En octobre 2008, Serge Caillet publiait dans le Bulletin de la Société Martinès de Pasqually (n°18, oct. 2008, p. 45-47) un portrait supposé être celui de Martinès de Pasqually (n° 1 ci-dessous). Le dessin en question ne représente pas les traits de son visage, il s’agit d’une silhouette. Ce document, présenté comme venant des milieux initiatiques d’Amérique du Sud, a été envoyé à Serge Caillet par un correspondant anonyme. Dans son article, il exprime ses interrogations quant à son authenticité.
À notre plus grand étonnement, à la fin de l’année 2009, un libraire parisien, qui ne connaissait pas le document que nous venons d’évoquer, nous communiqua un portrait du même personnage provenant d’une source suédoise (n° 2 ci-dessus). Or, ce dernier était le même que celui qui fut publié par Serge Caillet un an plus tôt, à la différence près qu’il présentait un agencement différent. Nous livrant à notre propre enquête, nous découvrîmes rapidement qu’il était assez facile de le trouver sur l’Internet : ces deux documents figuraient également sur des pages de Facebook et de Wikipedia image — Wikipedia Martines Pasqually.
Ce portrait venant d’Amérique du Sud pour les uns et des pays nordiques pour les autres est-il authentique, ou sommes-nous en présence d’un faux ? Telle est la question qui a motivé la rédaction de l’analyse que nous vous proposons ici.
Une étrange silhouette
Les deux versions de ce document proposent le même portrait, la silhouette d’un buste accompagnée de la signature de Martinès de Pasqually. Sur le premier, la signature est sur le côté gauche et tracée de bas en haut. Sur le second, elle se trouve sous le portrait ; ajoutons que trois dessins sont placés entre la signature et le portrait : le cachet de Martinès de Pasqually et deux « griffes magiques ».
Une première remarque s’impose : le portrait en question est une silhouette. Rappelons que ce type de dessin, inventé par Étienne de Silhouette (1709-1767), représente un profil tracé à partir de l’ombre d’un personnage. Ce dessin était généralement noirci à l’encre de chine ou découpé sur un papier coloré. Un détail semble montrer que le dessin prétendant représenter Martinès de Pasqually a été modifié pour lui donner cet aspect. En effet, le cou du personnage est recouvert d’une cravate tracée en blanc, ce qui est en contradiction avec la technique utilisée pour obtenir une silhouette. Il reste néanmoins possible que cet effet soit obtenu par découpage, mais le contour également trop détaillé de la chevelure nous incite à la réserve, il ne correspond pas à ce qu’on trouve généralement sur ce type de portrait
En transformant son dessin, l’auteur a-t-il cherché à imiter des images existant déjà dans l’iconographie martiniste ? On se souviendra en effet des silhouettes de Jean-Baptiste Willermoz, du duc Ferdinand de Brunswick et du comte de Virieu, qui furent réalisées par Grasmeyer lors du convent de Wilhemsbad en 1782 (Alice Joly, Un mystique lyonnais et les secrets de la franc-maçonnerie, 1730-1824, Macon, Protat frères, 1938, p. 182, d’après le ms 5426 de la bibliothèque de la ville de Lyon).
Silhouettes du convent de Wilhlemsbad : au centre, le duc Ferdinand de Brunswick ; en haut, de gauche à droite, le Dr Giraud et Bode ; en bas, le comte de Virieu et le marquis de Chefdebien. Bilbliothèque de Lyon, ms. 5426.
Comme nous l’énoncions en introduction, deux documents existent, qui utilisent le même portrait, chacun offrant une mise en page différente. Comment expliquer que deux copies d’un même portrait puissent être aussi différentes ? Sommes-nous en présence d’un dessin authentique sur lequel des éléments annexes ont été ajoutés à titre décoratif ?
Si l’on observe la signature de Martinès de Pasqually qui orne le premier portrait, on remarque assez vite sa similitude avec celle qui fut publiée en 1895 par Papus dans L’Illuminisme en France, 1767-1774, Martinès de Pasqually, sa vie – ses pratiques magiques – son œuvre – ses disciples (Paris, Chamuel, 1895, feuillet entre les pages 6 et 7). Si l’on pousse l’analyse plus loin, on constate qu’elle est exactement superposable avec cette dernière (voir image ci-dessous). Pour ce qui est de la signature figurant sur la seconde version, bien que plus petite, elle possède la même caractéristique à peu de chose près. Il semble étonnant que plusieurs versions d’une même signature soient aussi semblables, car les quelques signatures connues de Martinès de Pasqually sont loin de posséder cette régularité.
De plus, les autres éléments figurant sur le second portrait présentent d’étranges ressemblances avec des dessins reproduits d’une part dans le livre de Papus, et de l’autre dans Un thaumaturge au XVIIIe siècle de Gérard van Rijnberk (Lyon, Derain, 1938). En effet, le cachet de Martinès de Pasqually est exactement celui qui se trouve entre les pages 68 et 69 du livre de Papus. Quant aux deux autres dessins, ils offrent une parfaite similitude avec les « griffes magiques inscrites sur les lettres de Martinès de Pasqually », aux pages 72 et 73 du tome deux de l’ouvrage de Gérard van Rijnberk. La première griffe est la « griffe habituelle » de Martinès de Pasqually. La seconde reprend l’un des dessins en forme de « 4 » mais avec une légère différence : un trait vertical a été ajouté sur la branche horizontale du « 4 ». Hormis cela, cette griffe est rigoureusement identique à celle du livre de G. van Rijnberk, comme le montre leur superposition.
Une source possible
Les pages de Wikipedia où figure le second portrait ont été publiées par un internaute se présentant sous le pseudonyme de « Ohjay ». En explorant ses informations techniques, on constate que le document a été mis en ligne le 2 novembre 2009. Les métadonnées de l’image révèlent que ce fichier a été modifié le 12 août 2009.
Une visite approfondie des pages de Wikipedia laisse apparaître qu’Ohjay y a déposé de nombreuses images martinistes. Or, ces dernières proviennent toutes du site d’un ordre néo-Réaux-Croix, « The Ordre Réaux Croix ». Ce mouvement a des ramifications dans les pays nordiques, Norvège et Suède, en Espagne, au Canada et en Argentine. Curieusement, nous retrouvons ici les régions d’origine des deux portraits de Martinès de Pasqually : l’Amérique du Sud pour celui de Serge Caillet et la Suède pour celui du libraire parisien.
Il est intéressant de noter que sur le site que nous venons de désigner figurent également plusieurs portraits de martinistes du XVIIIe siècle, sur lesquels leur signature a été ajoutée. On y trouve notamment ceux de Louis-Claude de Saint-Martin (d’après celui que réalisa N. Gomez) et de Jean-Baptiste Willermoz (portrait publié par G. Van Rijnberk dans Épisodes de la vie ésotérique 1780-1824, Lyon, Derain, 1948, p. 32). Remarquons que ces portraits figurent sur la même page que celui de Martinès de Pasqually. Enfin, le site ne donne aucune information sur la source de ce portrait et ne prétend pas qu’il s’agisse là d’un inédit.
Ces éléments, tout comme le flou qui règne autour de l’origine de ce portrait, nous incitent à la plus grande méfiance. Gageons que d’autres découvertes ou d’autres analyses nous en apprendront plus, mais en attendant, il convient de garder la plus grande réserve, car rien ne prouve qu’il s’agisse d’un portrait du fondateur de l’ordre des Élus Coëns. >
Dominique Clairembault