La conférence dont il est ici question est le compte rendu d’un entretien entre Louis-Claude de Saint-Martin et Stanislas de Boufflers (1738-1815).
Ce texte nous est parvenu par le Manuscrit Watkins, un recueil dans lequel Nicolas Tournier, petit cousin et disciple de Saint-Martin avait rassemblé les écrits inédits du Philosophe inconnu que la sœur du théosophe lui avait confiés. Ce document de 1 144 pages a été mis à jour par Robert Amadou en 1953. L’entretien qui nous intéresse occupe les pages 259 à 264 du Manuscrit Watkins. Il n’a connu qu’une seule édition, en 1961 où Robert Amadou l’a publié dans Revue des Sciences humaines (n° 103, juillet-septembre 1961).
Sommaire
Le contexte : Saint-Martin à Paris en 1784
Situons d’abord le cadre de cette rencontre. Depuis la publication de son deuxième livre en 1782, le Tableau naturel, Saint-Martin vit à Paris où il fréquente la haute société. Comme l’écrit le comte de Ducos, le théosophe catéchisait les mondaines les plus qualifiées du royaume avec une ardeur qui n’avait d’égal que leur zèle. Familier de la duchesse de Bourbon, il fréquentait la maréchale duchesse de Noailles et les marquises de Lusignan, de Chabannais et de Clermont-Tonnerre. Ces dernières vinrent à distancer par leur émulation, la ferveur de la marquise de La Croix. « On raconte qu’un soir Mme de Chabannais vint le relancer à table, chez Mme de Lusignan, dont il était le convive. Elle arrivait, tenant à la main un volume qu’elle avait rempli de petits papiers, en guise de signets. C’était un exemplaire de son livre : Des erreurs et de la vérité. Elle en avait interrompu la lecture pour venir lui demander des explications sur certains passages qu’elle saisissait imparfaitement. Elle eût été incapable d’attendre au lendemain ; et le théosophe dut laisser refroidir le rôt pour calmer son impatience [1] Ducos, La Mère du duc d’Enghien (1900), p. 205. . »
Au-delà de ces mondanités, Saint-Martin est avec Duroy d’Hauterive l’un de ceux qui tentaient alors de faire survivre l’ordre des Élus coëns qui se fragmentait depuis la mort de son fondateur en 1774. L’un des événements les plus importants qui marquent le parcours de Saint-Martin dans les mois qui précèdent sa rencontre avec le chevalier de Boufflers est son entrée dans la Société de l’Harmonie de Mesmer, en février 1784. Il explore cette nouvelle voie qui connait alors un succès considérable à Paris.
À cette époque, Saint-Martin habite chez la comtesse de Vieuville, une amie intime de la marquise de Livry. Au mois d’avril, il annonce cependant son intention de quitter avant la fin de l’année ce logement qui est trop loin « du centre de [ses] courses » [2] Louis-Claude de Saint-Martin, Lettres aux Du Bourg (1776-1785), par Robert Amadou, L’Initiation, Paris, 1977, p. 64. . Le théosophe ne précise pas où se trouve la maison en question, mais les lettres de Duroy d’Hauterive de 1784 indiquent qu’il réside alors au 21 rue Cassette. C’est là qu’il recevra le chevalier de Boufflers en juillet 1784 [3] En décembre 1784, il donnera à Willermoz sa nouvelle adresse, rue de Seine faubourg St-Germain n° 72. .
Bien qu’il ait refusé de suivre Jean-Baptiste Willermoz dans le Régime écossais rectifié, Saint-Martin reste attentif à l’évolution de ce rite. En juin 1784, il a visité la loge parisienne de la Bienfaisance. Il rendra compte de cette réunion à son ami lyonnais en précisant : « Je n’y peux voir que les grades inférieurs et je n’y suis que fauteuil : ainsi cela ne discorde point avec mon gout et mon titre d’indépendant. [4] Lettre du 29 décembre 1784, publiée par Robert Amadou, Renaissance Traditionnelle, n° 52, Octobre 1982, p. 287. » En juin, Saint-Martin assiste avec Carl Friedrich Tieman et le vicomte de Tavannes à des expériences de magnétisme menées par le chevalier Barberin, le seul magnétiseur qui voit « par la vue intérieure, toutes les affections de[s] corps qu’il traite [5] Mémoires du Chev[alier] de Barberin , Nro 33b, fonds Johann Friedrich von Meyer à Erlangen, cité dans, Antoine Faivre, De Londres à Saint-Pétersbourg, Carl Friedrich Tieman (1743-1802), Archè Milano, 2018, p. 116. . »
C’est un mois plus tard que le chevalier vient chez Saint-Martin, conduit par la comtesse de Bezons. Cette dernière n’est pas une simple courtisane, elle appartient à une ancienne famille de Normandie ayant donné un maréchal de France, Jacques comte de Bezons, et un archevêque Armand Bazin de Bezons. Hilaire-Pierre de Loucelles souligne son rôle dans la franc-maçonnerie d’adoption, précisant qu’elle fut la grande maitresse de la loge de la Parfaite union, à l’orient de Eu. Cette loge est née en novembre 1779, dans le sillage de la Parfaite harmonie, une loge militaire stationnant à Abbeville [6] H.-P. Loucelles, Histoire générale de la Franc-Maçonnerie en Normandie 1739 à 1875, Dieppe, Imprimerie du Frère Émile Delevoye, 1875 p. 132. Voir aussi, Éric Saunier Révolution et sociabilité en Normandie au tournant des XVIIIe et XIXe siècles 6 000 francs-maçons de 1740 à 1830, Rouen, Presses Universitaires de Rouen, 1999, p 106. .
Saint-Martin était lui-même lié à plusieurs personnalités de cette région. Il écrit dans son Portrait : « à Brailly, à Abbeville, à Etalonde, prés la ville d’Eu [7] Eu est en Seine-Maritime, et Étalondes est située entre Eu et Dieppe. , j’ai formé des liaisons intéressantes avec Mesdames d’Openoi, de Bezon[s], Messieurs Duval, Fremicourt, Félix, les Dumaisniel [8] Mon portrait, n° 105. ».
Ce n’est certes pas pour discuter de l’ordre des Élus coëns que Saint-Martin reçoit le chevalier de Boufflers. En effet, un mois plus tôt, le 1er juin, il avait annoncé à madame Du Bourg ne plus faire d’initiation. Cette dernière venait en effet de le solliciter pour sortir son amie la marquise de Livry de l’athéisme [9] Ce projet n’était sans doute pas celui de la marquise qui penchait plus du côté des encyclopédistes que des théosophes. Elle ne partageait pas non plus l’enthousiasme de Mme Du Bourg pour le mesmérisme, même si elle lui rendait compte dans ses lettres de l’actualité du magnétisme parisien et lui procurait tous les livres que concernent cette pratique. . Au mois de juin, Saint-Martin sonde toujours les possibilités offertes par le magnétisme. Il assiste aux expériences menées par le chevalier de Barberin qui est de retour de Lyon. On pourrait penser que le chevalier vient rencontrer Saint-Martin pour discuter du sujet à la mode, le magnétisme ? Pour l’anecdote, rappelons que l’entrevue entre Saint-Martin et le chevalier de Boufflers eut lieu le jour même où l’on procédait à l’école vétérinaire de Lyon, à une expérience de magnétisme sur un cheval qui restera célèbre [10] Expérience faite en public par Jean-Jacques François Millanois, avocat du roi, et Jean Dutreih, chirugien, en suivant la méthode d’Alexandre de Monspey et du chevalier de Barberin. Tous deux appartiennent à la Société de la Concorde, groupe composé en grande partie par des membres de la loge de la Bienfaisance de J-B. Willermoz. L’expérience donne lieu à un compte rendu de trois pages, publié quelques jours plus tard.. Ajoutons que c’est le mois suivant, en août, que la commission royale chargée d’enquêter sur la validité du magnétisme rendra son rapport accusateur. Bien que ce sujet soit au cœur de l’actualité, c’est plus probablement pour l’interroger à propos de Des erreurs et de la vérité que le chevalier de Boufflers vient rencontrer Saint-Martin.
Après avoir pris connaissance de la situation de Saint-Martin en 1784, il est temps de présenter celui qui sera son interlocuteur le 24 juillet, le chevalier de Boufflers. Antoine de Rivarol le présente comme un « abbé libertin, militaire philosophe, diplomate, chansonnier, émigré, patriote, républicain, courtisan », autant dire qu’il n’a rien d’un théosophe. Nous ne donnerons ici que quelques indications concernant la biographie complexe du chevalier de Boufflers.
Le chevalier de Boufflers
Né à Nancy en mai 1738, Stanislas de Boufflers est mort à Paris en 1815. Il est le fils de Louis-François, marquis de Boufflers, capitaine de dragons pour le service du roi et de Marie Catherine de Beauvau-Craon. Issu de la meilleure noblesse lorraine, il grandit à Lunéville à la cour du roi Stanislas qui fut son parrain [11] Pour une biographie plus complète on consultera la « Notice sur la vie et les œuvres de Boufflers » d’Octave Uzanne qui introduit le volume Poésies du chevalier de Boufflers, Paris, A. Quantin, imprimeur-éditeur, 1886, p. I-L ; l’ouvrage de Nicole Vaget Grangeat Le Chevalier de Boufflers et son temps, étude d’un échec, Paris, Nizet, 1976 et les nombreuses études consacrées à ce personnage. . Le roi Stanislas avait formé dans ce modeste royaume, une académie rassemblant les plus beaux esprits du siècle. La mère du chevalier, amie de Hume, et de Jean-Jacques Rousseau, occupait une place centrale dans ce cercle. Peu portée à la religion, la marquise jurait qu’elle ne pourrait jamais aimer Dieu. Son fils, qui se montrait plus sage lui répondait : « Ne jurez de rien, si Dieu se faisait homme une seconde fois, vous l’aimeriez tout comme un autre [12] Octave Uzanne, « Notice sur la vie et les œuvres de Boufflers », op. cit. p. V. . »
L’épitaphe cynique qu’elle composa elle-même résume sa philosophie de la vie :
Ci-git, dans une paix profonde,
Cette Dame de volupté,
Qui, pour plus grande sûreté,
Fit son paradis en ce monde. »
Cadet de la famille, Stanislas de Boufflers était destiné à la carrière ecclésiastique, l’église offrant alors une position estimée. Notre apprenti évêque entre au séminaire de Saint-Sulpice en 1759. Comme sa mère, il fréquente alors les salons parisiens, où poésies et chansons animent les rencontres. C’est là qu’il écrit les premiers textes qui vont décider de son orientation. Parmi eux figurent des chansons licencieuses comme Mon plus beau surplis, « qui dépassent en indécence tout ce que Parny, Piron et Grécourtont écrit dans ce genre de plus grivois » [13] Octave Uzanne, « Notice sur la vie et les œuvres de Boufflers », Poésies diverses, p. VII. Voir Contes théologiques, p. 149. . À vingt-trois ans, il publie Aline, reine de Golconde, qui connait un certain succès dans les salons de la belle société. Son gout pour le libertinage ne le disposant guère à envisager une carrière religieuse, il renonce « à la Pourpre et au Chapeau pour se lancer dans la carrière des armes » [14] Octave Uzanne, « Notice sur la vie et les œuvres de Boufflers », op. cit, ,p. XI . Chevalier de Malte, il conserve cependant le bénéfice de ses abbayes. A Paris, il se livre au libertinage, aux jeux, aux chevaux, à la peinture, tout en composant de la poésie, textes licencieux sans être vulgaire, « mais juste assez osé dans leur libertinage pour faire rougir les Dames [15] Octave Uzanne, « Notice sur la vie et les œuvres de Boufflers », op. cit, p. XVIII. ».
Grâce à l’appuis de son oncle, le prince de Beauvau, il obtient un brevet d’officier. En 1762, Stanislas de Boufflers est capitaine de hussards et accompagne le duc d’Orléans à Ouessant. Ses qualités lui permettent d’obtenir la croix de Saint-Louis.
En 1765, le chevalier, poète et philosophe athée, se rend en pèlerinage à Ferney pour rencontrer Voltaire. Ce dernier lui témoigne de la sympathie. Il écrit le 21 janvier 1766 au maréchal de Richelieu : « Le chevalier de Boufflers est une des plus singulières créatures qui soient au monde. Il peint au pastel fort joliment ; tantôt il monte à cheval tout seul à cinq heures du matin et s’en va peindre les femmes à Lausanne… Tantôt il enjôle ses modèles ; de là, il va en faire autant à Genève, et de là il revient chez moi se reposer de… ses forces perdues avec des huguenotes. » [16] Octave Uzanne, « Notice sur la vie et les œuvres de Boufflers », op. cit, p. XXV. Rousseau, qui fut l’un des protégés de sa mère, ne l’apprécie pas autant. Il a « beaucoup de demi-talents en tout genre, et c’est tout ce qu’il faut dans le grand monde, où il veut briller ; il fait très bien des petits vers, écrit très bien de petites lettres, va jouaillant tin peu du sistre et barbouillant un peu de peinture au pastel [17] Confessions, vol. 1, Bib. de la Pléiade, 1947, p. 552. ».
Le chevalier de Boufflers personnifie l’homme du monde, il est l’une des figures les plus représentatives de ceux qui animaient la vie des salons parisiens. Autant apprécié par Mme Du Deffand que de Diderot, il brillait en société. Le chevalier de Boufflers fut l’un des plus jeunes collaborateurs de l’Encyclopédie. On lui doit l’article « Généreux, adj. Générosité [18] T. VII, p. 574. Il présente la générosité « le plus sublime de tous les sentiments, comme le mobile de toutes les belles actions, et peut-être comme le germe de toutes les vertus ». L’article n’occupe qu’une colonne, mais une note précise que « ce n’est là qu’une partie des idées qui étaient renfermées dans un article sur la générosité, qu’on a communiqué à M. Diderot. Les bornes de cet Ouvrage n’ont pas permis de faire usage de cet article en entier. » ».
Le 26 février 1777, le chevalier est colonel du régiment d’infanterie de Chartres [19] Louis Susanne, Histoire de l’Ancienne infanterie française, t. 7, Paris, Librairie militaire, maritime et polytechnique de J . Corréard, 1853, p. 218-229. . C’est à cette époque qu’il fait la connaissance de Françoise Eléonore Dejean de Manville, comtesse de Sabran. Veuve d’un officier de marine, la comtesse fréquentait la cour de Marie-Antoinette. Amie de la comtesse Diane de Polignac, elle vivait dans la familiarité de madame Necker. Le chevalier ne tarde pas à tomber amoureux de celle dont Élisabeth Vigée Le Brun a immortalisé la beauté. Il ne veut toutefois pas l’épouser avant de s’être fait une belle situation.
Spectacles aérostatiques
Nommé Brigadier d’infanterie le 1re mars 1780, il obtint le grade de Maréchal de camp le 1er janvier 1784. Il quitte l’armée la même année, quelques mois avant sa rencontre avec Saint-Martin. Deux semaines avant ce rendez-vous, le 11 juillet, le chevalier assiste à un spectacle aérostatique donné dans le jardin du Luxembourg.
Depuis la première expérience des frères Montgolfier à Annonay le 5 juin 1783, ces manifestations attirent des foules considérables. Dans une lettre de 15 septembre 1783, Jean-Jacques Duroy d’Hauterive précise d’ailleurs que Saint-Martin assista à la première expérience aérostatique parisienne, celle du 27 août 1783, « expérience du premier [ballon] qui contenait des lettres dans toutes les langues et qui s’est modestement arrêté à Gonesse [20] Lettre de J.-J. Duroy d’Hauterive à Mathias Dubourg (Fonds Du Bourg.) Lancé depuis le Champs de Mars à Paris devant un millier de spectateurs, le ballon s’écrase 45 minutes plus tard à 25 km de Paris, à Gonesse. Sur ces expériences, voir Faujas de Saint-Fond, Description des expériences de la machine aérostatique de MM. De Mongolfier, Paris, Cuchet, 1783, p. 7-22. ».
Il est difficile pour l’homme de notre époque d’imaginer l’impact qu’eurent les expériences aérostatiques.
Quand on a vu ce spectacle, écrivait Louis-Sébastien Mercier dans le Tableau de Paris, il n’y a plus rien à voir, en fait d’assemblée nombreuses, ondulante et varié. Deux cent mille hommes, levant les bras au ciel dans les attitudes de la surprise, de l’admiration, de la joie et de l’étonnement : les uns pleurant d’effroi pour les hardi physiciens ; les autres tombant à genoux, suffoqués de surprise, de terreur et d’attendrissement : tous les spectateurs, identifiés aux aéronautes, qui, calmes et tranquilles, saluaient le peuple de leurs drapeaux flottant au-dessus des tours ; la nouveauté la majesté de cette superbe expérience ; un soleil pur, invitant les voyageurs aériens, qui semblaient dire adieu à la terre ; ceux-ci, se perdant dans les nuages, aux acclamations de leurs concitoyens, qui priaient, sanglotaient, tremblaient pour eux ; enfin, ce ballon immense, déployé avec splendeur, et figurant comme un astre, ou comme le char d’un dieu qui commande aux éléments : non, jamais la physique n’a créé sur le globe un moment plus extraordinaire, plus propre à verser l’enthousiasme dans les cœurs, et jamais ce jour unique ne se représentera. [21] Le Tableau de Paris, 1788, tome X, chap DCCCL p. 160. »
Saint-Martin ne partage pas cette exaltation : « Je crois que la société peut y perdre autant qu’y gagner mais pour l’homme moral je regarde cela comme un piège de plus pour lui » écrit-il à Willermoz lorsque ce dernier lui confie ses impressions à la suite des expériences aérostatiques faites à Lyon [22] Lettre à J-B. Willermoz du 3 février 1784. . Il développera cette idée dans ses Pensées sur les sciences naturelles :
Quant au projet des ballons en lui-même, on s’en promet beaucoup d’utilité ; mais, comme tous les fruits qui en peuvent résulter n’ont absolument rapport qu’au physique, je ne sais si toutes ces découvertes qui paraissent avancer l’homme dans les connaissances ne seront pas une barrière de plus qui se placera entre lui et le véritable objet de son existence. Car, plus le corps de l’homme s’élève dans les airs, plus il est à craindre que son esprit ne prenne la direction opposée ; il faut humilier le corps pour élever l’âme ; ici l’on fait absolument l’inverse .» [23] Pensées sur les sciences naturelles, Publiées pour la première fois, avec une introduction, des indices et des notes par Robert Amadou, « Archives théosophiques III », n° 48, éd. hors commerce 1982 et CIREM, 1993.
L’expérience à laquelle assiste le chevalier de Boufflers le 11 juillet 1784 propose d’embarquer quatre passagers. L’abbé Janninet, le marquis d’Arlandes, Bredin et l’abbé Miolan doivent prendre place dans la nacelle d’un ballon de cent pieds de haut. « Construite à grands frais à l’Observatoire, cette immense machine devait s’envoler au-delà des nuages, et une souscription générale avait rassemblé au Luxembourg une foule considérable ayant chèrement payé sa place [24] Marion Fulgence, Les ballons et les voyages aériens, « Bibliothèque des Merveilles, publiée sous la direction de M. Édouard Charton », Paris, Librairie Hachette, 1881, 4e édition, p. 155. . » Les choses tournent mal et après plusieurs essais, le ballon ne parvient pas à s’envoler. Après avoir patienté de dix heures du matin à quatre heures de l’après-midi, le public s’impatiente et le spectacle tourne à l’émeute « on mit en pièce le ballon ; on le brulla [25] Louis-Sébastien Mercier, Tableau de Paris, t. 10, 1788, chap. DCCLXXIX, p. 65. ». Le chevalier de Boufflers intervient pour protéger l’abbé Miolan qui fut obligé de s’enfuir pour échapper aux menaces de la foule.
Quelques jours plus tard, le 24 juillet 1784, la comtesse de Bezons conduisait le chevalier au domicile de Saint-Martin, 21 rue Cassette à Paris. Autant qu’on puisse en juger par le compte rendu rédigé par Saint-Martin, leur conversation tourna autour de sujets présentés dans Des erreurs et de la vérité.
La rencontre du 24 juillet 1784
Saint-Martin présente le thème de leur conversation au début de son compte rendu.
Si l’on n’est pas convaincu de l’existence des deux substances, il est impossible de rien connaitre. Si au contraire on a cette conviction, il n’y a rien parmi les causes finales ou les raisons des choses qui ne puisse nous être dévoilé. Parce que chaque germe ayant en lui toutes les propriétés abrégées de son principe, et notre principe étant Dieu, toutes les lumières dont il est plein doivent réfléchir en nous.
La différence qu’il y a entre Dieu, l’homme et l’univers, c’est que Dieu est nécessaire dans son essence et dans ses facultés, que l’homme ne l’est que dans son essence et non pas dans ses facultés, et que l’univers ne l’est ni dans ses facultés ni dans son essence [27] Il affinera plus tard cette position en écrivant dans l’Homme de désir « Dieu est fixe dans son essence et dans ses facultés. L’homme est fixe dans son essence et ne l’est pas dans ses facultés. L’univers n’est fixe ni dans ses facultés, ni dans son essence. Les facultés de Dieu se manifestent hors de lui, sans se séparer de lui. Tandis que leur essence incommiscible avec le temps, porte partout un sanctuaire imperméable, d’où elle aperçoit tout, sans que rien puisse l’apercevoir. » n° 56, p. 115. .
Le mal est une déviation du bien et non une stagnation dans la ligne directe, parce que cette ligne procédant toujours entraîne tout dans son cours. Il n’y a de stagnation qu’à côté du lit des fleuves ; il ne peut y en avoir dans les courants. »
L’ensemble du texte de la « conférence » n’occupe qu’une trentaine de lignes, mais il est complété par deux remarques ajoutées un peu plus tard par Saint-Martin, observations qui sont chacune aussi longues que le texte principal. La seconde a été rédigée deux ans après la rencontre, car elle fait référence à une conversation avec M. Horsley du 11 février 1786.
Saint-Martin termine son compte rendu en précisant qu’il n’a jamais revu le chevalier. Si celui-ci « me paraît être la quintessence même de l’amabilité française » précise-t-il, son esprit « est nourri de trop d’agréments et de trop de succès pour que la lourde science puisse aller le saisir au milieu de ses tourbillons ». Dans son Portrait le théosophe classe d’ailleurs cette rencontre parmi celles qui « n’ont duré qu’un moment et n’ont été que des passades [28] Mon portrait n° 170 . » En effet, après l’expérience de l’école vétérinaire de Lyon, le magnétisme occupe davantage de place dans le microcosme martiniste. Il s’écarte cependant du mesmérisme traditionnel pour s’engouffrer dans la voie ouverte par Puységur avec le somnambulisme. À la fin de l’année, Saint-Martin se rend à Buzancy et observe les expériences de Puységur. De retour à Paris, il s’intéresse aux pratiques du chevalier de Barberin. À Lyon, Gilberte Rochette est l’objet des expériences de Willermoz et de ses amis de la Concorde. Tous vont bientôt s’engager dans l’un des épisodes les plus étranges de l’histoire du martinisme, celui de l’Agent Inconnu (avril 1785).
Lettre de madame de Sabran
Que pensa le chevalier de sa rencontre avec Louis-Claude de Saint-Martin ? Nous l’ignorons. Une lettre de madame de Sabran semble indiquer qu’il en fut satisfait. Les premiers mots de la lettre de la comtesse évoquent l’accident du ballon de l’abbé Moilan du 11 juillet. C’est le seul élément qui permet de dater ce courrier qui porte pour toute indication « ce dimanche 17 [29] Une incertitude demeure, car il n’y a pas plus de dimanche 17 en juillet qu’en août 1784. S’agit-il d’octobre, cela ne semble pas s’accorder avec les événements annoncés dans les lettres suivantes. Il reste possible qu’une coquille d’imprimerie ait transformé le dimanche 19 juillet en dimanche 17. ».
[…] Mon enfant, tu me fais frémir avec le danger que tu as couru chez ton malheureux protégé. Je te vois d’ici, au milieu des flammes et de la fumée, et j’en étouffe. Si j’avais été là, comme je me serais précipitée au milieu du feu pour te tendre la main ou pour te recevoir dans mes bras, car la peur m’aurait donné des forces pour te sauver ou périr avec toi.Je m’étais bien doutée toujours que le génie de ce pauvre petit abbé Miolan ne le mènerait pas bien haut ; il y a, je crois, en lui plus encore de matière de gravité que d’ascension, et, suivant mon système, au lieu de s’élever dans les airs il devrait s’enterrer, comme il arrivera vraisemblablement s’il a une attaque d’apoplexie.
Je ne me réjouis pas autant que toi de la découverte de la vérité, j’ai peur qu’elle ne me soit nuisible ; tous ces gens-là vont te tourner la tête, et pour te mener au bonheur, ils détruiront le nôtre. Il en sera comme d’Adam et d’Eve dans le paradis terrestre, après la connaissance du bien et du mal. Nous sommes bien, tenons-nous-y ; que faut-il de plus ? S’ils veulent nous donner un moyen de prolonger nos jours à condition que nous ne nous quitterons jamais, j’y consens ; mais sans cela, je ne veux pas d’une science qui n’est bonne en rien à notre amour, et qui peut au contraire lui être nuisible. Mon enfant, l’erreur et les illusions sont le partage de l’homme : souviens-toi que tu en as fait un jour l’apologie ; elles sont les fleurs qui couvrent les précipices et qu’il faut bien se donner garde d’arracher. Pourquoi vouloir connaitre toutes les misères de notre état ? Il faut au contraire détourner les yeux de tous les objets désagréables et ne les fixer que sur ce qui plaît.
L’auteur des Erreurs et de la vérité n’a sûrement pas autant d’esprit que toi, et je ne vois pas pourquoi Dieu, les anges ou les diables l’auraient choisi de préférence pour lui dire leurs secrets. Il ne peut pas avoir un commerce plus immédiat avec eux, étant formé de matière et d’une matière qui n’est peut-être pas aussi subtile que la tienne. Tout cela, mon enfant, rapproche plus tes savants à mes yeux de la folie que de la divinité, et des petites maisons que du ciel. Cependant, comme tu ne dois pas avoir de secrets pour moi, je t’écouterai avec plaisir quand tu seras assez instruit pour m’initier dans tes mystères. Si tu crois, tu m’auras bientôt convaincue, car je ne peux pas avoir une autre pensée que la tienne ; en attendant, mande-moi comment et par quel hasard tu as trouvé à Paris l’adepte de la ville d’Eu et ce qui t’a mis si fort en goût des choses spirituelles. [30] Correspondance inédite de la comtesse de Sabran et du chevalier de Boufflers, 1778-1788, recueillie et publiée par E. de Magnien et Henri Prat, Paris, Plon, 1875, lettre XLIV p. 86-87. »
Pour Robert Amadou, « l’adepte d’Eu » pourrait faire référence à une rencontre entre le chevalier et Saint-Martin à Eu. Cette allusion pourrait tout simplement désigner Louis-Jean-Baptiste Gaillard de Framicourt, fils de Louis-Joseph Gaillard, président au présidial d’Abbeville. Il fut associé libre de la Parfaite union à l’orient de Eu et Saint-Martin le présente comme « un de ceux qui a été le plus loin dans l’ordre opératif » (Mon portrait n° 105). Nous pourrions aussi attribuer ce rôle au duc d’Havré de Croy, qui commande le régiment Flandres-Infanterie. Ce régiment stationne à Eu au printemps 1779, et selon Yves Hiver Masseca le duc serait lui-même à l’origine de la création de la loge d’Eu [31] Yves Hiver Masseca « Les loges d’Eu sous l’Ancien Régime et l’empire », bulletin des Amys du Vieil Eu, 1991, p. 109-126. . Son régiment possédait d’ailleurs une loge militaire depuis 1766. Saint-Martin est alors proche du duc d’Havré (Eques A Porte Optato), qui dirige la loge parisienne de la Bienfaisance. « L’adepte de ville d’Eu » pourrait aussi désigner la comtesse de Beuzons. Nous avons en effet montré que cette dernière fréquentait la loge de la Parfaite union, loge d’adoption installée à Eu. Observons que, comme Saint-Martin, le chevalier de Boufflers fréquentait alors les cercles du duc et de la duchesse d’Orléans et du prince de Conti.
Le chevalier de Boufflers aura sans doute été sensible aux remarques de madame de Sabran, car il ne reverra jamais le théosophe d’Amboise. De nouvelles responsabilités vont d’ailleurs éloigner de Paris. En effet, quelques mois plus tard, il profite de la vacance d’un poste de gouverneur au Sénégal pour solliciter cette fonction. Grâce à l’appui du ministre de la marine, le maréchal de Castries, il obtient ce poste en octobre 1785.
Au Sénégal, le chevalier va développer des qualités d’administrateur. Il dirige une région organisée autour de comptoirs de bord de mer et sur le fleuve (Gorée, Saint-Louis, Podor et Galam). L’économie de ces comptoirs est basée sur le commerce de la gomme arabique et des esclaves. Le chevalier de Boufflers, homme des Lumières, a le sens de la justice ; sensible au bonheur d’autrui, il tente de s’opposer à la traite des noirs. Il rachète parfois des esclaves dans le seul but de leur rendre la liberté, mais s’accommode de ce commerce honteux qui prospère sous sa gouvernance [32] Il sera pourtant quelques années plus tard, parmi ceux qui aux cotés de Jean-Pierre Brissot, dénonceront la traite des noirs et l’esclavage avec la Société des Amis des Noirs, créée en février 1788. Voir C. Perroud « La Société des Amis des Noirs », La Révolution française, 1916, t. LXIX, p. 122-147. . Le chevalier rentre une première fois à Paris en août 1786 avant de repartir au Sénégal pour s’installer à Gorée. Il quittera ses fonctions d’administrateur en novembre 1787.
Pendant toute la durée de son séjour au Sénégal, il entretient une correspondance avec madame de Sabran, lettres qui constituent un « journal d’amour » de cinq cent quatre-vingt-douze lettres (1785-1787). Après son retour, il est reçu à l’Académie française (9 décembre 1788), fréquente Madame de Staël. Poète, académicien, grand bailli de Nancy, il est député aux États généraux de 1789, fonction qui ne le passionne guère. Avec Pierre-Victor Malouet, Nicolas Bergasse [33] Ancien collaborateur de Mesmer, il est avec Guillaume Kornmann l’un des membres fondateurs de la Société de l’Harmonie Universelle. , François-Henri de Virieu [34] Élu coën et amis de Jean-Baptiste Willermoz et de Saint-Martin. et La Rochefoucauld-Liancourt, il participe à la fondation du Club des Impartiaux en 1790.
Ses positions à l’égard de la Révolution le contraignent à émigrer. Il est accueilli par le prince Henry de Prusse et c’est pendant cet exil, à Breslau, qu’il épouse enfin la marquise de Sabran. Une nouvelle vie commence pour lui. Il est nommé membre de l’Académie de Berlin et fréquente les meilleures familles.
Inscrit sur la liste des proscrits, ce n’est qu’à la suite de l’intervention de Bonaparte qu’il peut rentrer en France. Il retrouve son fauteuil à l’Académie française en 1803 et est admis l’année suivante à l’Institut de classe de littérature. Le chevalier compose de nouveau poèmes et ne signe désormais plus ses œuvres sous le qualificatif de « chevalier » mais « Stanislas Boufflers ». En 1808, il écrit une « indigeste élucubration métaphysique, un traité sur Le Libre Arbitre, qui obtient un succès d’estime [35] Octave Uzanne, « Notice sur la vie et les œuvres de Boufflers », op. cit, p. XLIII. ». Il deviendra conservateur adjoint de la Bibliothèque Mazarine. Stanislas Boufflers meurt le 19 janvier 1818. Selon son désir il fut inhumé auprès du son ami le poète Delille au cimetière du Père-Lachaise. Sur sa tombe, on peut lire :
Mes amis, croyez que je dors. »
Transposition au cinéma
En 1996, Bernard Giraudeau a réalisé un film qui s’inspire de la correspondance de Boufflers Les caprices d’un fleuve. Ce film retrace le parcours de Jean-François de la Plaine, gouverneur à Cap Saint-Louis en 1787. Bernard Giraudeau transpose dans le personnage principal de cette histoire des éléments puisés dans la correspondance du chevalier de Boufflers. Le synopsis de cette œuvre précise : « En 1787, un jeune aristocrate est exilé par le Roi sur les côtes d’Afrique comme gouverneur d’un comptoir de sable. Il va découvrir une autre culture, aussi mystérieuse dans la majesté de sa nature que dans ses rapports avec les hommes — et les femmes. » Parmi les acteurs de ce film figurent : Bernard Giraudeau, Richard Bohringer, Anna Galiena et Thierry Fremon.
D. Clairembault, 17 mars 2021
Notes :