Louis-Sébastien Mercier (1740-1814), journaliste, auteur de nombreux romans, drames, poèmes, pamphlets et discours politiques, était un grand admirateur de Rousseau dont il publia les œuvres complètes. Auguste Viatte précise que tous les livres de ce précurseur dépourvu de génie, « fleurent la théosophie, mais s’achèvent en un déisme tolérant ; on l’entend prêcher l’utilité d’une religion secrète, vanter les martinistes, formuler des notions quasi swedenborgiennes, mais se garder de les développer » [1] VIATTE Auguste, Les Sources occultes du romantisme, illuminisme, théosophie, Paris, Honoré Champion, 1979, p., 185. . Promeneur infatigable, il parcourut pendant trente ans les rues du Paris de la fin du XVIIIe siècle. Il regarda la vie quotidienne des Parisiens et tira de ses observations son célèbre Tableau de Paris, dont douze volumes seront publiés entre 1781 et 1788. Louis-Sébastien Mercier était aussi franc-maçon ; il appartenait à la célèbre loge des Neufs Sœurs, connue pour rassembler nombre d’intellectuels rationalistes. Il fut également député de la Convention en 1792.
Nous reproduisons ici un texte du Tableau de Paris faisant référence aux martinistes, c’est-à-dire à ceux qui adhèrent aux idées exprimées dans Des erreurs et de la vérité. Mercier dresse un portrait curieux, voire ironique, de ceux qu’il qualifie de martinistes. Confondant les idées de Swedenborg avec celles de Saint-Martin, l’auteur ne semble cependant pas ignorer les pratiques théurgiques des martinistes du XVIIIe siècle. L’extrait ci-dessous vient du chapitre 519 de l’édition corrigées et augmentés de 1783.
Martinistes
Secte toute nouvelle qui, tournant absolument le dos aux routes ouvertes par la saine physique, par la solide chimie, et faisant divorce avec tout ce que nous dit l’histoire naturelle, s’est précipitée dans un monde invisible qu’elle seule aperçoit. Les martinistes ont adopté les visions du Suédois Swedenborg, qui a vu les anges, qui leur a parlé, qui nous a décrit de sang-froid leur logement, leur écriture, leurs habitudes ; qui a vu enfin de ses yeux les merveilles du ciel et de l’enfer.
Cette secte tire son nom de son chef, auteur du livre intitulé : Des erreurs et de la vérité. Ce livre nous promet, comme tant d’autres, l’évidence et la conviction des vérités, dont la recherche occupe tout l’univers. La base du système est, que l’homme est un être dégradé, puni dans un corps matériel pour des fautes antérieures, mais que le rayon divin qu’il porte en soi peut encore ramener à un état de grandeur, de force et de lumière. Un monde invisible, un monde d’esprits nous environne ; des intelligences douées de diverses qualités vivent auprès de l’homme, sont les compagnons assidus de ses actions, les témoins de ses pensées. L’homme pourrait communiquer avec eux, et étendre par ce commerce la sphère de ses connaissances, si sa méchanceté et ses vices ne lui avaient pas fait perdre cet important secret. Les objets que nous voyons sont autant d’images fantastiques et trompeuses : ce que nous ne voyons pas est la réalité. Les expériences physiques sont des erreurs ; tout est du ressort du monde intellectuel ; il n’y a rien de vrai au-delà : nos sens sont des sources éternelles d’imposture et de folie.
L’homme a perdu le séjour de sa gloire, et il n’y rentrera que quand il aura su connaître ce centre fécond où gît la vérité, qui est une et immuable. Pour toucher ces hautes vérités, il faut s’adresser mieux qu’à des hommes ; il faut converser avec les esprits. Toutes les sciences qui occupent les académies sont vaines ; et faute de s’être éloigné du principe, tous les observateurs ont erré dans les découvertes humaines. Le moindre habitant du monde idéal en sait plus que Bacon, que Boërhaave, et que tous les prétendus génies dont la terre se glorifie. Certes, le grand être nous a donné cent raisons différentes, qui n’ont aucun rapport entre elles, puisque les martinistes raisonnent paisiblement leurs idées. Ils paraissent avoir la conviction de ce qu’ils affirment. Tranquilles, modérés, ces visionnaires sont les plus doux des hommes, et n’ont point la chaleur ni l’enthousiasme tant reprochés aux autres sectes.
Le livre de leur chef est un galimatias : mais on sait que les mots ne rendent pas toujours toutes les idées que l’on peut avoir ; qu’on peut fort bien s’entendre, sans se faire entendre des autres. Il résulte de cette lecture, que les martinistes adoptent une foule d’idées métaphysiques ; qu’ils sont diamétralement opposés aux matérialistes ; qu’ils sont religieux dans toute la force du terme, et qu’ils tendent à élever l’homme autant que d’autres se sont plût à le rabaisser. Eh ! Qui ne voudrait avec eux pouvoir converser avec les habitants de l’autre monde ? Comme nos jouissances seraient doublées ! Quelle société ! Et que seraient les spectacles de la terre en comparaison !
Nous passerions les jours à redire à nos bons amis de l’autre monde tout ce que nous sentirions pour nos bien-aimés de la terre ; et à nos bien-aimés de la terre, tout ce que nous auraient dit ceux de l’autre monde. Voilà ce que cherchent les martinistes. Ils s’y disposent par l’exercice des vertus ; ils parlent de l’être suprême avec une vénération et un amour qui saisissent l’âme ; et tout ce qu’enseigne le christianisme, ne trouve en eux aucune contradiction formelle. Enfin, ils n’entament aucune question politique. Qui l’eût dit, qu’après les encyclopédistes viendraient les martinistes ? Ceux-ci n’ont aucun trait de la physionomie propre à la hautaine secte philosophique.
Je ne sais comment le clergé, le gouvernement et la littérature s’arrangeront un jour avec eux. La secte qui vit dans un monde intellectuel ne paraît pas vouloir recourir à ce qui choque les hommes. Elle n’ambitionne ni pouvoir, ni richesse, ni renommée ; elle rêve, elle cherche la perfection ; elle est douce et vertueuse, elle veut parler aux morts et aux esprits. Cela n’est pas dangereux. Des jeunes gens distingués par l’éducation et la figure, suivent ces idées extraordinaires. Ils laissent à d’autres les plateaux électriques, les creusets, les vases en fermentation, les recherches sur l’air fixe ; ils tiennent mieux, à ce qu’ils prétendent ; ils acquièrent l’évidence physique sur l’origine du bien et du mal, sur l’homme, sur la nature matérielle, la nature immatérielle et la nature sacrée. Qu’est-ce, après cela, que la base des gouvernements politiques, la justice civile et criminelle, les sciences, les langues et les arts ? Parler aux anges, rappeler son âme aux principes universels de la science, voilà ce qui fait dédaigner la physique et la chimie, qui prenaient une grande faveur.
Louis-Sébastien Mercier
Notes :