai rien de plus à ajouter.
5° Sur la dépravation ou la faiblesse de notre volonté, je vous dirai que vous donnez plus d’importance que je n’en donne moi-même au passage. Il rentre absolument sur ce que j’ai dit, numéro 1, ci-dessus ; car si la volonté constante, pure et forte, doit, avec la grâce de Dieu, nous faire tout obtenir, la volonté contraire doit nous priver de tout. Ainsi, je ne saurais pas vous indiquer autrement quels sont les actes de la volonté qui sont nécessaires pour faire disparaître le voile. Ce n’est que dans l’exercice de notre volonté que nous pouvons apprendre à perfectionner et à virtualiser notre volonté ; ce qui se peut dire de toutes nos autres facultés, comme nous le voyons tous les jours dans ce qui ne tient même qu’à nos arts, à nos sciences vulgaires et à nos talents agréables.
Je ne crois pas qu’il soit prudent encore d’envoyer mon adresse à l’ami D… [Divonne], et je vous remercie de votre réserve.
J’ai lu le passage d’Isaïe, qu’il m’indique, 14, 29. J’y trouve une vérité fondamentale, qui s’est vérifiée dans toutes les époques où la justice divine s’est manifestée par la main des nations qu’elle a employées pour sa vengeance. Cette vérité s’est vérifiée et se vérifiera encore dans notre Révolution, comme elle le fera toujours dans de semblables événements ; c’est ce qui me fait dire que l’on se tromperait, si l’on voulait appliquer cette vérité-là à une circonstance particulière, pendant qu’elle les embrasse toutes.
Adieu, mon cher frère en Jésus-Christ, je me recommande toujours à vos bonnes prières. Ne m’en veuillez pas, je vous en supplie, si je ne cède pas encore au désir que j’aurais de vous embrasser. Plus je vis, plus je sens que mon œuvre me demande de rester ; mais j’espère toujours qu’il viendra un temps où je pourrais m’émanciper.
L.-C. de Saint-Martin