Il n’y a plus pour nous aucun doute, précise Albéric Thomas dans sa Nouvelle notice historique sur le Martinésisme et le Martinisme, si le mot Martinisme dérive de Saint-Martin, ce n’est certainement pas parce que ce dernier a voulu faire de son nom l’enseigne d’un nouvel Ordre. Il y aurait là une vanité dont nous verrons plus loin Saint-Martin se défendre.
Saint-Martin ne fonda jamais aucun Ordre
Ce que nous avons exposé de la vie de Saint-Martin au cours de cette Notice [2. Ce texte est extrait de la « Nouvelle notice historique sur le Martinésisme et le Martinisme », publiée par A. Thomas en 1899, dans Les Enseignements secrets de Franz von Baader, Chacornac, 1899. Les intertitres sont factices, ils ont été ajoutés pour faciliter sa lecture sur internet. ] prouve déjà clairement que, si un tel Ordre avait existé, il aurait eu bien peu de rapport avec l’Ordre des Élus Coëns ; mais nous prétendons de plus que Saint-Martin ne fonda jamais aucun Ordre, et que le nom de « Martinistes » ne peut désigner que ceux qui avaient adopté une manière de voir conforme à celle du théosophe, tendant plutôt à s’affranchir de tous travaux rituels et à rejeter toute science occulte pour ne se livrer qu’à l’étude des divers mystiques de l’Europe. C’est ce que nous avons déjà avancé assez succinctement il y a un an, et il faut qu’on nous ait prêté de bien noirs desseins pour qu’on nous ait soupçonnés d’avoir écrit semblable chose sans avoir auparavant pris connaissance de tous les documents pouvant jeter quelque lumière dans une question qu’aucuns cherchent à rendre fort trouble.
Sans avoir recours à aucun document inédit, nous avions pu aisément constater que la plupart des auteurs maçonniques ou autres qui ont bien voulu nous laisser quelques lignes sur la question « Martinisme », s’étaient servilement copiés en se bornant à amplifier les récits de leurs devanciers des détails les plus invraisemblables. Les uns ont confondu franchement Martinès de Pasqually et Saint-Martin. Ignorant l’existence du premier, ils ont attribué au second son œuvre de propagande qu’ils nomment alors avec logique « Martinisme. »
Les autres ont distingué nettement les deux personnages. Il désignent alors Martinès comme ayant propagé le rite des Élus Coëns et nous présentent Saint-Martin comme le fondateur d’un Martinisme qui est tour à tour : le rite écossais rectifié dit de Saint-Martin, le rite de la Stricte Observance templière, le système des Illuminés de Weisshaupt, le rite des Philalèthes, la société des Philosophes Inconnus, le rite hermétique des Illuminés d’Avignon, l’académie des vrais maçons de Montpellier, etc., etc., soit beaucoup de choses souvent fort différentes et dont aucune n’a de rapport avec la pensée de Saint-Martin. [1. Dans ce genre de sport, la palme revient à M. Papus. Ici comme ailleurs cet auteur a fait ce qu’il appelle de la synthèse. Pour lui cette opération revient à additionner les opinions les plus contradictoires pour brocher ensuite sur le tout au petit bonheur de l’imagination. M. Papus ayant probablement lu dans Marconis de Négre que Saint-Martin avait fondé la société des Philalèthes renchérit immédiatement et déclare que les Philalèthes, les Illuminés d’Avignon, l’Académie des Vrais Maçons de Montpellier dérivent directement du Martinisme ». Ailleurs il ne néglige pas de citer après Ragon et de l’Aulnaye, l’Écossais rectifié de Saint-Martin qu’il attribue à Saint-Martin ; et il va jusqu’à reproduire, dans son ouvrage sur Martinès de Pasqually et son œuvre de réalisation, un ornement de loge qu’il nous donne comme provenant des archives de Lyon. Ce dernier fait n’est pas invraisemblable, mais nous ferons observer que l’ornement en question appartient à l’Ordre de. la Stricte Observance dont Willermoz fut un des Grands Maîtres provinciaux. Nous pensons que si M. Papus avait eu, comme nous, entre les mains, la Grande Étoile d’Ordre dont se décorait Willermoz et qui porte en exergue la devise templière, il n’aurait pas manqué de la reproduire comme une décoration des Élus Coëns ou de l’Ordre du Martinisme (?). N’a-t-il pas attribué à Saint-Martin un pantacle qui figure dans une édition de Boehme antérieure à 1770, comme il lui a attribué le « nom mystique du Christ » qui figure dans un ouvrage du R. P. Kircher pour ne parler que de cet auteur ?]
Si tant d’affirmations contradictoires ne témoignaient pas en faveur de l’existence d’un Martinisme un autre indice non moins significatif était le suivant: Alors que la correspondance de tous les Élus Coëns, De Lescourt, Salzac, Fournié, De Calvimont, D’Ossun, Disch, Villaréal, etc., était remplie du détail presque journalier de tous les faits concernant l’Ordre des Élus Coëns, la correspondance de tous ceux qui, comme Maubach, Divonne, Madame de Boecklin, Tieman, Gombaud, Salzmann, Gence ou Gilbert, avaient vécu dans l’intimité de Saint-Martin après la séparation de ce dernier de l’Ordre des Élus Coëns, ne faisait pas la moindre allusion à un Ordre du Martinisme. La correspondance pourtant si intime du baron de Liebisdorf avec Saint-Martin ne parle pas davantage de ce Martinisme ; et cependant, Liebisdorf qui connaissait plusieurs des amis de Saint-Martin, qui aurait eu maintes occasions d’entendre parler du Martinisme, et qui entretenait fréquemment son correspondant de l’école de Martinès Pasqually, de l’école du Nord et de celle de Cagliostro, n’aurait pas manqué de faire quelque allusion à une telle société, si cette société eût existé.
Joignons à ce silence l’absence complète de tout document dans les archives des divers rites et dans les collections particulières les plus riches, et nous arrivons à penser que le mot Martinisme n’a pu prendre naissance ni parmi les maçons Élus Coëns, ni dans l’entourage de Saint-Martin.
Le mot Martinisme
La question se pose cependant d’une manière fort nette : ou le mot Martinisme dérive de Martinès, ou bien il dérive de Saint-Martin. Dans le premier cas on peut objecter d’abord le silence des initiés. Ceux-ci d’ailleurs n’ignoraient pas que le nom du Grand Souverain des Maçons Élus Coëns, tout en s’écrivant Martines se prononçait Martinès. On peut objecter ensuite que les personnes mal informées orthographiant ce nom Martinez, le mot Martinisme en dériverait si difficilement que M. Matter a cru devoir forger le mot nouveau Martinésisme. Il semble donc que le mot Martinisme dérive bien de Saint-Martin ; et alors on peut se demander comment s’est faite cette dérivation et quel est cet Ordre fantôme, que certain auteur nous présente si joyeusement comme répandu dans toute l’Europe, et qui serait resté si supérieurement inconnu qu’on n’en trouverait aucune trace dans les archives et dans les correspondances privées de l’époque.
Il n’y a plus pour nous aucun doute. Si le mot Martinisme dérive de Saint-Martin, ce n’est certainement pas parce que ce dernier a voulu faire de son nom l’enseigne d’un nouvel Ordre. Il y aurait là une vanité dont nous verrons plus loin Saint-Martin se défendre.
Il est aujourd’hui de toute évidence que Saint-Martin n’a organisé aucun Martinisme, que ce mot vient du public, du monde profane, et ne signifie rien parce que la dérivation ne s’en est faite que par suite d’une confusion regrettable des personnalités de Saint-Martin et de Martinès de Pasqually, confusion qui a fait attribuer au premier l’œuvre du second. Une certaine similitude dans le nom des deux hommes, jointe au fait que Saint-Martin, qui était resté cinq ans dans la loge de Martinès de Pasqually, la désignait couramment dans sa correspondance et dans sa conversation par ces mots : « Mon ancienne école » firent tous les frais de cette méprise qui fut telle que lorsqu’en 1803 les feuilles publiques annoncèrent le décès de Saint-Martin elles le confondirent avec Martinès de Pasqually mort depuis 1774.
Mais si l’on ne trouve aucune trace de Martinisme, on peut se demander par contre si certains individus ne prirent pas le titre de « Martinistes » voulant désigner par là qu’ils adhéraient aux idées que Saint-Martin avait exposé dans certains de ses livres. Nous disons « certains de ses livres », parce qu’il est particulièrement piquant que ce ne soient pas ceux d’entre les ouvrages de Saint-Martin qui nous dépeignent le mieux la pensée du théosophe qui furent le plus goûtés du public. Saint-Martin se rendait très bien compte de cette anomalie ; et s’il ne fît jamais la moindre allusion à un Martinisme, même dans ses notes les plus intimes, deux fois l’épithète de « Martiniste » revient sous sa plume.
Une première fois c’est en 1787, alors que parlant de quelques diplomates russes rencontrés en Angleterre, il écrit dans une des notes de son Portrait :
Leur impératrice Catherine II a jugé à propos de composer deux comédies contre les Martinistes, dont elle avait pris ombrage. Ces comédies ne firent qu’accroître la secte. Alors l’impératrice chargea M. Platon, évêque de Moscou, de lui rendre compte du livre des Erreurs et de la Vérité, qui était pour elle une pierre d’achoppement. Il lui en rendit le compte le plus avantageux et le plus tranquillisant. Malgré cela, quelque instance que m’aient faite mes connaissances pour aller dans leurs pays, je n’irai pas pendant la vie de la présente impératrice. Et puis j’arrive à un âge ou de pareils voyages ne se font plus sans de sérieuses réflexions.
Opinion de Jacques Matter
Matter, le si consciencieux historien auquel nous devons le meilleur ouvrage qui ait été écrit sur Saint-Martin et sa doctrine, s’était déjà arrêté à ce passage en cherchant quel sens on devait attribuer au mot Martinistes. Convaincu à la suite d’un examen scrupuleux de la vie et des ouvrages du théosophe que ce dernier n’avait fondé aucun Martinisme, et intrigué par le ton général de la note ci-dessus, il avait supposé que l’épithète martiniste désignait des martinésistes. Mr Matter qui, comme descendant de Rodolphe de Salzmann, s’était trouvé en possession des principaux documents relatifs à Saint-Martin ; qui avait reçu communication d’un sien ami, M. Chauvin, exécuteur testamentaire de Gilbert, ami et unique héritier de Saint-Martin, de tous les papiers manuscrits du théosophe ; et qui avait pu lire la presque totalité de la correspondance de Saint-Martin avec Divonne, Maubach, Mme de Boecklin, Salzmann, etc., ainsi que celle de Salzmann, de Lavater et de sa fille, de Herbort, de Mlle Sarazin, d’Eckartshausen et de Young Stilling [2. La correspondance de ces différents personnages qui n’a pas encore été publiée nous a été conservée par MM. D’Effinger, Tournyer, Munier et Matter] ; M. Matter, donc, n’ayant rien trouvé qui fit allusion à une association aussi rudimentaire que possible, avait conclu que la « secte des Martinistes » dont parlait Saint-Martin ne pouvait désigner que des Élus Coëns. M. Matter ignorait vraisemblablement qu’il n’y eu jamais d’Élus Coëns en Russie, mais des Directoires de la Stricte Observance ; cependant la croyance où il était que l’Ordre des Élus Coëns avait des attaches avec l’École du Nord, autorisait sa supposition.
L’explication la plus vraisemblable ne vint jamais à la pensée de M. Matter, parce que l’auteur de l’Histoire du Gnosticisme et de l’Histoire du Mysticisme en France au temps de Fénelon ne pouvait penser que les idées de Saint-Martin constituassent un système suffisamment original pour qu’on put le désigner du mot Martinisme, comme on a désigné les systèmes d’un Descartes et d’un Spinoza des mots Spinosisme et Cartésianisme ; et, n’ayant pu attribuer ce mot à une société issue de Saint-Martin, il ne songeait pas que l’on put davantage en étiqueter les idées du théosophe, alors qu’il n’existait ni Lawisme, ni Guyonisme, ni Salzmannisme. Mais comme ce qui ne présente que peu d’originalité à des érudits peu en présenter beaucoup à un milieu moins bien informé, M. Matter eût sans doute jugé autrement s’il avait eu connaissance de ce dont témoigne M. de Haugwitz et que laisse entendre la précédente note de Saint-Martin.
Des Erreurs et de la Vérité
En 1776, alors que Saint-Martin, qui venait d’écrire son premier ouvrage Des Erreurs et de la Vérité, ne s’était pas encore séparé des travaux que la loge la Bienfaisance tenait à Lyon sous les auspices de la Stricte Observance, Willermoz jugea utile de faire connaître le livre de Saint-Martin dans les diverses provinces de l’Ordre. À cet effet, il en fit un service très étendu à tous les directoires de ces provinces.
L’ouvrage dont le service fut fait avec le plus grand mystère excita la curiosité à un si haut point que l’on peut dire que Saint-Martin, dont cet ouvrage est le plus mauvais, dut à Willermoz, la renommée qui s’attacha brusquement à son nom, alors que tant d’ouvrages remarquables restaient ignorés ou méprisés. C’est ainsi que la haute société russe, dont presque tous les membres fréquentaient alors assidûment les loges de la Stricte Observance templière, connut Saint-Martin et se fit une sorte de bréviaire de son premier écrit, dans lequel, à travers le style le plus énigmatique, on retrouve la doctrine si ancienne et si universellement répandue d’un bon et d’un mauvais principe, d’un ancien état de perfection de l’espèce humaine ; de sa chute, et de la possibilité d’un retour à cette perfection. Malheureusement les ténèbres dont l’auteur voilait des choses d’une si grande simplicité et le mystère qui entourait l’envoi de son livre produisirent dans le milieu templier un effet très inattendu. Dans cet ouvrage dont Kreil disait que « jamais auteur n’avait exploité au même degré la puissance de l’imagination, depuis longtemps découverte par Malebranche, sur les esprits faibles, les circonstances exceptionnelles, les accidents et les hypothèses »; où Gedike et Biester démêlaient une suite de symboles et de récits allégoriques destinés à retracer l’origine, les tribulations et le but de l’Ordre des Jésuites ; mais où Voltaire ne voyait qu’un « archigalimatias » ; la plupart des frivoles esprits de la cour de Catherine II, jeunes st turbulents seigneurs qu’exaltaient les fables de la Stricte Observance, virent tout autre chose que ce qui ne méritait pas tant de mystères et de circonlocutions.
Les deux principes, l’homme et ses armures, sa lance, son poste, les nombres de sa chute et de son rétablissement, le Grand Œuvre, etc., dont il est parlé dans l’ouvrage de Saint-Martin reçurent une interprétation toute naturelle et s’appliquèrent désormais, non pas à l’Ordre des Jésuites, mais à celui du Temple, à ses principes, à ses ennemis, à sa chute et à son rétablissement. On a peine à croire quand on lit dans Puschkin, dans Bode ou dans Gagarin, la portée qui fut attribuée aux mots les plus simples, à quel degré d’aberration peuvent atteindre certains esprits. Folie de sectaires que celle de ces « chevaliers bienfaisants » trop zélés scrutateurs du livre des Erreurs et de la Vérité.
Dans leur cerveau les idées de l’innocent Saint-Martin revêtent les formes les plus curieuses. Certains passages sont donnés comme faisant allusion au rôle joué par Rosa ou par De Hund, en Allemagne, dans le rétablissement de l’Ordre des Templiers, à la lutte des autorités ecclésiastiques contre les nouveaux chevaliers, à de prétendues tentatives de Stark pour faire tomber l’Ordre entre les mains du clergé, à Zinnendorf, à Schröder, à la politique suivie par les chevaliers dans les provinces non encore rétablies dans leurs droits, etc., etc. Chose étrange, le mystique Haugwitz, lui-même, [3. Il était, en 1778, chargé d’affaires de la Stricte Observance dans les loges de Pologne et de Russie. ] déclarait qu’après avoir cru trouver dans le livre des Erreurs et de la Vérité, ce qui, d’après sa première opinion était caché sous les emblèmes de l’Ordre de la Stricte Observance templière, sa conviction à mesure qu’il pénétrait plus avant dans la signification de ce tissu ténébreux, était devenue plus profonde, que quelque chose de tout autre nature devait se trouver dans l’arrière-fond, et que le manteau des mystères religieux ne servait qu’à couvrir les plans les plus criminels (sic).
Catherine II et les Martinistes
On conçoit sans peine l’inquiétude que purent éveiller chez Catherine II les élucubrations de ses sujets « martinistes » après avoir essayé de les tourner en ridicule dans des comédies où ils récitaient les tirades les plus tragiques pour arriver à festoyer gaiement à la manière pétersbourgeoise, elle chargea l’évêque de Moscou d’examiner le livre des Erreurs et de la Vérité, et, l’évêque n’ayant rien vu « sous le manteau des mystères religieux » l’amie des Philosophes ne jugea pas à propos de s’inquiéter plus longtemps.
Il est probable que le prince Galitzin ou M. De Kachelof instruisirent Saint-Martin de ces détails. S’il en éprouva un mécontentement suffisant pour lui faire manifester dans sa note une certaine mauvaise humeur il se contenta de laisser à ses connaissances le soin d’éclaircir le malentendu de leurs compatriotes. Plus tard il en vint à regretter d’avoir écrit « dans le feu de la première jeunesse » et d’avoir « occasionné par là, dans les autres, des mouvements faux qu’ils n’auraient pas eus sans cela [4. Il est certain que les sujets dans lesquels se cantonnait Saint-Martin ne demandaient pas à être traités dans un style trop obscur. En 1797, le baron de Liebisdorf conjurait encore son ami d’écrire avec plus de clarté : « Les profanes, disait-il, ne vous liront point que vous soyez clair ou obscur, étendu ou serré. Il n’y a que les hommes de désir qui vous liront et profiteront de votre lumière : donnez-la leur aussi pure que possible et aussi dévoilée que possible ». Chose curieuse, M. Papus qui a cru devoir faire de ces lignes l’épigraphe d’un récent libelle contre la Franc-Maçonnerie, les a attribuées à Saint-Martin] ; et, après ses plaintes à Willermoz, après sa séparation des chevaliers de la Bienfaisance de Lyon et sa démission de l’Ordre intérieur de la Stricte Observance rectifiée, il lui arriva sans doute plusieurs fois de protester comme il le fait dans la lettre ci-dessous à la date du 5 août 1798. [5. Cette lettre devait trouver place dans le cours de ce travail et nous aurait sans doute abrégé notre tâche ; mais, l’autorisation de la reproduire nous étant parvenue un peu tardivement, nous avons dit écrire la présente Notice sans tenir compte d’un document qui ne fait d’ailleurs que ratifier ce que nous croyons avoir clairement établi.]
Opinion de Saint-Martin sur le Martinisme
« Monsieur
Les offres gracieuses que vous me faites au sujet du Arnold et les compliments flatteurs que vous m’adressez pour l’Éclair sur l’association, me font un devoir de dissiper votre incertitude sur les autres objets. Je ne suis absolument pour rien dans le petit traité que je connaissais déjà par des extraits que m’en avait fait M. Divonne. [6. Nous n’avons pu trouver à quel « petit traité » Saint-Martin faisait ici allusion. Il ne parait pas que ce soit la Suite des Erreurs et de la Vérité. Ce pourrait être le Livre Rouge. M. Matter a bien écrit que Saint-Martin disait que le Livre Rouge était de lui, mais nous n’avons pu retrouver cette revendication.] Ce sont de ces choses bâtardes qui circulent dans le public à la recherche de leur auteur. Celui-ci me parait homme de bien, mais je vous avoue que je ne peux prononcer sur aucun de ses sujets.
Je vous prierai aussi d’accepter le même avertissement sur l’arrangement écossais. Cette composition n’est pas de moi et je vous plaindrais si vous vous amusiez à perdre votre temps dans de telles broussailles. Une de mes connaissances de Strasbourg, qui connaissait mes relations de librairie, m’avait prié de lui en négocier un exemplaire. Cette affaire n’a point eu de suite à cause du discrédit où est tombé ce genre de production depuis une douzaine d’années, et aussi à cause de l’abus que je pensai que l’on pouvait faire de mes bons offices. M. Cottin a été tué à Nancy.
Je vous rends grâce des nouveaux détails que vous me donnez. Je sais que je passe dans l’esprit de beaucoup de monde, qui est quelquefois l’esprit du monde, pour être auteur de quelques productions du même genre. Je sais que ceux qui ont bien voulu accorder leur estime à mes ouvrages leur ont prêté trop volontiers ce qui leur manquait. Je ne songe point à blâmer ces Martinistes : n’est-ce pas le destin des livres de devenir la proie des lecteurs ? Mais je suis étonné de ce que vous m’ayez jugé assez infatué de mon faible mérite pour que j’aie pu donner mon nom à mon ancienne école ou à une autre. Ces établissements servent quelquefois à mitiger les maux de l’homme, plus souvent à les augmenter, et jamais à les guérir, parce que les arlequinades dont nous bariolons notre existence resteront toujours trop loin de l’oeil de la Province; ceux qui y enseignent ne le font qu’en montrant des faits merveilleux ou en exigeant la soumission. Ma tâche a été moins brillante, car le silence est à tous égards le seul parti qui me convienne.
« Adieu, Monsieur. Je ne puis m’entretenir plus longtemps avec vous. Si, grâce à Dieu, je suis encore traité avec le même soin que par le passé, notre Révolution a réduit mes moyens pécuniaires à si peu de chose que je regrette de ne pouvoir vous faire cadeau de l’objet de votre désir. Vous pouvez toujours m’écrire jusqu’à nouvel avis.
Louis-Claude de Saint-Martin. [7. Extrait du recueil de correspondance de Saint-Martin, avec MM. Maglasson, De Gérando, Maubach, etc., appartenant à M. Munier]
Ce document que M. Alexandre Munier a bien voulu nous autoriser à reproduire et dans lequel nous retrouvons pour la deuxième fois le mot martinisme nous permet d’apprécier la valeur de ce qualificatif. Le passage relatif à un « arrangement écossais » pourrait s’appliquer à l’Écossais de Saint-Martin ; mais les détails qui y figurent rendent cette application difficile parce qu’ils sembleraient indiquer que Saint-Martin n’aurait connu cet ouvrage qu’entre 1787 et 1794.
Quoi qu’il en soit, il ressort clairement, de tout ce que nous avons exposé, que Willermoz et Saint-Martin ne furent nullement les continuateurs de Martinès de Pasqually, et que si Saint-Martin se sépara de Willermoz après s’être séparé de l’Ordre des Maçons Élus Coëns, ce ne fut pas pour fonder un Ordre du Martinisme.
Un chevalier de la Rose Croissante [Alberic Thomas]
Paris. 19 décembre 1899, jour anniversaire de la mort de Caignet de Lisière, successeur de Martinès de Pasqually.