Dans le second volume de son étude sur Martinès de Pasqually, Gérard van Rijnberk (1875-1953) s’est intéressé à « la question si souvent débattue de savoir si Saint-Martin avait effectivement procédé à des initiations individuelles et fondé une Société ou un Ordre composé des intimes… » [1. Van Rijnberk Gérard, Un thaumaturge au XVIIIe siècle, Martinès de Pasqually, sa vie, son œuvre, son ordre, Lyon, Lucien Raclet, t. II, 1938, p. 28-34. ] Il rapporte qu’il a obtenu sur ce point des informations importantes auprès d’Augustin Chaboseau (1868-1946), qu’il a rencontré au château de Sceaux.
Pour Gérard van Rijnberk, « il est hors de doute que Saint-Martin donna à quelques personnes une initiation individuelle ». Augustin Chaboseau lui avait affirmé :
« Longtemps avant sa mort, le Philosophe Inconnu avait initié l’abbé de Lanoüe, mort en 1820. Celui-ci initia le poète André Chénier (1762-1794) et Antoine-Louis-Marie Hennequin (1786-1840), le célèbre avocat. Ce dernier initia à son tour H. de Latouche (1785-1851), romancier, poète, auteur dramatique et journaliste. De Latouche initia Honoré de Balzac (1799-1850) et Adolphe Desbarrolles (1804-1880), le fameux chiromancien. Celui-ci initia la nièce d’Henri de Latouche, Amélie Noüel de Latouche, marquise de Boisse-Mortemart. Cette dernière initia son parent Augustin Chaboseau qui, par son père, était aussi un descendant de H. de Latouche. » [2. Ibid., p. 30. ]
Et Gérard van Rijnberk de conclure : « Ceci établi, le problème de la filiation martiniste s’éclaircit singulièrement. Il est confirmé que Saint-Martin a réellement fait des initiations individuelles. » [3. Ibid., p. 31. ]
Il est étonnant que Gérard van Rijnberk, historien exigeant, se soit contenté de ces affirmations, car les faits contredisent cette version, qui tient davantage de la légende que de l’histoire. L’étude des textes montre que cette légende s’est construite en plusieurs étapes que nous nous proposons de présenter dans cet article. Nous observerons que ce processus s’inscrit dans un contexte particulier, celui où Augustin Chaboseau et ses amis revendiquent la direction du martinisme au début des années 1930. Nous soulignerons cependant que cette filiation présente une particularité, car le Philosophe Inconnu dont ils se réclament affiche un visage surprenant, tout droit sorti de l’imagination fertile d’Augustin Chaboseau.
D’entrée de jeu, il faut préciser qu’avant qu’Augustin Chaboseau ne parle de l’abbé Delanouë (qu’il orthographie de la Noue), il n’existait aucun écrit témoignant d’une possible relation entre cet abbé et la mouvance martiniste. Son nom n’est mentionné nulle part dans les écrits de Saint-Martin, notamment dans son Portrait, recueil dans lequel il rapporte les événements importants de sa vie en citant les noms de ses amis et des personnalités avec lesquelles il fut en contact. Ajoutons qu’il n’apparaît pas non plus dans les correspondances du Philosophe Inconnu et dans celles de ses amis. Aulnay, un hameau jouxtant Châtenay-Malabry, est le seul élément qui pourrait rattacher l’abbé Delanouë à Saint-Martin. En effet, l’abbé y vécut quelques années, dans une maison située près de celle de Jean-Jacques Lenoir-Laroche (1749-1828), où mourut le Philosophe Inconnu en 1803. Mais si Saint-Martin évoque Aulnay dans son Portrait (n° 1106), c’est à propos de ses amis Lenoir-Laroche, chez qui il aime à se rendre de temps en temps, et il ne fait pas référence à d’autres personnes à propos de ce lieu.
Rappelons que dans les nombreux textes écrits par Papus, le nom de l’abbé Delanouë n’est jamais évoqué pas plus que celui du hameau d’Aulnay. Ce n’est que trente ans après la fondation du mouvement martiniste, en 1920, que le nom de Delanouë fait son apparition, et c’est au début des années 1930, avec la fondation de l’Ordre Martiniste Traditionnel, que l’idée d’une initiation remontant à Saint-Martin par cet abbé est formulée pour la première fois. Il n’est pas neutre que cet événement se produise à un moment où divers courants s’affrontent pour revendiquer la succession d’un mouvement que la Première Guerre mondiale avait décimé. […]
Lire la suite dans Politica Hermetica n° 33 – 2019 : « Un disciple légendaire de Louis-Claude de Saint-Martin, L’abbé Delanouë (1747-1823), Aux sources d’une filiation controversée », par Dominique Clairembault