« Les lignes qui aboutissent à Augustin Chaboseau, à Papus, à d’autres et qui partent de Saint-Martin sont, en effet, des lignes d’affinités spirituelles et ne sont en rien constituées par une suite ininterrompue de cérémonies intangibles dans le sein d’une même société et au nom de celle-ci. »
Sommaire
Introduction
Entre 1946 et 1947, c’est-à-dire dans les années qui suivirent la Deuxième Guerre mondiale, l’existence d’une filiation entre l’Ordre Martiniste fondé par Papus (1865-1906), et le théosophe Louis-Claude de Saint-Martin (1743-1803) fut de nouveau contestée. Rappelons que déjà, en 1899, Albéric Thomas avait désavoué la légitimité de l’ordre fondé par Papus, soulignant qu’il n’avait rien de commun avec le martinisme des origines, que ce soit celui des Élus coëns de Martinès de Pasqually, celui du Régime écossais rectifié de Jean-Baptiste Willermoz ou celui qu’expose Saint-Martin dans ses livres, car ce dernier n’a jamais fondé d’ordre. [1. Albéric Thomas : « Notice historique sur le Martinésisme et le Martinisme » signé « un Chevalier de la Rose-Croissante », publiée en préface au Traité de la réintégration des êtres, de Martinès de Pasqually, Paris, Chacornac, 1899, p. II-IX et du même, « Nouvelle notice sur le Martinésisme et le Martinisme » publiée dans Les Enseignements secrets de Martinès de Pasqually, de Franz von Baader, Paris, Chacornac, 1899, p. I à CXCII.] Édouard Blitz avait fait les mêmes observations à Papus en 1901 dans son Mémoire confidentiel. [2. « Mémoire confidentiel adressé au T.P.G.M. Prés. du. Sup. Cons. pour la France par son Souv. Dél. Gén. et Prés. du Gr. Cons. pour les États-Unis d’Amérique », Bibliothèque municipale de Lyon, Ms 5489. ]
Au début de l’année 1946, Jean Chaboseau (1903-1978) venait de succéder à son père Augustin Chaboseau (1868-1946) à la direction de l’Ordre Martiniste Traditionnel (O.M.T). Ce mouvement, créé en 1931, avait annoncé la reprise de ses activités après la Deuxième Guerre mondiale, dans un article publié par Jules Boucher, son grand secrétaire, dans La Chaîne d’Union (n° 2, novembre 1945). En mars 1947, Jean Chaboseau écrivait à son ami Philippe Encausse, le fils de Papus, pour l’inviter à se joindre à l’O.MT. : « Votre présence nous ferait beaucoup de plaisir. » [3. Encausse Jacqueline, Un « Serviteur inconnus, Philippe Encausse, fils de Papus, Paris, Cariscript, « Documents martinistes 31 », 1991, p. 283. ]
Après avoir été membre de l’O.M.T. en 1931, Philippe Encausse s’en était écarté rapidement. Il contestait la présence des symboles templiers auxquels l’Ordre accordait une « place d’honneur » dans ses temples. Augustin Chaboseau lui avait répondu que ces symboles étaient parfaitement à leur place dans un mouvement qui se réclame des traditions templière et rosicrucienne. [4. Voir la lettre de Chaboseau du 26 février 1932, reproduite par Jacqueline Encausse dans Un « Serviteur Inconnu », Philippe Encausse, fils de Papus, Paris, Cariscript, « Documents martinistes 31 », 1991, p. 276-277, ainsi que le rectificatif publié dans la revue L’Initiation n° 1 en janvier 1992 par J. Encausse. ] La réponse d’Augustin Chaboseau témoigne de sa méconnaissance de ce qui constitue le martinisme qu’on ne saurait confondre et assimiler aux templiers ou au rosicrucianisme. Les critiques de Philippe Encausse étaient parfaitement fondées. Après son départ, il avait créé « Les Amis de Papus », une association d’entre-aide matérielle et spirituelle. Cette dernière est présentée à la fin de son livre, Papus (Dr Gérard Encausse) Sa vie – Son œuvre, Paris, éditions Pythagore, 1932.
Depuis sa nomination à la tête de l’O.M.T., Jean Chaboseau était confronté à l’opposition de Jules Boucher qui contestait son autorité. À ces événements s’ajoutaient des problèmes plus difficiles. En effet, les controverses sur la légitimité d’un Ordre revendiquant une filiation issue de Louis-Claude de Saint-Martin avaient été relancées par quelques martinistes, notamment par Octave Béliard. Jean Chaboseau était lui-même dans le doute. Finalement, en septembre 1947, il démissionnait de ses fonctions par une lettre dont il adressa une copie à Philippe Encausse. Dans cette lettre, il déclare que les liens entre Louis-Claude de Saint-Martin et les martinistes modernes devaient être considérés comme de simples affinités spirituelles, car elles « ne sont en rien constituées par une suite ininterrompue de cérémonies intangibles dans le sein d’une même société et au nom de celle-ci ».
L’abdication de Jean Chaboseau provoqua la mise en sommeil de l’Ordre Martiniste Traditionnel. Si sa lettre de démission nous intéresse, c’est parce qu’elle est un document important pour l’étude de la réception des idées de Louis-Claude de Saint-Martin à partir du XIXe siècle. (Rappelons qu’actuellement, en 2019, il existe dans les pays de langue française une vingtaine de mouvements se réclamant du martinisme de Saint-Martin.) [5. En 1959, une branche martiniste américaine, liée à l’A.M.O.R.C, et ayant reçu une charte d’Augustin Chaboseau en 1939, commencera à le réveiller, notamment en France. L’histoire ne dit pas ce que pensa Jean Chaboseau de cette décision. Notons que quelques années plus tôt, en 1952, il avait rejoint le fils de Papus qui avait réveillé l’Ordre fondé par Papus, mais s’en était écarté rapidement. ] Cette lettre est peu connue, elle a été publiée par Philippe Encausse, dans Sciences occultes ou 25 années d’occultisme occidental. Papus, sa vie, son œuvre (Paris, OCIA, 1949, p. 70-79), dans un contexte particulier que nous évoquerons plus loin. Nous republions ici cette lettre dans son intégralité avec quelques notes et un épilogue.
Dominique Clairembault (septembre 2019)
Lettre de démission de Jean Chaboseau
Septembre 1947
Très chère Sœur, très cher Frère,
Lorsqu’en janvier 1946, le Frère Augustin Chaboseau me désigna pour lui succéder à la présidence de l’Ordre Martiniste Traditionnel, désignation contresignée par les membres du Suprême Conseil en exercice et que je fus appelé à occuper cette charge, un certain nombre de questions se posèrent à mon esprit. À cette époque, je les écartais provisoirement pour tenter de mettre sur pied cet Ordre qui, il faut bien le dire, débutait à nouveau. Les attaques dont je fus l’objet comme les soutiens moraux que je rencontrais me poussèrent à persévérer dans ce que certains ont bien voulu appeler « une mission ».
Depuis cette date, la vie même de l’O.M.T. avec ses difficultés tant matérielles que morales m’a obligé à reconsidérer la question fondamentale que j’avais éloignée et qui est non seulement celle de l’existence d’une Obédience, d’un Ordre Martiniste, mais aussi celle de la fonction même de grand maître de l’Ordre Martiniste.
C’est le résultat de ces réflexions que je livre à vos méditations.
Qui est légitime, qui est traditionnel du point de vue martiniste ?
Louis-Claude de Saint-Martin n’a jamais créé d’Ordre, d’organisation. Dans l’Ordre des Elus-Cohens, il a, comme les autres Réaux-Croix, contribué à la transmission et à la propagation d’un Ordre maçonnique. Mais après son départ de toute société et organisation, il a cessé de transmettre quoi que ce soit de ce genre, il n’a ni propagé, ni organisé, ni créé un ordre, une obédience, une société, car on ne saurait qualifier ainsi, avec tout ce que cette notion entraîne, la Société des Amis ou des Intimes à laquelle il est quelquefois fait allusion.
Lui-même l’a écrit à Liebisdorf (Lettre CX ) :
La seule Initiation que je prêche et que je cherche de toute l’ardeur de mon âme est celle où nous pouvons entrer dans le cœur de Dieu et faire entrer le cœur de Dieu en nous… Il n’y a d’autre mystère pour arriver à cette sainte Initiation que de nous enfoncer de plus en plus jusque dans les profondeurs de notre être, etc… ». (voir ce texte et le suivant : ici )
Et dans cette même lettre il fait le parallèle entre cette Initiation et :
… Ces initiations par où j’ai passé dans ma première école et que j’ai laissées depuis longtemps pour me livrer à la seule qui soit vraiment selon mon cœur… Je puis vous assurer que j’ai reçu par la voie de l’intérieur des vérités et des joies mille fois au-dessus de ce que j’ai reçu par l’extérieur. Il n’y a plus d’initiation que celle de Dieu et de son Verbe Éternel qui est en nous, etc… » [6. La fin de la citation n’est pas exacte, même si l’esprit est conservé. Nous renvoyons le lecteur au texte original : (voir ce texte)]
Saint-Martin a donc, à partir d’un certain moment, cessé d’agir en initiateur avec formalisme, rituel, rites, etc…
Notre regretté Frère Augustin Chaboseau avait rédigé une note sur ce qui fut appelé son « initiation » par sa tante Amélie de Boisse-Mortemart, note qui ne laisse subsister aucun doute à cet égard. Il s’agissait uniquement de la transmission orale d’un enseignement particulier et d’une certaine compréhension des lois de l’Univers et de la vie spirituelle, ce qui, en aucun cas, ne saurait être considéré comme une initiation à forme rituélique. Les « lignes » qui aboutissent à Augustin Chaboseau, à Papus, à d’autres et qui partent de Saint-Martin sont, en effet, des lignes d’affinités spirituelles et ne sont en rien constituées par une suite ininterrompue de cérémonies intangibles dans le sein d’une même société et au nom de celle-ci. Car pour que l’on puisse parler d’une initiation traditionnelle, il est nécessaire qu’existe cette transmission d’un « souffle de vie », d’une « influence spirituelle », comme le fait justement remarquer René Guénon, au nom d’une organisation donnée, par des formules identiques et transmises sans qu’en soit changé un iota.
C’est précisément ici qu’apparaît la profonde contradiction existant, d’un côté, entre ce désir de libération intérieure qui doit se dégager de tout formalisme pour permettre à la personnalité spirituelle de se préciser hors des collectivités et, de l’autre, ce semblant de démenti que parurent lui apporter certains occultistes de la fin du XIXe siècle en créant leurs associations, ordres et sociétés.
Il y a une qualité d’âme qui constitue essentiellement le véritable Martiniste, c’est cette affinité entre les esprits unis par un même degré dans leurs possibilités de compréhension et d’adaptation, par le même comportement intellectuel, par les mêmes tendances et il s’en suit cette obligatoire constatation que le Martinisme est exclusivement composé d’êtres isolés, solitaires, méditant dans le silence du cabinet à la recherche de leur propre illumination.
Le devoir de chacun de ces êtres, lorsqu’il atteint à la connaissance des lois de l’équilibre, est de répandre autour de lui sa compréhension afin que ceux qui doivent entendre participent à ce qu’il croit être la vérité de sa vie spirituelle. C’est là que peut intervenir la « Mission de service » du Martiniste, c’est en ce sens seulement que ce courant spirituel particulier trouve sa place dans la Tradition occidentale.
Mais un Martiniste véritablement « traditionnel » ne saurait agir valablement au nom d’un ordre de ce nom, parce qu’à ce moment il cesse d’agir selon les suggestions spirituelles du Philosophe Inconnu pour s’inféoder à une formation récente entièrement issue du mouvement intellectuel qui se donnait pour tâche de propager les doctrines « occultistes » à la fin du siècle dernier.
Car il n’est de régularité concevable pour un Ordre Martiniste que dans un rattachement sentimental vis-à-vis de Papus, puisqu’il n’existe aucune autre ancienneté pour un quelconque Ordre Martiniste que la création d’un Suprême Conseil en 1891 par Papus. Celui-ci, avec les amis dont il s’était entouré, avait tout créé, organisé, les Rituels même n’existaient pas malgré les légendes. On « n’initiait » qu’avec les « Cahiers de l’Ordre », dont la rédaction est de cette époque. Il n’y eut, au début, entre 1891 et 1900, aucune réunion fermée analogue à celle des Loges. Ce ne fut qu’après sous l’influence d’un élément devenant prépondérant, que l’Ordre Martiniste devint une réelle obédience, mais c’était une organisation calquée sur les ordres maçonniques, ce que l’on nomme la para-maçonnerie. Cela est si vrai que fut toujours maintenue « l’Initiation libre » parallèlement à « l’Initiation » en Loge, souvenir de cette liberté individuelle dont jouit tout véritable martiniste en dehors par principe même de toute obédience.
L’absence totale de rituels anciens, y compris ceux qualifiés « du XVIIIe siècle », a permis à chaque membre qui l’a désiré d’en composer un. C’est ainsi que celui de Téder a pu être considéré par certains comme celui de l’Ordre Martiniste alors que l’on sait qu’il n’en est rien. En ce sens tout Rituel est valable puisque composé par un Martiniste et inacceptable en lui-même puisque ne répondant pas à son objet : servir de cadre antique et rigide à une transmission spirituelle déposée en son sein. Or ce cadre est vide quelle que soit la formation martiniste qui prétend figurer à l’intérieur, puisqu’il n’existe aucune transmission rituélique de ce genre et ce cadre même est sans portée magique puisqu’il ne s’appuie sur aucune tradition réelle.
Les deux lettres et les six points en quoi consisterait l’essence de la Tradition martiniste sont une adoption de Papus, ainsi que la division en trois degrés d’une initiation que, par contre, certains autres considèrent comme se composant d’un unique grade. Ce qui ne signifie nullement que ces symboles ne puissent avoir, par ailleurs, une portée profonde et une réelle valeur.
Tout ce qui précède ne vise encore que l’une des questions envisagées, celle qui se rattache à la légitimité d’un « Ordre Martiniste ».
Il reste évident que rien n’empêche des esprits formés à cette compréhension particulière de la vie spirituelle que l’habitude fait appeler le Martinisme, de se grouper pour étudier des textes, mettre en commun le fruit de leurs propres réflexions et que ces réunions sont légitimes si elles sont libres et si elles ne visent en aucune façon à constituer ou à devenir une quelconque Obédience.
La question primordiale, à mon avis, est celle qui apporte la plus grande contradiction à l’esprit libre et libéré de Saint-Martin lui-même, celle qui lui est un démenti flagrant et perpétuel, l’existence d’un grand Maître du Martinisme, d’une personnalité qui se prétendrait dépositaire de la Tradition du Philosophe Inconnu et qui serait investie par droit de succession de la charge de régulateur suprême de cette tradition, de cette « Initiation ».
Après le décès de Papus, [7. Papus est mort pendant la Première Guerre mondiale, le 25 octobre 1916. Charles Détré, dit Teder (1855-1918) sera présenté comme son successeur, ce que contestera Augustin Chaboseau. ] il n’exista plus de continuité pour la présidence de l’Ordre Martiniste ; Papus n’avait pas désigné de successeur et si certains membres élurent Téder, une grande partie ne l’accepta point. Victor Blanchard, alors secrétaire général de l’Ordre, qui, cependant avait signé la proclamation de Téder comme deuxième grand maître, refusa bientôt de suivre cette organisation véritablement nouvelle tant par ses rites que par sa composition et les nouvelles obligations qu’il imposait à ses membres. Blanchard constitua alors à son tour un Ordre Martiniste, dont il fut reconnu grand maître. Téder aurait désigné Bricaud — de bons esprits prétendent que ce dernier se serait proclamé lui-même — et Bricaud eut pour successeur Chevillon. Celui-ci assassiné, l’Ordre Martiniste nouvelle manière (car les tendances maçonniques s’étaient accusées et une fusion hybride s’était constituée avec diverses organisations) eut pour continuateurs les Frères Dupont et Debeauvais. [8. Henry- Charles Dupont (1877-1960) démissionna fin 1945 et fut remplacé par Pierre Debeauvais (1885-1974), mais quelque temps plus tard, Henry-Charles Dupont voulut reprendre son titre, et les membres de l’Ordre finirent par se ranger de son côté. ] Aujourd’hui, on ne sait exactement pas de qui ils sont les successeurs, malgré leurs affirmations de seule régularité martiniste.
En 1931, un certain nombre d’anciens membres du Conseil de Papus se réunirent et, n’acceptant pas les nouvelles directives de Bricaud, voulurent reconstituer l’Ordre Martiniste de Papus et celui-ci seulement puisque l’on savait qu’il était impossible de remonter plus haut. [9. Jean Chaboseau résume les choses un peu trop rapidement, car l’Ordre restauré par Augustin Chaboseau et quelques survivants du Suprême Conseil de l’époque de Papus présente des particularités importantes qui le différentient nettement du martinisme instauré par Papus. Nous y reviendrons plus tard. ] C’est alors que le Frère Augustin Chaboseau fut élu grand maître. Il désigna, parce que plus âgé que lui, le Frère Victor-Émile Michelet et au décès de Michelet, comme celui-ci n’avait pas désigné de successeur, on revint à la primitive élection d’Augustin Chaboseau.
Une organisation internationale se prétendant supérieure à toutes les autres et se présentant comme habilitée (par qui, on ne le saura peut-être jamais …) à régulariser les Sociétés dites Initiatiques, a voulu, en 1934, à Bruxelles, incorporer le Martinisme : elle a reconnu comme seul « régulier » l’Ordre Martiniste et Synarchique de Blanchard et, en 1939, ce fut l’Ordre Martiniste présidé par Augustin Chaboseau qui fut à son tour « reconnu ». Les liens de cette organisation, la F.U.D.O.S.I. (Fédération Universelle des Ordres et Sociétés Initiatiques) avec l’A.M.O.R.C. (Etats-Unis) [10. Nous ne reproduisons pas la note de bas de page ajoutée par l’éditeur qui présente l’A.M.O.R.C. en quelques lignes. ] et diverses autres sociétés analogues interdisent à toute personne de bonne foi de la prendre trop au sérieux. Notons en passant que l’Ordre Martiniste de Victor Blanchard ne prit que plus tard le nom de « Synarchique », ceci dans le seul but de rendre hommage à la haute personnalité spirituelle de Saint-Yves d’Alveydre. Des Ordres Martinistes existent ainsi un peu partout, avec chacun leur grand maître, se prétendant toujours seul légitime et régulier. Il existe même une « Régence du Martinisme Traditionnel » qui se présente comme l’unique autorité en la matière. [11. Après la mort d’Augustin Chaboseau, les martinistes belges et suisses de la F.U.D.O.S.I. refusèrent la nomination de Jean Chaboseau. Après avoir institué une « Régence » provisoire, ils fondèrent leur propre branche l’Ordre Martiniste Universel, sous la direction de René Rosart. Après la mort de ce dernier le 13 octobre 1948, c’est Edouard Bertholet (1883-1965) qui lui succèdera. Il restera cependant inactif. ]
Il n’y a donc aucune valable possibilité d’affirmer la « régularité » d’un grand maître Martiniste et Papus lui-même n’a jamais désiré que l’on se référât à lui pour légitimer son Ordre. Lorsque parvenu à un certain stade d’illumination spirituelle et de compréhension mystique, il envisagea l’avenir de l’Ordre Martiniste, il n’a nullement senti l’obligation de se désigner un successeur, ni prévu un quelconque mode d’élection pour cette succession.
Le Martinisme en tant qu’Ordre, sa mission irrévocablement terminée, devait, dans l’esprit de Papus uniquement orienté vers la mystique et revenant ainsi au véritable esprit martiniste individuel, cesser toute existence. Toute continuation de la charge dont s’était investi Papus et quel qu’en soit le titre est donc, non seulement illégitime, mais en contradiction avec sa volonté finale.
Lorsqu’en juin 1945 eut lieu autour de la personne d’Augustin Chaboseau une réunion pour constituer une Société des Amis de Saint-Martin, et étudier le réveil de l’Ordre, la majorité des présents décida de renoncer à la vie obédientielle. [12. Octave Béliard, Robert Amadou, suivis de quelques membres, refusèrent et s’éloignèrent de l’O.M.T. pour fonder en septembre 1945 l’Association des Amis de Saint-Martin qui publia la revue Les Cahiers de l’Homme-esprit. Dans un article publié dans son numéro, « Papus et l’avenir du Martinisme », Robert Amadou juge sévèrement les textes des cérémonies d’initiations créés par Papus. Pour lui, ils « sont autant de fruits d’un esprit fertile certes, mais plus proche d’Hiram que du théosophe d’Amboise. Si, d’aventure, Saint-Martin revenait parmi nous, s’il entrait par mégarde dans une loge martiniste, s’il y voyait les Frères vêtus de rouge, masqués de noir, s’il arrivait devant le Président paré du sautoir blanc et du titre de Philosophe Inconnu, Saint-Martin ne lui demanderait-il pas, comme, jadis, à Martinés : Maître, faut-il tant de choses pour prier Dieu ? Et cette question qu’il posait, inquiet, au thaumaturge de Bordeaux, ne la dirait-il pas, ironique et attristé, à ceux qui osent usurper son nom et prétendent conserver son esprit ? » (Les Cahiers de l’Homme-Esprit n° 1, (seul numéro paru), p. 4-7. ] Passant outre à ce désir, le Frère Lagrèze obtint du Frère Augustin Chaboseau qu’il remit en vigueur l’Ordre dont il était le grand maître en 1939. [13. Georges Lagrèze (1883-1946), est mort à Angers le 27 avril 1946. Pendant la guerre, poussé par Robert Ambelain, il avait tenté de recréer un Ordre des Élus Cohens (sic pour coëns) en 1942, épisode qui provoqua des conflits avec les dirigeants de l’O.M.T., en particulier entre Jean Chaboseau et Robert Ambelain. Georges Lagrèze avait obtenu de Ralph M. Lewis, Souverain délégué général pour les États-Unis d’Amérique de l’O.M.T., une somme importante destinée à aider l’Ordre à relancer les activités en France après la guerre. Confronté lui-même à des difficultés financières, Georges Lagrèze utilisa cette somme pour subvenir à ses besoins personnels. Jean Chaboseau, qui ignorait tout de cette transaction que l’O.M.T. n’avait pas sollicité, fut contrarié par cette attitude et proposa de rembourser cette somme. Après avoir fait amende honorable, Georges Lagrèze reprit sa place dans le Suprême Conseil de l’O.M.T. Cependant, lorsque Jean Chaboseau prendra le pouvoir après la mort de son père, il mettra Georges Lagrèze en congés du Suprême Conseil. ] Ceux qui ont bien connu le Frère Chaboseau se souviennent de ses hésitations, de ses réticences entre la date de ce geste, septembre 1945, et les derniers jours de sa vie. Plus qu’à personne peut-être lui apparaissait la contradiction manifeste entre non seulement l’existence d’un Ordre Martiniste et la propre pensée de Saint-Martin, mais encore entre la liberté individuelle et individualiste du Philosophe Inconnu et cette charge fallacieuse de grand maître. Pour le Frère Augustin Chaboseau, l’existence d’un Ordre et d’un grand maître ne lui apparaissaient plus comme des nécessités ainsi qu’au temps de sa jeunesse avec Papus, Michelet et Chamuel…
Et il est une raison plus profonde, plus essentielle, qui commande tout le comportement spirituel d’un fidèle de l’esprit du Philosophe Inconnu.
Le Martinisme est chrétien, essentiellement et intégralement chrétien et l’on ne saurait concevoir un Martiniste qui ne soit pas un fidèle du Christ – Du Christ Jésus seul Sauveur et Réconciliateur, Incarnation du Verbe. Il apparaît bien qu’un grand nombre de Martinistes n’ont pas été et ne sont pas sans doute toujours pénétrés de cet esprit parfaitement universel dans le sens le plus complet du terme. [14. Ce point de vue n’est pas partagé par tous les Ordres martinistes actuels, et récemment, le responsable français d’un mouvement martiniste a affiché une position étonnante. ] En désirant se singulariser, se particulariser, en souhaitant présidences, grandes maîtrises, titres et honneurs, au nom d’un philosophe dont la modestie et la simplicité sont proverbiales, ils paraissent méconnaître l’un des premiers préceptes chrétiens, car la fonction, le titre et les honneurs inhérents à la charge d’un grand maître sont absolument incompatibles avec la notion même de l’esprit martiniste. Il n’est que de se souvenir de la répugnance dont faisaient preuve Augustin Chaboseau et Octave Béliard pour cette appellation, Augustin Chaboseau n’acceptant que le titre de Président, pour saisir les déviations vers lesquelles risquent d’aller tous ceux qui veulent se prévaloir de ces titres « Souverains » pour lesquels Papus en sa jeunesse s’enthousiasmait.
Parfaitement convaincu que toutes les déformations, toutes les querelles de légitimité et de régularité, n’ont de raison d’être qu’en fonction de l’existence de cet Ordre Martiniste et de tous les Ordres rivaux qui lui ont succédé, je crois être parvenu à cette compréhension profonde, que les dissensions, quelles que soient leurs apparences, n’apportent que des preuves de l’illégitimité foncière de tout Ordre martiniste officialisé. J’ai estimé qu’il était honnête de vous faire part du résultat de mes réflexions.
Elles m’ont amené à cette conviction que, si l’on désirait rester dans la ligne et la tradition des Philosophes Inconnus, et spécialement du dernier, L. C. de Saint-Martin, il n’était pas possible d’appartenir à un quelconque Ordre Martiniste, quel que soit le qualificatif que l’on veuille bien lui accoler pour le différencier des autres et paraître le rendre supérieur à eux. C’est pourquoi j’ai estimé qu’il était de mon devoir de vous exposer les raisons qui me font renoncer à la charge et dignité de grand maître de l’Ordre Martiniste Traditionnel. Je vous prie donc de me considérer comme démissionnaire de cet Ordre.
N’ayant à désigner aucun successeur, car, d’une part, les Règlements Généraux et Particuliers de l’O.M.T. n’ont jamais été déterminés, et, d’autre part, ne reconnaissant aucune valeur autre que de présidence administrative à cette prétendue charge, il me parait difficile désormais qu’un nouveau grand maître puisse se faire reconnaître urbi et orbi, sauf par ceux qui, de leur seule volonté, désirent qu’il en soit ainsi.
Je souhaite sincèrement qu’en raison de ce fait, le Martinisme redevienne ce qu’il aurait dû toujours rester : un simple rassemblement d’esprits, unis seulement par les mêmes aspirations spirituelles, et guidés vers les mêmes recherches par la seule Lumière du Christ… en dehors de toute préoccupation d’Ordre ou d’Obédience.
Par le seul fait de ma démission, je déclare naturellement relevés des serments d’allégeance qu’ils ont pu me prêter lors de leurs réceptions, tous ceux qui furent les membres de l’Ordre Martiniste Traditionnel.
Je vous prie de croire, très cher Sœur et très cher Frère, que cette décision n’entache en rien les sentiments affectueux et fraternels qui nous relient et que nous conserverons en toute liberté comme de véritables fidèles spirituels du Philosophe Inconnu.
Jean Chaboseau
Épilogue
Quelques mois après la publication de cette lettre, en mars 1948, Robert Ambelain publiait « Le Martinisme contemporain et ses véritables origines », dans Les Cahiers de Destins. Ce texte s’efforce de démontrer que l’Ordre fondé par Papus et A. Chaboseau ne possède pas de filiation le reliant avec Louis-Claude de Saint-Martin ou à Jean-Baptiste Willermoz. Et Robert Ambelain de conclure :
Ceci est très grave pour l’Ordre Martiniste (de Lyon), l’Ordre Martiniste Traditionnel, L’Ordre Martiniste et Synarchique et l’Ordre Martiniste Rectifié, qui, organisations non maçonniques, ne possèdent plus, dès lors, aucune filiation. ». (p. 31)
Pour Robert Ambelain, qui cherche davantage à relier le martinisme à Martinès de Pasqually qu’à Saint-Martin, le seul lien qui puisse encore rattacher les néo-martinistes à la « souche eggrégorique » d’un martinisme authentique est le Régime écossais rectifié, seule « filiation rituélique indiscutable ininterrompue » (p.32). Observons que dans son livre Robert Ambelain n’évoque pas la « résurgence » de l’ordre des Élus coëns qu’il a lancée en 1942. Y avait-il renoncé à cette époque ? Dans Le Martinisme contemporain et ses véritables origines, il précise d’ailleurs que « personne ne peut actuellement prétendre à la possession de grade de Réau-Croix […] » grade suprême de l’ordre fondé par Martinès de Pasqually (p.19.)
Dans l’ouvrage où Philippe Encausse publie la lettre de démission que nous reprenons ici, il résume également le point de vue exprimé par Robert Ambelain dans son livre. [15. Encausse Philippe, Sciences occultes ou 25 années d’occultisme contemporain, op. cit., p. 70-78. ] Cependant, Philippe Encausse prend une position visant à apaiser les choses. Jugeant ces opinions exagérées et peu fraternelles, il exprime le souhait qu’il soit un jour possible de reprendre l’œuvre réalisée par Papus d’une manière sereine.
Peut-être verrons-nous quand même, UN JOUR PROCHAIN, les nombreux amis, disciples et admirateurs sincères de Papus et d’Augustin Chaboseau, refaire une chaîne d’union qui, elle, aura toute l’efficacité désirable sans qu’il soit question d’Ordre ni de Grande Maîtrise. ?… Il est de fait, que pour le profane, une impression assez pénible se dégage de toutes ces discutions et autres mises au point venant soit de Lyon, soit de Paris. Il a, en effet, l’impression de se trouver en présence de petites chapelles où chacun — à l’exception de Jean Chaboseau — prétend être le seul à avoir le droit à la Grande Maîtrise, où chacun affirme qu’il est le seul Martiniste à être digne et régulier successeur du Philosophe Inconnu ! Ce n’est assurément pas en agissant de la sorte, en faisant ainsi montre d’une telle désunion, que les admirateurs de L.-C. de Saint-Martin lutterons efficacement contre l’emprise du Matérialisme renaissant. Qu’il me soit permis de leur adresser un fraternel et amical avertissement pendant qu’il en est encore temps. » [16. Encausse Philippe, Sciences occultes ou 25 années d’occultisme contemporain, op. cit., p. 79-80. Une note en bas de page invitait les lecteurs intéressés par ce projet à se manifester. ]
À lire Philippe Encausse, on a l’impression qu’il se range derrière les idées de la Société des Amis de Saint-Martin, qui souhaitaient dès 1946 étudier les idées de Louis-Claude de Saint-Martin sans pour cela former un Ordre Martiniste. Pourtant, deux ans plus tard en octobre 1952, à la suite d’une initiative de Robert Ambelain, Philippe Encausse réveillait l’Ordre Martiniste de Papus et invitait Jean Chaboseau à le rejoindre. [17. Voir le Manifeste de l’Ordre Martiniste de Papus, 1952, premier numéro de la revue L’Initiation (sans n°) qui invite les membres des divers Ordres Martinistes alors en sommeils, à se joindre à ce mouvement. ] Ce dernier mettra quelque temps avant d’accepter. Il s’éloignera rapidement de cet Ordre, car ses convictions sur les origines mêmes du martinisme étaient totalement incompatibles avec ce nouveau mouvement. S’il appréciait la personnalité de Philippe Encausse, avec lequel il était ami depuis les années 1931-1932, il n’en était pas de même avec Robert Ambelain.
Dominique Clairembault (septembre 2019)