Adolescent, Robert Ambelain (1907-1997) rêvait de devenir explorateur, mais les contrées qu’il visitera ne sont pas géographiques, elles relèvent des mondes occultes, de la magie, de l’astrologie et de la théurgie. C’est ce parcours que nous présente Gino Sandri dans une vidéo mise en ligne par Baglis.tv le 17 avril 2021 (1 h 12 min). Sans prendre parti, ni pour le personnage ni pour ses idées, évitant les sujets qui fâchent, il évoque la carrière de Robert Ambelain, personnage qu’il a connu à partir de 1970. D’emblée, il rappelle avec raison que Robert Ambelain a joué un rôle fondamental dans la mouvance des sociétés initiatiques des années 1950 à 1990.
Les années 1930 : l’Association pour la Rénovation de l’Occultisme Traditionnel (AROT)
Gino Sandri évoque d’abord les premiers pas de R. Ambelain dans les années qui précèdent la Seconde Guerre mondiale, auprès de Jules Boucher, qui fut son mentor, et dans l’entourage d’Alexandre Rouhier (éditions Vega). Robert Ambelain fréquente alors le Collège international d’occultisme dirigé par Madame Bordy. Il collabore aux revues d’ésotérisme et d’astrologie créées par Maryse Choisy, Votre bonheur, Votre Destin, puis Consolation, en publiant des articles consacrés à l’astrologie [1] Maryse Choisi (1903-1979), poétesse, écrivaine, orientaliste, journaliste et psychanalyste française, a fait ses premiers pas dans l’occultisme. Comme elle l’écrira dans ses mémoires « Après Péladan je découvrais qu’il était dangereux de fréquenter des alchimistes et des groupes d’occultistes sans être rattaché à quelque vraie et grande Église […] » (Sur le chemin de Dieu on rencontre d’abord le diable, Mémoires 1925-1939, éd. Émile-Paul, 1978. . Jules Boucher, Maurice Magre, Fernand Divoire, Valentin Bresle et Henry Meslin sont des collaborateurs réguliers de ces revues. C’est dans ce contexte que Robert Ambelain publie ses premiers livres, Éléments d’astrologie judiciaire (1936), Traité d’astrologie ésotérique, t. 1 et 2, (1937-1938).
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En 1939, il publie Dans l’ombre des cathédrales (Adyar), ouvrage sur lequel Gino Sandri revient à plusieurs reprises à propos de la question des « égrégores ». En mars 1939, Robert Ambelain est initié dans la franc-maçonnerie (Memphis Misraïm, Constant Chevillon), au grade d’apprenti. Quelque temps plus tard, il est mobilisé en Lorraine. Fait prisonnier, il est interné au camp d’Épinal. Il prétendra avoir reçu les grades de compagnon et de maitre lors d’une tenue clandestine dans ce camp. (Par la suite il sera incapable de donner le nom de son initiateur.) En septembre 1940, il est libéré pour reprendre son travail à la Five Lille.Le Martinisme et le résurgence de 1942
Selon Gino Sandri, c’est Alexandre Rouhier et Jules Boucher qui mettent Ambelain en relation avec Augustin Chaboseau. Soulignons que de son côté, Jean Chaboseau écrit que c’est Henry Meslin qui est à l’origine de son introduction dans l’Ordre Martiniste Traditionnel. Pendant les années 1940 à 1944, le gouvernement de Vichy décrète la dissolution des sociétés initiatiques. R. Ambelain poursuivra cependant ses activités maçonniques en formant à son domicile une loge de Memphis Misraïm clandestine, où il initiera Jules Boucher, Robert Amadou… Comme le précise Gino Sandri, c’est dans ce cadre, en septembre 1942 que Robert Ambelain « réveille » l’Ordre des élus coëns avec Georges Lagrèze. Il a rencontré ce martiniste et Chevalier Bienfaisant de la Cité Sainte au sein de l’Ordre Martiniste Traditionnel. Ne disposant pas de rituels élus-coëns et ne pouvant s’appuyer sur aucune filiation, Robert Ambelain compose alors une cérémonie théurgique [2] Doué d’une imagination fertile, il inventera tout au long de sa carrière initiatique nombre de rituels, n’hésitant pas à mélanger diverses sources pour leur donner une apparence traditionnelle. qui aurait donné lieu à une réponse de l’invisible. Robert Ambelain interpréta cet événement, comme une manifestation de ce que les élus-coëns appelaient « la chose », venant en quelque sorte légitimer ce « réveil » de l’Ordre des élus-coëns. Gino Sandri passe rapidement sur cet épisode qui est pourtant l’un des plus controversés de la carrière de Robert Ambelain. Augustin et Jean Chaboseau reprocheront d’ailleurs à Robert Ambelain d’avoir entrainé plusieurs martinistes dans cette aventure dépourvue de légitimité. Contrairement à Georges Lagrèze, qui accorda sa confiance à Robert Ambelain, Jean Chaboseau [3] Jean Chaboseau (1903-1978), fils d’Augustin Chaboseau, fut l’instigateur du réveil de l’Ordre Martiniste Traditionnel en 1931. Franc-maçon, il avait été initié en 1931 à la loge les Amitiés internationales de la Grande Loge de France, où il reçut le 14° en 1945. lui reprochera d’avoir transformé « des profanes en 33e degré en trois coups de maillet » alors qu’il était incapable de prouver sa qualité de maître maçon. Il en résultera une forte animosité et un conflit entre Jean Chaboseau et Robert Ambelain.
Sur la question de la « résurgence des élus-coëns » (Élus-Cohens) de 1942, nous renvoyons nos lecteurs aux critiques concernant cet épisode :
- Celle de Jean Saunier, qui épingle sévèrement R. Ambelain pour ses confusions entre Réau-Croix et Grand Profès (« Correspondance » par Ostaba, Le Symbolisme, n° 388, janvier-mars 1969, p. 183-192) ;
- celle de Pierre Noël, qui dénonce ses fausses racines via le R.E.R. (« La Profession » Renaissance Traditionnelle, n° 168, octobre 2012, p. 258-260.) ;
- celle de Serge Caillet, qui la soutient (Les Compagnons d’Alexandrie, La Tarente, 2021, p. 182-183 et « Il était une fois les élus coëns de désir, l’Ordre martiniste et les élus coëns », en deux parties, Bulletin de la Société Martinès de Pasqually, n° 29, 2019, p. 77-90 et n° 30, 2020, p. 87-95.) ;
- et celle aussi virulente qu’argumentée de Jean-Marc Vivenza (« Les tentatives de ‘’réveil’’ de l’Ordre des élus-coëns au XXe siècle : examen des critères de validité des ‘’néo-coëns’’ contemporains », Martinès de Pasqually – Jean-Baptiste Willermoz…, Le Mercure Dauphinois, 2020, p. 1063-1114.).
En 1968, Robert Ambelain dénoncera lui-même la faiblesse de ce « réveil » en démissionnant de cet Ordre. Le 14 aout 1986, son successeur Ivan Mosca, mettra l’ordre des Élus-coëns en sommeil, estimant que sa filiation est inexistante.
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Controverses sur les origines du martinisme
Les années qui suivent la Libération sont marquées par les controverses qui opposent les martinistes. Les uns voulant revenir vers une forme plus théurgique, de celle qu’ils imaginaient être celle des élus-coëns (Robert Ambelain), les autres, ralliés aux opinions de Démétrius Platon Sémélas cherchant à relier le martinisme à un mouvement antérieur aux élus-coëns et à Saint-Martin lui-même [4] Sur cette notion, voir notre article « Un disciple légendaire de Louis-Claude de Saint-Martin, L’abbé Delanouë (1747-1823) – Aux sources d’une filiation controversée » Politica Hermetica n° 33, 2020. , la Société du Philosophe Inconnu (Jean Chaboseau) et les autres dénonçant l’utilité de perpétuer le martinisme sous une forme obédientielle en créant les Amis de Saint-Martin (P.L. Saint-Yves, Edouard Gesta, Robert Amadou, Octave Béliard…). En réalité, chacun cherche à légitimer une filiation pouvant corriger les insuffisances du martinisme papusien. Gino Sandri n’évoque pas ce point important dont témoigne un opuscule important publié par Robert Ambelain en 1948, Le Martinisme contemporain et ses véritables origines (Les Cahiers de Destins). Son auteur se livre à une critique virulente de l’histoire du martinisme, niant toute filiation entre Saint-Martin et Papus-Chaboseau et estimant que la seule « filiation » martiniste possible passe par le Régime écossais rectifié. [5] Il dénonce d’ailleurs les positions qu’il avait exprimées dans son livre précédent, Le Martinisme, histoire et doctrine, Niclauss 1946.
Jean Chaboseau, lui-même contesté par les siens, mettra en sommeil l’Ordre Martiniste Traditionnel en septembre 1947, tandis que Jules Boucher, qui semble avoir pris ses distances avec Robert Ambelain, créera l’année suivante l’Ordre Martiniste Rectifié [6] Jules Boucher « Du Martinisme et des Ordres Martinistes », Le Symbolisme, sept-nov. 1950. . C’est le début d’une période, où entre 1952 et 1984, Robert Ambelain ne cessera de créer ou de susciter la création de mouvements martinistes dont il dénoncera souvent quelques années plus tard la validité. Gino Sandri évoque plusieurs de ces épisodes parlant du rôle de Robert Ambelain dans la création de l’Ordre Martiniste avec Philippe Encausse (1952) ; de l’Union des Ordres Martinistes en 1958 (Ordre Martiniste et Ordre Martiniste des élus coëns) ; de son rejet soudain de ces « filiations » en juin 1968, pour revendiquer un martinisme d’origine russe en créant l’Ordre Martiniste Initiatique. Ce revirement fut précédé quelques années plus tôt (1955) par la mise à jour du fameux Manuscrit d’Alger, recueil de textes et rituels élus coëns du XVIIIe siècle, que Marguerite Benama confia à Robert Ambelain [7] Robert Ambelain, gardera jalousement ce document empêchant quiconque de le consulter. Ce n’est que quelques années avant sa mort, en 1993, qu’il lèguera ce document à la BnF (FM4 1282) en assortissant ce don d’une interdiction de reproduction. Ce document, aujourd’hui en libre accès montre toute la distance qui sépare les rituels des élus-coëns du XVIIIe siècle avec ceux inventés par Robert Ambelain. . Dans la circulaire annonçant la création de l’Ordre Martiniste Initiatique (Origine, principes et modalités de la rectification de 1968) R. Ambelain dénoncera comme profanes les martinistes qui relèvent de l’autorité de Philippe Encausse. Gino Sandri nous confie d’ailleurs que Robert Ambelain qualifiait, avec une certaine ironie de « philippistes », ceux qui autour de Philippe Encausse associaient le martinisme à une dévotion envers Philippe de Lyon.
Au-delà des controverses martinistes, Gino Sandri aborde également le rôle de Robert Ambelain dans la réorganisation de la maçonnerie de Memphis Misraïm, dont il sera le grand maître mondial de 1960 à 1985. Il parle également de son rôle dans des mouvements comme l’Église gnostique, l’Ordre Kabbalistique de la Rose-Croix… Gino Sandri insiste sur les qualités d’homme d’action, d’organisateur de Robert Ambelain. Ce dernier agit, quitte à inventer des rituels, des filiations, comme celle du martinisme russe, à propos duquel Gino Sandri nous dit que Robert Ambelain avait parfaitement conscience de l’avoir inventé. Ce n’est qu’ensuite, après avoir lancé ses projets qu’il cherche à justifier ses choix. À ce propos, Gino Sandri souligne l’importance de la notion d’égrégores, comme source d’une filiation ne s’appuyant pas sur une succession humaine, mais puisant sa source dans les mondes occultes. Il rappelle les principes énoncés par Robert Ambelain au sujet des égrégores dans deux ouvrages, Dans l’ombre des cathédrales (Niclaus, 1939) et La Kabbale pratique (Niclaus, 1951).
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Le mortel secret des templiers
Au début de son intervention, Gino Sandri nous confie que c’est à l’occasion de la publication de Jésus où le mortel secret des templiers (1970) qu’il a fait connaissance avec Robert Ambelain. Dans ce livre, R. Ambelain reprend les thèses de Daniel Massé [8] L’Enigme de Jésus-Christ – Le Christ sous Tibère et le Dieu de Jésus, 1926 éd. Du Siècle. faisant de Jésus le fils de Judas de Gallilé, alias Juda Gamala, héros de la révolte juive. Il remet en cause les fondements du christianisme, la mort et la résurrection du Christ. Ce livre, qui sera suivi de La vie secrète de saint Paul, et Les Lourds secrets du Golgotha, fera scandale. Ce reniement étant incompatible avec le martinisme, il démissionne de l’ordre des élus-coëns et de l’Église gnostique apostolique, puis délaissera l’Ordre Martiniste Initiatique avant de s’en retirer. Gino Sandri évoque les circonstances de ces événements en donnant des détails intéressants qui montrent le caractère étonnant de Robert Ambelain qui avait souvent un pistolet dans sa poche.
Malgré le portrait édulcoré de Robert Ambelain qui nous est présenté ici, cette conférence très vivante, parsemée d’anecdotes savoureuses, nous permet de faire connaissance avec un personnage ambigu, qui a pourtant joué un rôle très important dans l’histoire de l’ésotérisme contemporain. Auteur d’une quantité considérable d’ouvrages (voir sa bibliographie sur le site de la BnF), il est aussi un personnage symptomatique de la confusion qui règne autour de la notion de martinisme, situation engendrée par Papus en créant un néo-martinisme factice. Robert Ambelain est l’un de ceux qui se sont efforcés de démêler ce nœud gordien, mais en définitive, il n’aura fait qu’ajouter de la confusion.
Dominique Clairembault
12/05/2021
Notes :