On pense généralement que c’est ce qui le différencie de son premier instructeur, Martines de Pasqually, qui préconisait une méthode plus occulte, la théurgie. Toutefois, si l’on veut bien se donner la peine d’étudier les documents relatifs aux travaux des élus coëns, rituels et catéchismes qui, depuis quelques années, sont à la disposition des chercheurs, on peut constater que cette différence n’est pas aussi importante qu’on pourrait le penser. En effet, la prière occupe une place essentielle dans la théurgie des élus coëns.
« Purifie-toi, demande, reçois, agis, toute l’œuvre est dans ces quatre temps » écrit le Philosophe inconnu, et les les lecteurs attentifs de Louis-Claude de Saint-Martin savent l’importance qu’il accorde à la pratique de la prière. Nous vous proposons de découvrir la place qu’occupe cette pratique dans le martinisme du XVIIIe siècle à travers plusieurs documents.
D’abord avec une étude générale qui servira d’introduction, ensuite par quelques textes attestant, d’un point de vue théorique ou pratique, l’importance qu’occupe la prière dans cette tradition. Cette présentation est complétée par quelques textes sélectionnés dans les écrits de quelques martinistes :
- Quelques aspects de la prière dans le martinisme – Dominique Clairembault ;
- La prière selon Saint-Martin, extrait desŒuvres posthumes ;
- Dix prières de Saint-Martin extraites des Œuvres posthumes;
- La prière dans L’Homme de désir;
- La « Prière des six heures » des Élus coëns (manuscrit de la bibliothèque de Lyon Ms 5526) ;
- La prière, textes de Jean-Baptiste Willermoz ;
- La prière du cœur est le vrai culte agréable à Dieu, par le marquis de Dampierre ;
- La prière dans Séraphîta d’Honoré de Balzac ;
I – Quelques aspects de la prière dans le martinisme
La prière chez Martines de Pasqually
La théurgie de Martines est une sainte magie. Son but essentiel est de procurer aux élus coëns la purification du corps, de l’âme et de l’esprit la plus parfaite possible, pour faire d’eux des réceptacles dignes des plus hautes communications spirituelles [1] Une version précédente de cet article a été publiée en 1994 dans le n° 2 de la revue Pantacle. .
Les initiés coëns ainsi purifiés sont alors capables d’entrer en relation avec les êtres angéliques, intermédiaires devenus nécessaires depuis la chute des hommes, pour recevoir la lumière divine. Contrairement à la magie vulgaire, la théurgie de Martines n’utilise aucune arme magique, baguette, épée ; son outil favori, c’est l’encensoir.
Si elle utilise certes les procédés théurgiques habituels de la magie cérémonielle, tracés de cercles et de mots de puissance (hiéroglyphes des noms angéliques), respect des phases de la lune, elle utilise aussi la prière d’une manière non négligeable.
Qu’elles soient composées par Martines ou tirées de l’Écriture sainte, les invocations tiennent une place très importante dans les pratiques coëns. Dans un rituel aussi essentiel à l’avancement d’un élu coën que celui qui est appelé Prières et travaux pour la réconciliation de l’homme de désir avec son être spirituel, les Psaumes occupent une place de choix. Dans cette cérémonie en effet, le coën utilise les sept premiers psaumes pour ses prosternations aux quatre points cardinaux. Le premier est récité face à l’ouest, le second face au nord, le troisième face au sud, le cinquième et le septième face à l’est, et les quatrième et sixième au centre.
La lecture de ces textes était probablement destinée à aider les initiés à obtenir la purification nécessaire pour atteindre un état de réceptivité spirituelle idéal. Cette technique, Martinès ne l’a pas inventée : elle plonge ses racines dans les pratiques anciennes de l’ésotérisme juif, puisque le Zohar et le Talmud témoignent en plusieurs endroits de cette utilisation [2] Sur cette utilisation, voir dans le Zohar : 1.39b, 1.67a, 1.71a, 1.87a, 1.123b, 2.1b, 2.170a, 3.123b. . À ce titre, la psalmodie du psaume 118 a toujours été particulièrement recommandée pour maintenir un lien avec le divin. A. Kaplan prétend d’ailleurs que les Psaumes étaient utilisés comme technique de méditation, tels des mantras, pour atteindre des états de conscience élevés [3] Sur ce sujet, voir le livre de A. Kaplan, La Méditation et la Bible, Paris, Albin Michel, 1993, p. 179-187. Au moins dix-sept psaumes auraient été écrits dans le but de faire parvenir les adeptes aux plus hauts états de conscience. Ce sont les psaumes 3, 4, 5, 6, 8, 9, 12, 22, 23, 29, 38, 39, 62, 63, 65, 141, 143. .
Les Psaumes tiennent également une place importante dans les travaux quotidiens des élus coëns. La vie des émules de Martines est en effet ponctuée par la prière des six heures [4] Ces prières figurent dans notre dossier, voyez l’introduction. Sur la prière des six heures et son but, voir Les Conférences des élus coëns de Lyon (1774-1776), par Antoine Faivre, Braine-le-Comte, Baucens, 1975, n° 90 et 91 et 103 à 107. . Chaque élu coën doit s’adonner quotidiennement à ce travail réparti en quatre phases, à raison d’une toutes les six heures. La première prière est dite dès le matin à six heures, la deuxième à midi, la troisième à dix-huit heures, et la dernière à minuit. L’initié récite le psaume 62 pour la prière du matin, le psaume 102 à midi, le psaume 142 à dix-huit heures et le psaume 50 à minuit.
Les autres prières utilisées dans ces travaux sont composées de nombreuses invocations, du saint nom de Jésus, de prières à la Vierge et à l’ange gardien. Le Pater et l’Ave Maria ne sont pas absents de ces pratiques.
La prière de minuit ne termine pas la journée d’un élu coën, celle-ci s’achève par la très belle Prière qu’il faut faire quand on est couché et prêt à s’endormir (voir cette prière en annexe). Par ailleurs, les comptes rendus des « conférences de Lyon » nous apprennent que le dimanche, les élus coëns doivent prier toutes les sept heures [5] Les Leçons de Lyon aux élus coëns, publié par Robert Amadou avec la collaboration de Catherine Amadou, Paris, Dervy, 1999, p. 270. .
Le Catéchisme des Commandeurs d’Orient – c’est-à-dire celui du degré précédant le grade de réau-croix, le dernier de la hiérarchie coën – souligne lui aussi l’importance du rôle de la prière. Il indique qu’avant d’entreprendre ses travaux, l’apprenti réau-croix doit s’être « retiré du tourbillon du monde ; se disposer par la prière, en récitant les sept psaumes qu’il divisera en trois parties pour chaque jour : trois psaumes le matin, les deux autres suivants l’après-midi et les deux autres au soleil couchant [6] La Magie des élus coëns, catéchismes : maîtres coëns, grands maîtres coëns, chevaliers d’Orient, commandeurs d’Orient, publiés par Robert Amadou, Paris, Cariscript, 1989, p. 83-84. ». Ces sept prières sont appelés les « psaumes de pénitence » : ce sont les psaumes 6, 32, 39, 51, 102, 130 et 143. D’une manière générale, Martines recommande à ses disciples de les utiliser à chaque renouvellement de lune.
Il leur conseille également de dire chaque jour l’Office du Saint-Esprit et de réciter chaque jeudi, debout face à l’orient, le Miserere mei, et le De Profondis face contre terre [7] Voir la lettre de Martines à J.-B. Willermoz du 2 juillet 1768, dans Un thaumaturge au XVIIIe, Martines de Pasqually, tome II, Lyon, Derain-Raclet, 1938, p. 91. . Par leurs prières, les élus coëns manifestent ainsi la puissance du Verbe. Cette prière « doit être vocale, elle doit être l’expression de la faculté de parole qui constitue l’homme ressemblance divine [8] Les Conférences des élus coëns de Lyon (1774-1776), op. cit., p. 64. ». Toute la force de la théurgie élu coën vient de son art invocatoire. Dans une Note sur le Temple, Martines insiste sur ce point en livrant à notre méditation ces quelques mots : « Le secret est dans une boîte en forme d’arche fermée avec des clefs d’ivoire, parce qu’il consiste dans la parole. »
Comme on peut le voir, la vie d’un élu coën n’a rien à envier à celle d’un bénédictin, et c’est probablement cette discipline exigeante qui fit déclarer forfait à nombre de disciples de Martines.
La prière chez Louis-Claude de Saint-Martin
S’il est probable que Saint-Martin avait un penchant naturel pour la prière, il est vraisemblable que cette tendance a été développée par son travail d’élu coën.
En effet, cette préoccupation apparaît dès ses premiers pas sur la voie coën, et son Livre rouge, le carnet dans lequel le jeune initié consigne ses réflexions, en témoigne en plusieurs endroits :
« Purge ton corps, et ensuite présente-toi à la prière ; le reste ira tout seul, c’est là tout le secret [9] Carnet d’un jeune élu cohen, publié par Robert Amadou dans la revue Atlantis, n° 330, 1984, n° 245, 1968. Voir aussi dans ce même texte les numéros 5, 10, 93, 141, 173, 211, 245, 247, 288, 413, 417, 487, 542, 559 et 675, tous relatifs à la prière. . »
Un autre texte datant de l’époque où Saint-Martin est un élu coën actif met en évidence cet intérêt :
« La prière est la véritable nourriture de l’âme, c’est là qu’elle met principalement en action toutes ses facultés, c’est de là aussi qu’elle retire ses plus grandes forces et toute l’évidence de la lumière. L’état de l’âme dans la prière est un combat dans lequel elle se dépouille de tout ce qui lui est étranger, pour se renouveler dans toute la pureté, la clarté, et la sublimité de sa nature [10] « Suite d’instructions sur un autre plan », dans Présence de Louis-Claude de Saint-Martin, textes inédits publiés par Robert Amadou, Tours, Société ligérienne de philosophie, 1986, p. 91. . »
Pour le Philosophe inconnu, la prière est le moyen le plus efficace mis à la disposition de celui qui veut avancer sur le sentier de l’initiation, et il précise :
« Le secret de notre avancement consiste dans la prière, le secret de la prière dans la préparation, le secret de la préparation dans une conduite pure, le secret d’une conduite pure dans la crainte de Dieu, le secret de la crainte de Dieu dans son amour. Ainsi l’amour est le principe et le foyer de tous les secrets » [11] Mon livre vert, Paris, Cariscript, 1991, n° 178, p. 40. .
La prière constitue donc un élément fondamental de la mystique de Louis-Claude de Saint-Martin, et les textes dans lesquels il s’est exprimé sur ce sujet sont très nombreux. Parmi eux, signalons Fragments d’un traité sur l’admiration et La Prière, deux petits traités sur la pratique spirituelle. Ceux-ci ne figurent pas dans les œuvres publiées par le Philosophe inconnu lui-même. Nous les connaissons grâce à son petit-cousin, Nicolas Tournyer, qui les intégra aux Œuvres posthumes éditées quatre ans après sa mort [12] Louis-Claude de Saint-Martin, Œuvres posthumes, tome II, Tours, Letourmy, 1807. Ces textes ont été réédités en 2001 par Diffusion Rosicrucienne, sous le titre Le Temple du cœur. .
Dans ces textes, Saint-Martin souligne que la prière possède un aspect fondamental : elle est « comme la consommation », l’expérimentation des vérités que la connaissance et l’étude ne font que montrer. Elle est participation à la connaissance, elle fait glisser dans « ce magisme divin qui est la vie secrète de tous les êtres ». Cette participation au mystère de la Création, Saint-Martin l’appelle l’« admiration ». Il en fait une nourriture essentielle, car, nous dit-il, « l’âme de l’homme ne peut vivre que d’admiration ».
En incitant les hommes à cette pratique, le Philosophe inconnu croit que c’est leur rendre un grand service « que de fixer leurs regards sur un trésor abondant qui est sous leur main, qui peut procurer des lumières à leur intelligence et des jouissances à leur être essentiel : en un mot sur l’admiration ». Cette « admiration », c’est la prière de contemplation, celle qui nous fait participer aux mystères divins.
Si la prière donnait lieu à de longues invocations avec Martines, celle de Saint-Martin se préoccupe peu des mots, elle est silence de l’être face à la présence de l’Être. C’est le cœur qui doit parler dans cette communion et non la tête. Nul besoin de « ces prières que nous sommes obligés d’étayer de tous côtés, en les puisant dans des formules ou dans de puériles et scrupuleuses habitudes [13] Œuvres posthumes, op. cit., p. 233. Sur le genre de demandes qu’il faut faire dans ces prières, voir aussi Mon livre vert, n° 814, p. 187. ». Le travail d’adoration que le Philosophe inconnu préconise consiste en un abandon de la volonté humaine pour laisser circuler la volonté divine. Ouvrir son cœur pour y laisser entrer celui qui ne demande qu’à entrer dans son sanctuaire, le cœur de l’homme. Dans cette communion, ce n’est plus l’homme qui prie Dieu, mais Dieu qui prie en l’homme.
Le disciple ne parvient toutefois à cette communion totale qu’après une certaine préparation. « Cette œuvre est si importante que tu dois te garder de la désirer avant que tes substances soient assez pures et assez fortes pour la supporter [14] Œuvres posthumes, op. cit., p. 251. », car le pur ne se mélange pas à l’impur. Aussi Saint-Martin donne-t-il ce conseil à celui qui veut connaître cette lumière ineffable :
« Purifie-toi, demande, reçois, agis, toute l’œuvre est dans ces quatre temps [15] L’Homme de désir, Monaco, Éditions du Rocher, 1979, p. 35 (cette phrase se trouvait déjà, quoique sous une forme légèrement différente, dans le Livre rouge, n° 542). Relevons au passage l’aspect quaternaire de cette œuvre. . »
La prière constitue donc la clé fondamentale du cheminement mystique, voire de l’initiation, celle qui, selon Martines et Saint-Martin, régénérera le mineur quaternaire. Elle est le moyen par lequel l’homme peut atteindre les sphères supérieures dont les sphères visibles ne sont que d’imparfaites images.
Nous avons vu que chez Martines, la prière semblait être essentiellement vocale, alors que Saint-Martin met l’accent sur son côté silencieux. Notons cependant que ce dernier attribue à ces deux manières de procéder des vertus à la fois différentes et complémentaires. La prière mentale a une force à la fois défensive et attractive dans le bien, alors que la prière vocale ajoute à ces mêmes qualités la puissance de terrasser l’ennemi, ce qui la rend supérieure. Le Philosophe inconnu conseille la prière muette pour réchauffer le cœur, lorsque celui-ci est sec et vide de Dieu. Mais dès que le cœur est plein de cette présence, c’est la prière verbale qu’il conseille, car elle est alors Verbe [16] Sur ces deux modes d’expression de la prière, voir Mon livre vert, op. cit., n° 185, p. 41-42 et n° 667, p. 142-143. . Pour lui, la prière est un acte, et c’est l’acte le plus pur dont l’homme soit capable. La pensée de l’homme unie à celle de Dieu par la volonté se manifeste alors en action, et à l’imitation de Dieu cette action est Verbe.
Saint-Martin nous a laissé un beau témoignage sur la prière avec un recueil d’oraisons probablement composé vers la fin de sa vie : Dix prières [17] Robert Amadou a également publié ces textes avec une introduction particulièrement intéressante intitulée : « Prier avec Saint-Martin ». Voir Louis-Claude de Saint-Martin, Dix prières, Paris, Cariscript, 1987. Vous trouverez ces prières sur ce site dans la section Bibliothèque. . Ce texte témoigne que cette pratique resta une constante dans la vie intérieure du Philosophe Inconnu. Aussi l’avons-nous placé en annexe à cette étude.
La prière chez Jean-Baptiste Willermoz
Parmi les figures importantes du martinisme, il faut compter Jean-Baptiste Willermoz. Même s’il a laissé peu d’écrits, on trouve dans un petit recueil intitulé Mes pensées et celles des autres, un texte magnifique dans lequel il souligne la complémentarité de l’étude intellectuelle et de la pratique spirituelle :
« L’étude sans la prière, a dit autrefois un sage, est un véritable athéisme, et la prière sans l’étude une vaine présomption. C’est-à-dire que celui qui croit pouvoir acquérir une vraie lumière par l’étude et par la seule force de son application, pense et agit comme un athée et que celui qui présume que pour obtenir la connaissance de la vérité, il lui suffit de la demander dans ses prières, sans faire aucun effort pour la découvrir et sans méditer sur ses voies, n’est qu’un homme présomptueux, lâche ou indifférent pour elle. Le premier n’acquerra qu’une science vaine et dangereuse, l’autre restera dans l’ignorance [18] Mes pensées et celles des autres, fonds Willermoz, Ms 5476, bibliothèque municipale de Lyon. Ces textes ont été publiés par Robert Amadou dans Renaissance Traditionnelle en 1977, janvier, n° 29 et avril, n° 30. . »
Jean-Baptiste Willermoz nous a laissé un témoignage de sa pratique spirituelle. En effet, dans le fonds Willermoz de la bibliothèque municipale de Lyon, se trouve un petit recueil couvert d’une étoffe ancienne, composé de 175 feuilles écrites de sa propre main. On peut y lire le texte des Prières des six heures des élus coëns, suivies des Prières particulières pour l’ordre des élus coëns, pour les trépassés, parents et amis, pour le roi et la prospérité du royaume. L’ouvrage se termine par la Prière qu’on doit faire quand on est couché et prêt à dormir. La référence faite par l’une de ces prières au jeune monarque Louis XVI permet de dater ce recueil des années 1774-1785. Ces textes ont été publiés en 1980-1981 dans la revue Renaissance Traditionnelle [19] Renaissance Traditionnelle, 1980, avril, n° 42 et juillet-août, n° 43-44 ; 1981, janvier, n° 45 et avril, n° 46. . Nous remercions M. Pierre Guinard, conservateur du fonds Willermoz de la bibliothèque de Lyon, de nous avoir autorisés à reproduire de larges extraits de ces prières en annexe à cette étude.
Que ce soit chez Martines de Pasqually, Louis-Claude de Saint-Martin ou Jean-Baptiste Willermoz, la prière occupe donc une place fondamentale. On peut même aller jusqu’à dire qu’elle constitue probablement le cœur de la voie martiniste. Lors d’une conversation, Robert Amadou nous disait d’ailleurs un jour qu’il n’était pas impossible que la théurgie des élus coëns n’ait été qu’une étape préliminaire à une élévation plus haute que les émules de Martines cherchaient à obtenir au moyen de la prière.
Dominique Clairembault
Notes :
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