Pour Octave Béliard, « il faut en revenir à la simplicité du Philosophe Inconnu qui ne fonda point d’Ordre mais a laissé un vaste monument de la pensée ouvert aux hommes de bonne volonté ».
Le Martinisme, courant initiatique né au XVIIIe siècle dans le sillage de Martinès de Pasqually et popularisé par les livres de Louis-Claude de Saint-Martin, a fait l’objet de nombreuses études. Au sortir de la Deuxième Guerre mondiale, plusieurs ouvrages abordant son histoire ou sa philosophie sont venus enrichir une bibliographie déjà importante sur ces sujets. Ils ont été publiés dans un contexte particulier, celui du réveil des mouvements initiatiques, dont les activités avaient été interdites par le gouvernement de Vichy (décret du 13 août 1940).
Créé à la Belle Époque par Gérard Encausse, c’est-à-dire Papus (1865-1916), et Augustin Chaboseau (1868-1946), l’Ordre Martiniste avait connu un succès considérable avant la Première Guerre mondiale. Sa légitimité avait cependant été contestée dès 1899 par Albéric Thomas dans deux notices « sur le Martinésisme et le Martinisme », et en 1901 par Edouard Blitz (1860-1915) dans un Mémoire confidentiel. [1. Thomas Albéric : « Notice historique sur le Martinésisme et le Martinisme », in Martinès de Pasqually, Traité de la réintégration des êtres, Bibliothèque Charcornac, Paris 1899, par un Chevalier de la Rose Croissante (Albéric Thomas), p. I-IX, et « Nouvelle notice sur le Martinésisme et le Martinisme », in Franz von Baader Les Enseignements secrets de Martinès de Pasqually, par un Chevalier de la Rose Croissante, Bibliothèque Charcornac, Paris, 1900, p. I-CXCIII. Le Mémoire confidentiel envoyé par Blitz Edouard à Papus le 27 août 1901 est conservé à Bibliothèque municipale de Lyon (Ms 5489, 45 p.) ]
Sommaire
1. Le néo-martinisme de Papus
Après la mort de Papus en octobre 1916, et entre les deux guerres, le Martinisme n’avait pas retrouvé le même succès, et ses membres étaient divisés. Cette situation n’avait guère évolué au moment où la Deuxième Guerre mondiale éteignait ses derniers feux. Ses membres s’interrogeaient alors sur l’origine du mouvement fondé par Papus, cherchant à préciser ses relations, réelles ou supposée, avec Louis-Claude de Saint-Martin et Martinès de Pasqually. Entre 1935 et 1938, les ouvrages de Gérard van Rijnberk sur Martinès de Pasqually avaient certes tenté d’aborder ce sujet, mais ils présentaient avec trop de légèreté la question des relations entre le Martinisme moderne et celui du XVIIIe siècle. [2. Van Rijnberk, Gérard, Un thaumaturge au XVIIIe siècle, Martinès de Pasqually, sa vie son ordre, son œuvre, tome second, Lyon, P. Derain L. Raclet, 1938, p. 29-31.] Gérard van Rijnberk s’était contenté de reproduire le récit d’une conversation avec Augustin Chaboseau, sans le soumettre à une analyse critique. René Guénon avait d’ailleurs porté un jugement sévère sur l’étude de Gérard van Rijnberk en précisant : « quant au ‘’Martinisme’’ moderne, nous pouvons l’assurer qu’il n’a qu’assez peu de chose à voir avec Saint-Martin, et absolument rien avec Martines et les Elus Coens ». [3. Guénon René, « L’énigme Martinès de Pasqually », Études Traditionnelles, le Voile d’Isis, article en deux parties : 41e année, n° 197, mai 1936, p. 185-238 et juillet 1936, n° 199 p. 230-277. Le texte cité figure p. 277. Soulignons cependant que l’auteur commet de nombreuses erreurs à propos du Régime écossais rectifié, voir sur ce point Vivenza Jean-Marc, René Guénon et le Rite écossais rectifié, « collection L’Esprit de la Maçonnerie », Les éditions du Simorgh, Cannes, 2007. ]
2. Controverses sur la filiation du martinisme moderne
La question de la filiation initiatique deviendra l’objet de controverses à la suite de la publication d’un livre de René Guénon, Aperçus sur l’initiation. Dans cet ouvrage publié en 1946, il tente en effet de définir ce qu’il faut entendre par régularité initiatique et analyse les conditions de sa transmission. Il reprend des éléments qu’il avait précédemment exposés dans la revue Le Voile d’Isis.
La même année paraissent deux livres importants. Le premier est de Robert Ambelain (1907-1997) : Le Martinisme, histoire et doctrine (éd. Niclaus, avril 1946), le second de Robert Amadou (1924-2006) : Louis-Claude de Saint-Martin et le Martinisme, introduction à l’étude de la vie de l’Ordre et de la doctrine du Philosophe inconnu (éd. Du Griffon d’or, 3e trimestre 1946). Chacun de leurs auteurs se place dans la mouvance d’un groupe martiniste : celui des Élus-Coëns rénové en 1943 et de l’O.M.T. pour Robert Ambelain, et le courant lyonnais Bricaud/Chevillon de Henri-Charles Dupont (1877-1960) pour Robert Amadou. [4. Le premier écrit dans son ouvrage « On le voit, il y a actuellement deux choses distinctes : L’Ordre Martiniste Traditionnel, qui regroupe les Martinistes de Saint-Martin (martinisme libre) et l’Ordre des Elus-Cohens (martinisme maçonnique, à forme théurgique) », R. Ambelain, Le Martinisme…, (1946) p. 176. Le second dédie son livre à « Monsieur Henri-Charles Dupont qui conserve aujourd’hui le dépôt de cet Ordre Universel dont Saint-Martin révéla l’ampleur philosophique sans en communiquer l’entière Initiation. » R. Amadou, Louis-Claude de Saint-Martin et le Martinisme, (1946), p.7.] Ces ouvrages relancent le débat sur les origines du Martinisme moderne, une question qui prendra un ton particulier à la suite de la controverse lancée par un troisième livre, Le Martinisme contemporain et ses véritables origines, un opuscule publié par Robert Ambelain en 1948 (éd. Cahiers du Destin), qui remet en cause la conception jusqu’alors admise de la filiation martiniste.
3. Un ami de Saint-Martin, Octave Béliard
C’est au deuxième de ces ouvrages, Louis-Claude de Saint-Martin et le Martinisme, introduction à l’étude de la vie de l’Ordre et de la doctrine du Philosophe inconnu, publié par Robert Amadou, que nous nous intéresserons ici. L’année même de sa parution, Octave Béliard (1876-1951) a en effet donné un compte rendu de ce livre en pointant des éléments essentiels. Son étude est d’autant plus intéressante qu’elle est celle d’un homme qui a été pendant cinquante ans l’un des acteurs de l’histoire du Martinisme. En effet, Octave Béliard avait été initié au martinisme par Papus lui-même en 1897. Resté dans l’ombre après la mort de ce dernier, il avait rejoint finalement l’Ordre créé en juillet 1931 par les derniers survivants du Suprême Conseil d’avant-guerre (Augustin Chaboseau, Chamuel, Victor-Émile Michelet…). Ce groupe, l’Ordre Martiniste Traditionnel (O.M.T.), voulait s’opposer au mouvement lyonnais de Jean Bricaud, qu’il considérait comme étant infidèle au Martinisme fondé par Papus.
L’O.M.T. resta cependant dans la confidentialité. Ses activités étaient centrées autour de deux pôles, le groupe Athanor et le groupe Brocéliande. Le premier était placé sous la direction de Victor-Émile Michelet, et le second sous celle d’Augustin Chaboseau. Outre leurs dirigeants, ils réunissaient des personnalités comme Chamuel, André Karquel, Octave Béliard, Jean Chaboseau, Philippe Encausse, Roger Crampon, Henri Meslin, Jules Boucher… Ces groupes entrèrent dans la clandestinité pendant la Deuxième Guerre mondiale et c’est dans l’un d’eux que Robert Amadou et Robert Ambelain furent eux-mêmes initiés pendant la guerre. [4. « Lagrèze lui a donné le 1er degré chez lui, assisté de Meslin et de moi. Peu après, Meslin lui a donné le 2e et le 3e de S. I. » Lettre de Jean-Chaboseau à J.-H. Probst-Biraben, datée du 21 février 1947. ]
Au moment de son réveil en 1945, les membres de l’O.M.T. étaient divisés entre deux positions. Certains souhaitaient reprendre ses activités initiatiques, tandis que d’autres estimaient plus sage de former une société d’étude, sans prétentions initiatiques. Augustin Chaboseau hésita, mais poussé par Georges Lagrèze (1882-1946), il accepta finalement de relancer l’O.M.T. Ceux qui s’opposaient à cette décision se séparèrent pour fonder, en septembre 1945, les Amis de Saint-Martin, une association ayant un but « essentiellement littéraire et philosophique ». Elle se donnait pour objet « de contribuer à une meilleure connaissance de la personnalité et de l’œuvre de L. C. de Saint-Martin. » [5. L’éditorial du premier numéro de la revue des Amis de Saint-Martin, Les Cahiers de l’Homme-Esprit, précise qu’ils prennent l’œuvre du Philosophe inconnu « pour une règle de vie ou qu’ils la considèrent seulement comme une grandiose construction de l’intelligence, Les Amis de Saint-Martin s’efforcent de connaître cette doctrine “diviniste” éclose au siècle des Lumières. Ils ne veulent pas annexer Saint-Martin mais contribuer à rendre à l’histoire de la civilisation un de ses précieux joyaux. Ils essayent de restituer à Saint-Martin la place de choix qui lui est due. Et cette place est la seule que Saint-Martin aurait acceptée, celle d’un bon philosophe et d’un très grand mystique. “Ce n’est point à l’audience, lit-on dans le Portrait, que les défenseurs officieux reçoivent le salaire des causes qu’ils plaident ; c’est hors de l’audience et après qu’elle est finie.” (Extrait Les Cahiers de l’Homme-Esprit, 1946, n° 1, seul numéro paru. L’association n’aura qu’une existence éphémère, mais elle renaîtra en 1972. Elle publiera les Cahiers de Saint-Martin (8 numéros publiés entre 1972 et 1990). ]
Dans un premier temps, Octave Béliard hésite. Par amitié pour Augustin Chaboseau, il se rapproche de l’O.M.T., mais la mort de son grand maître, en janvier 1946, le libère d’une décision prise à contrecœur. Il rejoint les Amis de Saint-Martin, qu’il estime plus fidèles à l’esprit du Philosophe inconnu.
4. Robert Amadou : Louis-Claude de Saint-Martin et le Martinisme
Avec Paul Laugénie et Edouard Gesta, Robert Amadou (1924-2006) fut l’un des acteurs les plus importants des Amis de Saint-Martin et contribua par ses publications à mieux faire connaître l’œuvre du Philosophe Inconnu. Comme le souligne Octave Béliard, le petit livre qu’il a publié en 1946, Louis-Claude de Saint-Martin et le Martinisme, introduction à l’étude de la vie de l’Ordre et de la doctrine du Philosophe inconnu est une excellente introduction « à toute étude qu’on voudra faire de la vie, l’œuvre et de l’école du grand théosophe chrétien ». Octave Béliard reprochera cependant à Robert Amadou d’accorder crédit à l’existence d’une filiation initiatique remontant à Saint-Martin. Son livre aborde plus spécialement ces points dans deux chapitres (chap. 3 « Existence historique de l’ordre Martiniste », et chap. 4 « Esprit de l’ordre Martiniste »). Robert Amadou aura l’honnêteté de reconnaître immédiatement cette erreur, précisant qu’Octave Béliard, « à raison, niait l’existence de toute initiation issue de Saint-Martin ». [6. Amadou Robert, Martinisme, « Documents martinistes n° 2 », Abi Acar, Edi-Repro, Saint-Clément-des-levées, 1979, p. 41. ]
5. La mise en sommeil de l’O.M.T. en 1947
Au début de l’année 1946, Jean Chaboseau avait succédé à son père à la direction de l’O.M.T. Ami intime du nouveau grand maître, Octave Béliard finit probablement par le pousser à remettre en question l’existence d’un Ordre reposant sur des bases fragiles, voire sur un malentendu. En septembre 1947, mettant en doute la valeur de l’initiation reçue par son propre père, Jean Chaboseau renonça à poursuivre les activités de l’O.M.T. Il démissionna de sa fonction de grand maître, souhaitant que le « martinisme redevienne ce qu’il aurait dû toujours rester : un simple rassemblement d’esprits, unis seulement par les mêmes aspirations spirituelles, et guidés vers les mêmes recherches par la seule Lumière du Christ… en dehors de toute préoccupation d’Ordre ou d’Obédience ». C’est en ces termes qu’il s’exprime dans la lettre de démission qui met un terme à l’existence de l’O.M.T. en France et en Europe. [7. Cette lettre a été publiée dans le livre de Philippe Encausse, Sciences occultes ou 25 années d’occultisme occidental. Papus, sa vie, son œuvre, Paris, OCIA, 1949, p. 70-79. Nous n’aborderons pas ici le problème de ceux qui, au sein de la F.U.D.O.S.I., en Belgique et aux États-Unis, voulurent continuer les activités de l’O.M.T. ]
Jules Boucher (1902-1955), secrétaire de l’O.M.T., avait suivi une autre voie. Estimant Jean Chaboseau incapable de succéder à son père, il s’était éloigné de l’Ordre. Après la mise en sommeil de l’O.M.T. en septembre 1947 et la publication du second livre de Robert Ambelain (1948), Jules Boucher créa l’Ordre Martiniste Rectifié (1950). Il exprime ses positions sur l’histoire du Martinisme dans un article publié la même année dans la revue Le Symbolisme, « Du Martinisme et des Ordres Martinistes ». Jules Boucher meurt en 1955, mais l’Ordre Martiniste Rectifié, mouvement mort-né, avait disparu avant lui. [8. Boucher Jules, « Du Martinisme et des Ordres Martinistes », Le Symbolisme, n° 1/295, sept-oct.-nov. 1950., publié en sous la forme d’un livre avec le même titre chez Dervy en 1953. ]
Philippe Encausse (1906-1984) fut pendant quelques années membre de l’O.M.T. Il s’en était cependant éloigné en février 1932. En effet, il critiquait la présence de certains symboles évoquant les templiers dans le décorum martiniste et jugeait inconciliable avec les idées de son père (Papus) la présence de francs-maçons parmi les membres de l’Ordre. [9. Encausse Jacqueline, Un Serviteur Inconnu, Philippe Encausse, fils de Papus, « Document martiniste n° 31 », préf. Robert Amadou, Paris, Cariscript, 1991, p. 274-280, à corriger avec la mise au point publiée plus tard par Jacqueline Encausse dans L’Initiation, n° 1, fév.-mars 1992, p. 43.] Poussé par Robert Ambelain, Philippe Encausse relancera un Ordre Martiniste en 1952, soit l’année qui suivit la mort d’Octave Béliard. En effet, Robert Ambelain voyait dans le Régime écossais rectifié une source de filiation possible pour relier le Martinisme contemporain à celui de ses origines. Cet Ordre Martiniste deviendra aussitôt le cercle extérieur de celui des Élus-Cohens recréé par Robert Ambelain et Georges Lagrèze en 1943. Robert Amadou ne participera pas immédiatement aux activités de ce nouvel Ordre Martiniste. Son nom n’apparaît pas dans la revue L’Initiation avant la fin de l’année 1963 et il figurera parmi les membres du comité de rédaction de cette revue à partir de la fin de l’année 1964 (n° 4, oct-nov.-déc.). Seize ans plus tard, en 1968, Robert Ambelain finira par dénoncer la validité de cette filiation pour se lancer dans de nouvelles aventures…
Ce détour à propos des épisodes marquants de l’histoire du Martinisme contemporain nous aide à comprendre le contexte dans lequel le compte rendu d’Octave Béliard a été écrit et les critiques qu’il formule. Ses positions soulevant des questions intéressant l’histoire du Martinisme, nous avons jugé utile de soumettre aux lecteurs de notre site ce texte peu connu.
Note : Le texte ci-dessous a été publié dans Les Cahiers de l’Homme-Esprit, n° 1, décembre 1946. Il a été réédité en 1997, dans le n° 10 de la revue L’Esprit des choses, vol. 6, n° 18, p. 138-158)
6. A propos d’un livre, par Octave Béliard
« On serait disposé à penser que la philosophie de Saint-Martin trouve une occasion de développement dans les besoins spirituels de cette époque apocalyptique. On réédite ses ouvrages. Mais rares sont ceux qui parlent de lui. Son souvenir n’est plus jalousement gardé derrière des portes closes. Une jeune société qui n’a pas de secret, celle des Amis de Saint-Martin, a érigé un mémorial à Amboise sur sa maison natale devant une assistance restreinte certes, mais moins clairsemée que ne l’a dit M. André Billy dans son Propos du Littéraire. Et je viens de lire, sous le titre : Louis-Claude de Saint-Martin et le Martinisme un excellent petit livre de M. Robert Amadou, qui introduit clairement à toute étude qu’on voudra faire de la vie, l’œuvre et de l’école du grand théosophe chrétien.
Le principal mérite, à mes yeux, de R. Amadou, est d’avoir en quelques pages marqué l’essentiel d’une doctrine qui remplit de ses développements des livres difficiles tant en raison du sujet traité que pour l’expression obscure qui lui est donnée. Le vocabulaire de Saint-Martin n’est plus le nôtre et, pour appuyer ses thèses, il utilise fréquemment surtout dans ses premiers ouvrages, Des Erreurs et de la Vérité, le Tableau Naturel, des moyens qu’il croit décisifs et que notre information scientifique a découronnés de leur valeur. L’étude des textes Martinistes, à supposer qu’on ne l’aborde pas seulement en historien, exige actuellement un effort de traduction et de critique ; on ne l’entreprendra pas sérieusement sans être assuré de trouver sous les écorces qui tombent un contenu substantiel et toujours vivant. C’est ce contenu que M. Amadou a su résumer.
Saint-Martin enseigne, avec les religions de salut, dont la chrétienne est le parfait exemple, que l’Homme fut originairement, avant d’être limité à son enceinte organique, un Esprit en union théosophique et sa vocation est de se réintégrer dans son premier état. Son actuelle situation intermédiaire entre l’ordre divin et l’ordre sensible est fausse, en ce que, tenant à la fois de l’un et de l’autre, il est le point d’application de deux tendances qui se contrarient, prisonnier d’un Binaire dont son mode ordinaire de connaissance est la forme la plus rigoureuse puisque le raisonnement à deux termes. La spéculation intellectuelle qui lui reste doit servir pourtant à sa libération ; elle en est le moyen nécessaire pourvu que, sous l’influence du Verbe divin involué, il arrive à se reconnaître lui-même comme la clef du rébus offert par la Nature. Par là, se mettra-t-il en état d’acquérir le sentiment de l’unité ; en somme, de recevoir une illumination spirituelle qui, assurément, n’a rien de commun avec l’illusion mystique des rêveurs et qui ressortit encore moins à une forme de quiétisme car elle ne s’obtient pas par de la passivité. La position du Philosophe en face des confessions religieuses est, me semble-t-il, inattaquable. Attaché à un principe sur lequel elles s’accordent, il n’évoque aucune des discussions théologiques qui les divisent. II habite un autre plan.
Indépendant de ce côté, il ne l’est pas moins d’un autre. Il adhère dans sa jeunesse à l’une de ces sociétés secrètes qui répondaient au XVIIIe siècle, à un besoin des esprits libres.
La fin du siècle dernier vit se développer en certains milieux un appétit de mystère, sans doute en réaction contre l’agnosticisme scientifique, contre le naturalisme dans la littérature et dans l’art. Ce goût ou cette mode trouva cent expressions différentes et inaccordées entre elles. La poésie, la musique, la peinture elle-même parlaient le langage des symboles ; on cherchait aux mots des résonances surnaturelles ; on demandait des lumières aux œuvres obscures des mystiques, qu’ils fussent ou non orthodoxes ; on fouillait les textes sacrés, les légendes, les traditions, pour y découvrir quelque maillon d’une chaine reliant les initiés à travers les temps, les races, les formes religieuses. On s’affirmait volontiers kabbaliste ou gnostique, hermétiste, occultisant. Le mouvement, peu cohérent, était profondément marqué de christianisme quoique, en générai, rebelle aux disciplines ecclésiastiques. La vague de néo-spiritualisme emportait des hommes insatisfaits par les formules de vulgarisation des cultes populaires qui sentaient le besoin de renouveler leurs raisons de croire ; peut-être entrainait-elle surtout des esthètes, des curieux, des chevaucheurs de chimères, les maniaques de l’étrangeté, de l’hérésie et du secret.
Ce fut une époque singulière et passionnante analogue à celle où Claude de Saint-Martin avait vu s’affronter les deux pôles de la Philosophie, Matérialisme et Spiritualisme, et où il trouva sa voie. Il était immanquable que son souvenir fût ravivé. Et ce ne fut pas tout à fait par hasard que, aux premiers jours de ma jeunesse, tomba sous mon regard un livre de ce mystique non revendiqué par l’Église ni recommandé par l’Université et que, par conséquent, j’avais ignoré.
C’était Des erreurs et de la Vérité. Ce livre, si chargé, qu’il fût d’allégations scientifiquement inacceptables, si enveloppé de ténèbres opaques, me causa une impression qui je ne devais jamais oublier ; celle d’une forêt nocturne ou filtraient des lueurs si pures et si surnaturelles qu’après y avoir pénétré, on ne pouvait plus tout à fait être comme les autres hommes. Il me sembla que j’y avais pris, non précisément une connaissance, mais une orientation et, en quelque sorte, une méthode nouvelle de penser que je ne pourrais plus abandonner.
J’appris en même temps que ma découverte ne m’appartenait pas exclusivement, que Louis Claude de Saint-Martin n’était pas aussi ignoré que je le supposais ; que son nom et ses œuvres n’avaient pas cessé de se transmettre à travers un monde distrait, par un petit nombre de disciples attentifs qui s’appelaient des martinistes. C’est alors que je me mêlai à eux. En 1897, il y a presque cinquante ans. Et je n’ai pas cessé, tantôt avec eux, tantôt et le plus souvent isolément, d’étudier le Philosophe Inconnu, de m’imprégner de son œuvre comme il l’aurait voulu lui-même, non pour en épouser docilement toutes les vues, mais pour en alimenter mes méditations personnelles et construire moi-même mon sanctuaire intérieur, celui où on ne peut entrer que seul.
Des Martinistes de cette époque-là, je suis peut-être le dernier survivant. L’honneur que me fait aujourd’hui, en me confiant la parole, la Société des Amis de Saint-Martin est, en tous cas, la récompense d’un demi-siècle de fidélité.
Il m’est permis de trouver une signification à cette cérémonie publique et d’augurer que, grâce à l’activité des Amis de Saint-Martin, le Philosophe d’Amboise pourra être mieux et plus exactement connu.
Le mouvement Martiniste auquel j’assistai jadis et dont un occultiste notoire avait pris l’initiative s’était développé dans une atmosphère assez confuse. Il mit l’accent sur l’étrangeté et l’obscurité du Maître, sur les rapports que sa jeunesse avait entretenus avec un groupe mystérieux dont il s’était pourtant, de bonne heure, très nettement séparé. On affirma de plus en plus une tendance à le séquestrer, pour ainsi dire, pour faire de lui le saint d’une chapelle fermée ; ce qui eut pour conséquence fatale d’écarter nombre d’esprits studieux qui eussent été aptes à le comprendre et d’agréger sous son nom certains fantaisistes, de ceux qui croient qu’une connaissance peut s’acquérir sans effort et comme par catalyse.
Indépendant de ce côté, il ne l’est pas moins d’un autre. Il adhère dans sa jeunesse à l’une de ces sociétés secrètes qui répondaient au XVIIIe siècle, à un besoin des esprits libres — sortes de clubs fermés à tendance très variées dont la plupart sans doute évoluèrent vers une unité maçonnique, mais qui étaient alors assez larges pour abriter les hommes les plus divers sous des obédiences différentes, pourvu qu’ils fussent de bonne compagnie. L’Ordre des Élus-Cohens, fondé par dom Martinez de Pasqually et qui ne lui survécut guère, était occultiste et théurgique. La confrontation du Traité de la réintégration des êtres, œuvre d’ailleurs médiocre de Martinez, avec les premiers livres de Saint-Martin montre que la pensée de celui-ci reçut un amorçage certain du Maitre de Bordeaux à qui il garda toujours un souvenir respectueux. Mais après la disparition de Martinez, son disciple se retira de tout. Son génie personnel et la connaissance qu’il prit de Boehme lui ouvrirent d’autres chemins. Il devenait un pur théosophe occupé exclusivement du divin, confessait n’avoir ni goût ni aptitude pour l’occultisme, s’écartait sans hostilité mais résolument de la Maçonnerie que ralliaient ses premiers compagnons. « Nous le voyons, dit M. Amadou, répudier les sociétés et se défendre d’en avoir fondé ». Voilà qui est très net. Impossible d’en faire un Maçon et un Occultiste malgré lui.
A la vérité, il groupe de nouveaux amis. On le conçoit aisément comme le chef d’une école philosophico-mystique. Mais il n’y a aucun prétexte à penser qu’il pratique des initiations rituelles et l’on vient de voir qu’au contraire tout l’éloignait de constituer une Fraternité secrète. Aussi ne puis-je comprendre comment M. Amadou, tout en multipliant les preuves de cette attitude du Philosophe Inconnu, tout en affirmant qu’il ne fonda rien, parle néanmoins en propres termes d’un Ordre émané de lui et montre le souci, parfaitement vain à mon sentiment, d’établir, tant par Chaboseau que par Papus, une chaîne ininterrompue entre les Martinistes d’aujourd’hui et cet Ordre imaginaire. L’Ordre Martiniste fut une création personnelle de Papus qui lui donna une forme, comment dirai-je ? para-maçonnique. Le moins que l’on puisse dire, sans contester la liberté de Papus d’agir ainsi, c’est que son innovation s’écartait sensiblement des intentions qu’avaient eues Saint-Martin et ses disciples directs. Car Papus, occultiste et franc-maçon, marqua son Ordre de la double empreinte indésirée par le Philosophe Inconnu qui n’avait voulu être ni l’un ni l’autre ; et l’on vit naître une génération moins jalouse d’acquérir l’esprit martiniste et de le conserver que d’affirmer une régularité sans objet, de former une chapelle fermée et volontiers occultisante.
Il est juste de dire que le Martinisme papusien n’eut d’abord avec la Maçonnerie qu’une affinité de forme et en resta indépendant, jusqu’à ce point que j’y ai connu des catholiques authentiques qui n’y étaient point déplacés. Mais Papus mort, il devait se produire inévitablement un glissement tel qu’il fut nécessaire, en 1931, de réagir pour que tous les disciples de Saint-Martin ne fussent pas entrainés à un acte d’allégeance maçonnique qu’un groupe lyonnais avait déjà accompli.
La philosophie éminemment chrétienne de Louis-Claude de Saint-Martin n’a rien à gagner et tout à perdre au secret qu’on a prétendu faire autour d’elle alors qu’on ne le fait pas autour des Pensées de Pascal ou de L’Imitation de Jésus-Christ. Elle est suffisamment défendue contre de vaines curiosités par la qualité d’âme qu’elle exige pour être comprise et adoptée. Elle ne saurait être transmise ni par héritage, ni par une cérémonie rituelle ; elle s’offre à la méditation personnelle de quiconque en est digne. Une institution comme celle de Papus n’est peut-être pas inutile à certains. Elle a le double inconvénient d’écarter des intelligences éminentes que doit rebuter une apparence paramaçonnique et occultiste, et d’offrir un appât à des esprits romanesques, rêvant leur vie, incapable de pousser une étude à fond, qui sont aisément contentés des écorces : ornements, diplômes, grades de fantaisie, pouvoirs imaginaires, puériles cachotteries.
Voilà pourquoi j’estime qu’il faut en revenir à la simplicité du Philosophe Inconnu qui ne fonda point d’Ordre mais a laissé un vaste monument de la pensée ouvert aux hommes de bonne volonté. Et peut-être M. Amadou aurait-il du définir, plus catégoriquement encore qu’il ne l’a fait, l’individualisme de L.-C. de Saint-Martin et l’indépendance dont il a donné l’exemple. »
Octave Béliard (1946)