Même s’il ne joue pas un rôle de premier plan dans l’histoire de l’illuminisme, Daniel Pétillet (1758-1841), libraire et éditeur à Lausanne, fut l’un des acteurs essentiels à son rayonnement en Suisse. [1] Pétillet écrit parfois son nom « Pétilliet ». Contemporain de Louis-Claude de Saint-Martin, de Jean-Baptiste Willermoz, sa longévité fait de lui un témoin essentiel non seulement de la théosophie franco-germanique, mais également de la crise traversée par le protestantisme en Suisse au début du XIXe siècle.
Sommaire
Une confidence
Une confidence de Friedrich Herbort (1764-1833) à Johann Friedrich von Meyer (1772-1849), nous permet de faire connaissance avec ce personnage.
Je connais personnellement M. Pétilliet de Lausanne, écrivit-il le 29 novembre 1809, et je corresponds avec lui.
Il est né de parents très pauvres et a été entretenu et élevé pour ainsi dire comme leur enfant adoptif par des gens de bien ; maintenant encore, il sert dans une grande maison chez une dame respectable et sa petite librairie n’est qu’un accessoire dans ses occupations, mais essentiel à ses préoccupations.
C’est un fervent défenseur de la religion et de toutes les hautes connaissances ; grâce, pour ainsi dire, à son génie propre et à une ardeur infatigable, il est parvenu à de grandes connaissances et sait, en quelque sorte, quelque chose sur tous les sujets. Mais son imagination extrêmement ardente et son enthousiasme doivent toujours être tenus en bride, sinon ils dépasseraient toutes les limites.
Il semble aussi qu’il soit condamné à tant souffrir de ses mauvais yeux et de ses douleurs rhumatismales dans la tête afin qu’il ne se fie pas à son ardeur excessive et ne dévore pas tous les livres possibles. Si la vue ne venait pas si souvent à lui manquer, car il arrive parfois qu’il ne puisse lire ni écrire durant plusieurs semaines, il voudrait engager correspondance avec le monde entier. J’en reste là à propos de cet homme que j’aime vraiment bien. » [2] FABRY Jacques, Le Bernois Friedrich Herbort et l’ésotérisme chrétien en Suisse à l’époque romantique, Peter Lang, Berne-Francfort-New York, 1983, p. 83. Lettre citée d’après la traduction donnée par Jacques Fabry, ce dernier est également l’auteur de Le Théosophe de Francfort, Johann Friedrich von Meyer (1772-1849) et l’ésotérisme en Allemagne au XIX siècle, Peter Lang, Berne, 1989.
La grande maison en question est celle de Mme Clève Schlumpf. Cette dernière y hébergeait Jean-Philippe Dutoit (nommé aussi Dutoit-Membrini, 1721-1793) à la suite des épisodes douloureux qu’il venait de traverser. Ce pasteur chargé des prêches à Lausanne s’était tourné vers le cercle quiétisme et mystique de Saint-Georges de Marsay (1688-1755) et Johann Friedrich von Fleischbein (1700 ?-1774) de Berlebourg. Ce groupe était imprégné de la mystique de Mme Guyon (1648-1717), et dans une moindre mesure, de celle d’Antoinette de Bourignon (1616-1680) et de Pierre Poiret (1646-1719). Après la mort de Fleischbein, ce cercle s’était déplacé à Lausanne, s’agrégeant les piétistes vaudois. Dutoit était devenu leur directeur spirituel. (Rappelons que le piétisme suisse ne vient pas du piétisme allemand, il ne cherche pas à s’écarte de l’église, mais veut avant tout vivifier l’orthodoxie du protestantisme romand.)
Dutoit lecteur de Louis-Claude de Saint-Martin
Contrairement à ce que prétendait Jean Bricaud, [3] BRICAUD Jean, « Un disciple de Saint-Martin, Dutoit-Membrini, d’après des documents inédits », L’initiation n° 5, vol. 50e, février 1901, p. 128-145. Dutoit n’est pas un disciple de Saint-Martin, il critique d’ailleurs certaines de ses positions sur la symbolique de la croix et s’oppose à ses interprétations concernant le Verbe, notamment lorsqu’il présente celui-ci comme une « cause secondaire » dans Des erreurs et de la vérité. [4] KELEPH BEN NATHAN (DUTOIT) Jean-Philippe, Philosophie divine, tome I, p. 245, 343.
Je suis fâché pour cet auteur [Saint-Martin], qu’il ait souvent fait filtrer la divine vérité de l’Écriture à travers son imagination, dont elle a trop souvent pris la teinture et le vernis. Cette vérité ne se montre jamais pure, lorsque pour y arriver il faut se frotter le front, et gratter occiput et sinciput. Je ne me permets que cela sur cet auteur, qui d’ailleurs a du bon. » [5] KELEPH BEN NATHAN (DUTOIT J-P.) La Philosophie divine, appliquée aux lumières naturelles, magiques, astrales, surnaturelles, célestes et divine, 1793, tome I, p. 345.
D’une manière générale, Dutoit se montre réservé à l’égard des initiés, ceux qui prétendent accéder aux grandes vérités par l’illumination. Parmi ces derniers, il mentionne « les membres de ces sectes ou sociétés, dont on fourmille au temps présent, qu’on désigne par les noms de Martinistes, de Franc-maçon et autres », autant que ceux qui adoptent les idées d’Emmanuel Swedenborg [6] La Philosophie divine, op.cit., tome 1 p. 153, et tome 2, p. 285. Daniel Pétillet ne semble pas adopter une position aussi radicale, le catalogue de sa libraire propose d’ailleurs tous les livres de Saint-Martin. Ceux de Swedenborg par contre n’y figurent pas, mais on remarque la présence des Opuscules théosophiques (1822) du capitaine Bernard. Pétillet compte parmi ses amis de nombreux membres ou anciens membres de la franc-maçonnerie, notamment du Régime écossais rectifié. Parmi eux citons le marquis Antoine-Esmonin de Dampierre (1744-1824), (Antonius a Cuspide Aurea) qui avait été initié à la Bienfaisance de Beaune, puis à celle de Lyon en 1786. Il publiera anonymement chez Daniel Pétillet, Vérités divines pour le cœur et l’esprit (2 vol, 1823 pour le 1er et 1824 pour le 2e ). Dans ce livre, l’auteur veut faire de la religion du cœur, la vraie religion. Sa principale source d’inspiration vient des œuvres de Dutoit, mais on y remarque parfois quelques idées du Philosophe inconnu.
Le secrétaire et l’éditeur de Dutoit
Impressionné par les écrits et la personnalité de Dutoit, le jeune Pétillet devient vite son plus fidèle disciple. Comme l’écrit André Favre, « rien n’est plus touchant que l’admiration, la vénération, presque l’adoration de ce jeune homme de 19 ans pour celui qu’il considéra dès lors comme son père spirituel. [7] FAVRE André, Un théologien mystique vaudois au XVIIIe siècle, Jean-Philippe Dutoit (1721-1793), Thèse présentée à la faculté de théologie de l’Église libre du Canton de Vaud, Genève : Imprimerie Albert Kündif, 1911. Sur ce personnage, voir aussi CHAVANNES Jules, Jean-Philippe Dutoit, sa vie, son caractère et ses doctrines, Lausanne : Georges Bridel, 1865.
Dans une lettre écrite deux ans avant sa mort, Jean-Philippe Dutoit présente Daniel Pétillet comme « un profond théosophe et incroyablement savant ». C’est, dit-il, « un vrai phénomène que ce garçon de trente-trois ans ». Il sera pendant seize ans (1777 à 1793) le secrétaire et l’éditeur du mystique vaudois.
Après la mort de Dutoit en 1793, c’est Daniel Pétillet qui est chargé de la conservation de ses papiers et manuscrits. L’un des amis de Louis-Claude de Saint-Martin, le comte Louis-Marie-François de la Forest Divonne, l’aide dans cette tâche.
Libraire, éditeur d’ouvrages de piété, Daniel Pétillet est à l’origine de nombreuses publications où réédition des œuvres de Dutoit et de Mme Guyon (40 vol.). Il joue un rôle important dans la publication de La Philosophie divine. En 1790, Dutoit met en effet la dernière main à cet ouvrage important qui reprend un texte précédemment publié sous le titre De l’origine, des usages, des abus, des quantités et des mélanges de la raison et de la foi, etc. (paru en 1790, 2 vol. chez Henri Vincent). Il complète ce texte avec des notes et des observations, refondant la division générale de l’ouvrage en dix livres au lieu de huit. Il augmente également cette édition d’un troisième volume traitant de La liberté et l’esclavage de l’homme, sur la prédestination, sur la grâce et sur le péché originel. L’ouvrage fut imprimé à Lyon en 1793 sous le titre, La Philosophie divine, appliquée aux lumières naturelles, magiques, astrales, surnaturelles, célestes et divine. Il n’est pas publié sous son nom mais sous le pseudonyme de Keleph Ben Nathan. Seul le premier volume est publié de son vivant, les deux autres ne paraissent qu’après son décès. On trouve joint au tome troisième un écrit d’une soixantaine de pages, intitulé : Les trois caractères primitifs des hommes, ou les portraits du froid, du bouillant et du tiède. Ce texte, écrit une trentaine d’années plus tôt, fut ajouté par Pétillet.
L’ancien secrétaire de Dutoit, continuera de publier les textes laissés par son maître. Comme l’écrit Jules Chavanne :
Si les trois volumes de sermons [de Dutoit] réunis sous le titre de Philosophie chrétienne, ont été publiés en 1800, si un quatrième volume est venu en 1819 accroître ce recueil, c’est au zèle et aux soins pieux de M. Petillet que la littérature religieuse de notre pays en est redevable. Possesseur des manuscrits laissés par M. Dutoit, il eût publié un bien plus grand nombre de ces discours édifiants, s’il eût été plus encouragé dans cette entreprise. Il avait des matériaux prêts pour pousser la collection jusqu’à vingt-quatre volumes. Personne n’était mieux en état que lui de mener cette entreprise à bien. Son affection pour ce maître vénéré, et l’intelligence qu’il avait de ses doctrines le mettaient plus que tout autre, en état de diriger la reproduction de ses écrits. » [8] CHAVANNES Jules, Jean-Philippe Dutoit, op. cit. p. 150.
On lui doit la publication des quatre tomes de La philosophie chrétienne, exposée, éclairée, démontrée et appuyée sur l’immuable base de la révélation, ou la véritable religion pratique expliquée et rendue à sa pureté primitive. Sermons, discours et homélies sur divers textes de l’Écriture sainte, dans lesquels la doctrine du dogme et de la morale de l’Évangile est clairement développée, suivant ses rapports avec les besoins de l’homme, et appliquée à la direction du chrétien, dans les routes de la vie intérieure, par l’auteur de la Philosophie divine, 1800-1819.
Les âmes intérieures
Protestant à tendance piétiste, membre de la Société biblique du canton de Vaud, Daniel Pétillet fut l’une des personnalités les plus importantes des Âmes intérieures, petit groupe informel qui cultivait la Philosophie divine de Jean-Philippe Dutoit et de Madame Guyon. En effet, après la mort de Dutoit, la chambre où il vécut devint une sorte d’oratoire où ses disciples, les « âmes intérieures », cultivaient pieusement son souvenir. C’est sans doute pour honorer la mémoire de celui qui fut son collaborateur le plus précieux, qu’un portrait de Daniel Pétillet fut placé dans cet oratoire. Nous avons le plaisir de présenter ici une reproduction inédite de ce portrait aujourd’hui conservé au Musée Historique de Lausanne. (Nous remercions Mme Isabelle Mercier, Assistante-conservatrice du Musée Historique, de nous avoir donné l’autorisation de le publier sur notre site.)
Libraire et éditeur à Lausanne
Daniel Pétillet avait installé sa librairie dans sa maison de la Cité Devant (n° 3) dans la rangée fermant la Cour de l’Académie, du côté sud. Parfaitement bilingue, il fut un trait d’union entre les théosophes et mystiques francophones et germanophones. Parmi ses relations, mentionnons :
Jakob Hermann Obereit, Johann Heinrich Siegfried, Antoine Vernetti de Vaucroze, Louis-Marie-François de la Forest Divonne, madame de Krüdener, Johannes Pfäffli, le pasteur Lavater, Franz von Baader, Jean-Pierre Bourgeois, Johann Heinrich Siegfried, le chevalier Charles de Langallerie, Antoine-Esmonin de Dampierre, Philip Wilhelm Immendorf, Friedrich Herbort et bien d’autres.
C’est souvent auprès de ce libraire qu’ils obtenaient les ouvrages les plus rares, qu’il s’agisse de ceux de Madame Guyon, de Saint-Martin, de l’abbé Fournié, ou de Jacob Boehme. Lorsqu’en mai 1803, Louis-Gabriel Lanjuinais, un admirateur suisse de Saint-Martin lui écrit pour obtenir un exemplaire du Ministère de l’homme-esprit, c’est à Pétillet qu’il lui recommande de s’adresser. En décembre 1809, Auguste-Guillaume Schlegel le conseille à Franz von Baader :
Un libraire d’ici, Daniel Pétillet dispose de ce que l’on appelle les écrits mystiques, ou se donne, par pur zèle pour la cause, toute sorte de peine pour vous les procurer. » [9] SUSINI Eugène, Lettres inédites de Franz von Baader, Paris, P.U.F., 1967, t. IV, p. 66-67.
Joseph-Léonard Prunelle de Lière le recommande lui aussi au pasteur Louis Hervieux, lorsqu’il est en quête des traductions françaises de Jacob Boehme en juillet 1811. [10] Fonds Prunelle de Lière, bibliothèque municipale de Grenoble, Ms 905 951 (II) En 1813, c’est Pétillet qui procurera à Meyer un exemplaire de la Lettre à un ami sur la Révolution française de Saint-Martin.
La plupart des livres publiés par Daniel Pétillet comportent en fin de volume la liste des ouvrages qu’il propose dans sa boutique. Y figurent des textes aussi variés que ceux de Madame Guyon, d’Antoinette Bourignon, de Fénelon, de François de Sales, de Thomas Kempis, de Bernard Lambert, la Bible dans la traduction de Sacy, les Conférences de Cassien, les œuvres du Père Surin, de St. Augustin ainsi que ceux de théosophes comme Louis-Claude de Saint-Martin, Jacob Boehme, William Law (la traduction de Divonne, la Voix de la science divine), l’abbé Fournié…
Les Pèlerins de Salem
Dans une lettre datée de 1811, Herbort confie à Meyer que Daniel Pétillet projette d’écrire un traité sur le règne de mille ans. Herbort indique les quatre parties prévues pour l’ouvrage en question : « la gloire extérieure de ce règne, le règne intérieur de Dieu dans le cœur de tous les membres de cette nouvelle Église universelle, l’organisation matérielle et enfin les preuves et bases sur lesquelles sera fondé ce système théocratique. » [11] FABRY Jacques, Le Bernois Friedrich Herbort, op. cit., p. 99. Comme nombre de théosophes, tels que le baron Kirchberger, le marquis de Dampierre ou le comte de Divonne, Daniel Pétillet est sensible aux théories qui annoncent la venue du règne de l’Esprit. Le livre évoqué par Herbort ne semble pas avoir été écrit. En 1823, Pétillet s’associera à d’autres libraires pour publier Discours sur le millenium, prononcés dans le séminaire des missions, à Gosport, par David Bogue, (traduits de l’anglais, t. 1 et 2), Paris : chez M. H. Servier ; à Genève : Béroud ; à Lausanne : chez M. Petiliet, 1823-1824.
Entre les années 1808 et 1818, Herbort tente de créer une fraternité qui s’apparente à une société initiatique, « Les Pèlerins de Salem », qu’il présente comme une « société d’hommes de désir ». Cette société ne verra jamais le jour, mais Pétillet figure parmi ceux qu’Herbort cite comme ses collaborateurs dans ce projet, aux côtés de Henri Struve, du colonel Gaudard et de M. Bergier ex-commandant au service du roi de Sardaigne. [12] FABRY Jacques, Le Bernois Friedrich Herbort, op. cit., p. 13-19.
Une visite de Pétillet à Herbort, en septembre 1815, nous renseigne sur les projets du libraire. Herbort écrit en effet le 17 septembre à Meyer que son ami de Lausanne est venu le voir à Berne.
L’arrivée ici de l’ami Pétilliet de Lausanne me donne l’occasion de vous écrire à nouveau ; stimulé par son zèle pour ce qui touche la religion chrétienne, il parcourt le pays et rend visite à ses coreligionnaires. […] Pétilliet et un de ses amis rassemblent des documents et travaillent en commun à un dictionnaire sur des œuvres et des auteurs théosophiques, mystiques, philosophiques et hermétiques qu’ils croient être utile à de nombreux amateurs. Qu’en pensez-vous et croyez-vous qu’on trouverait éditeur et acheteurs ? Pourriez-vous aussi fournir de la documentation ? » [13] Lettre citée d’après la traduction donnée par FABRY dans Le Bernois Friedrich Herbort, op. cit., p. 99.
Doit-on considérer le petit carnet de Pétillet actuellement conservé à la bibliothèque de Lausanne comme une ébauche de ce projet ? Ce document a pour titre : « Notices biographiques des personnes intérieures et de personnes qui aspirent à le devenir que j’ai connues pendant ma vie ou desquelles j’ai eu connaissance par des relations véritables et sures, recueillies à fur et mesure qu’ils se sont présentés à mon esprit » [14] « Carnet », Bibliothèque cantonale universitaire de Lausanne (BCUL), TH 244 C. On y trouve des notes sur les personnages aussi divers que Jane Lead qui « a été théosophiquement introduite dans les demeures célestes » ; Martinès de Pasqually, qui « se disait être le chef des 7 premiers porte-enseigne des Enfants d’Israël » ; L’abbé Fournié ; Mme de Krüdener ; Saint-Martin, que Pétillet appelle « Mr. le chevalier de St Martin, Grand philo-théosophe » ; Nicolas Kirchberger ; Philip Wilhelm Immendorf ; Jakob Hermann Obereit « le plus profond métaphysicien chrétien de ce siècle ». [15] Sur ce carnet, que j’ai consulté à Lausanne (TH 244 c), voir FAIVRE Antoine, Kirchberger et l’illuminisme du dix-huitième siècle, La Haye, Martinus Nijhoff, 1966, p. 193-194. D’autres manuscrits conservés dans le Fonds Pétillet, pourraient également s’inscrire dans ce projet, comme un Petit commentaire sur la vie de Pierre Poiret, un Abrégé de la vie de feu M. J.-P. Dutoit-Membrini, des biographies de Fleischbein, de Saint-Georges de Marsay… autant de documents propres à composer le dictionnaire annoncé par Pétillet.
Dans sa lettre à Meyer, Herbort ne donne pas le nom de l’ami avec lequel Pétillet partage le projet de son « dictionnaire », mais ce collaborateur pourrait être Jean-Pierre Bourgeois (1777-1851) [16] Sur ce personnage voir, CLAIREMBAULT Dominique, « Un théosophe suisse Jean-Pierre Bourgeois » Bulletin de la société Martinès de Pasqually n° 29, novembre 2018, p. 81-94.
Les adieux d’un père à sa fille
Atteint d’une affection oculaire, Daniel Pétillet meurt aveugle le 21 septembre 1841. Un mois plus tôt, sentant sa fin prochaine, il écrivait à sa fille une lettre touchante où il lui donne ses derniers conseils.
Ma très chère et bien aimée fille,
‘’Prépare ta Maison, car tu t’en va mourir… ’’
Cette voix a retenti dans mon âme et je ne veux pas attendre jusqu’au dernier soupir pour te faire mes adieux, pour te donner ma bénédiction, pour te recommander à Dieu et à sa toute Puissante grâce, peut-être que la maladie ne m’en donnera pas la force ; je n’ai pas grand-chose à te dire que je ne t’aie déjà répété bien des fois ; ainsi, rappelle à ta mémoire tout ce que je t’ai dit en différentes fois, et surtout, mes exhortations insistantes de demeurer attachée à Dieu sans réserve et jusqu’à ton dernier soupir ; relis souvent les lettres que je t’ai adressées en divers temps et divers occasions ; que la pensée de Dieu infiniment saint, infiniment juste et infiniment miséricordieux ne te quitte jamais, que sa présence adorable ne t’abandonne dans aucun instant de ta vie ; que la mémoire de Jésus-Christ crucifié, qui s’est immolé pour toi à la croix, soit gravée dans ton cœur en caractère de feu ; que son amour t’enflamme sans cesse pour Lui être consacré sans réserve […]
Ne passe pas un jour sans lire la parole de Dieu et des excellents ouvrages qu’il nous a donné pour nous l’expliquer ; qu’après la lecture de la Parole de Dieu, les livres de la vie intérieure soient ta nourriture favorite ; que pas un jour ne se passe sans faire usage de ces secours toujours très efficaces, quand on y associe la prière du cœur. C’est par ces moyens que nous pouvons apprendre à connaître tous nos ennemis, la manière de les éviter et de les combattre ; or l’un de ces plus grands ennemis est, après notre propre et méchant cœur, le monde et ce qu’il y a dans le monde, la concupiscence des yeux, celle de la chair et l’orgueil de la vie ; voilà ces trois monstres qui te feront une guerre à mort, mais il faut se conduire vaillamment et se confier en Jésus-Christ, qui les a tous vaincus, pour obtenir la grâce d’en triompher […]
Je prie Dieu et je le prierai aussi longtemps qu’il ne restera un souffle de vie, de bénir ces dernières paroles de ton père mourant ; qu’il veuille te protéger et de couvrir de sa toute puissante égide, afin d’éviter tous traits malins ; qu’il soit ta force et ta lumière, ta vie, ta sauve garde et ta seule et unique consultation soit dans la vie, soit dans la mort. Ce sont là les derniers vœux de ton Père mourant.
Lausanne le 4 août 1841. »
Cette date est suivie de la signature tremblante de Daniel Pétillet. [17] Nous remercions Dominique Noir de nous avoir confié une copie de ce document émouvant. Cette lettre figure parmi les documents légués par Dominique Noir aux Archives Cantonales Vaudoises entre le 5 mai 2015 et 15 mai 2017, cote : PP 1039/20
Marie (1815-1882), sa fille unique, hérite des manuscrits et de l’importante bibliothèque de son père. Elle offre à Jean-Pierre Bourgeois les sept volumes de la Theosophia practica de Johann Georg Gichtel qui lui appartenaient. Sur le premier volume, on peut lire une note manuscrite de J-P. Bourgeois : [18] Theosophia Practica, Halten und Kämpfen ob dem H. Glauben bis ans Ende, durch die Drey Alter des Lebens Jesu-Christi de Johann Georg Gichtel, Leyden, 1722, volumes conservés à la bibliothèque cantonale universitaire de Lausanne (1V 798).
Don de Mademoiselle Marie Pétillet ; en souvenir amical et fraternel dans l’esprit de Christ de son cher père mon ami, Monsr Daniel Pétillet, libraire décédé à Lausanne le 21 septembre 1841 dans sa 84e année. »
Deux ans après la mort de son père (1843), Marie Pétillet épouse François-David Noir (1806-1877). Ce Lausannois d’origine modeste était parvenu à s’élever à une certaine aisance en travaillant dans une banque dont il avait pris la direction en 1838. Parvenu à une belle situation, il acheta en 1854 la maison possédée par Frédéric-César de La Harpe (1754-1828). Rappelons que ce dernier fut un ami du théosophe Carl Friedrich Tieman (1743-1802). [19] Sur ce personnage, qui fut en relation avec Saint-Martin, voir FAIVRE Antoine, De Londres à Saint-Pétersbourg : Carl Friedrich Tieman (1743-1802), Aux carrefours des courants illuministes et maçonniques, Paris, Arché Milano, 2018. Banquier fortuné, François-David Noir résidait dans les beaux quartiers de Lausanne. [20] NOIR François-David, Journal de Voyage, Lausanne-Chabag-Odessa, présenté et annoté par Jean-Pierre BASTIAN, Cabédita, 2016, Divonne-les-Bains, « Présentation ». p. 13-14.
Comme le précise Jean-Pierre Bastian, dans sa présentation du Journal de voyage de François-David Noir « l’usage constant d’une signature associant le patronyme de son épouse au sien atteste aussi l’importance qu’il accorda au lien matrimonial établi avec la fille d’un libraire de Lausanne jouissant d’un certain prestige. » [21] NOIR François-David, Journal de Voyage, op. cit., p. 12. Protestant engagé, sensible au piétisme, il participa au Réveil et fut l’un des fondateurs de l’Église évangélique libre vaudoise. [22] BASTIAN, Jean-Pierre, La Fracture religieuse vaudoise, 1847-1966, Labor et Fides, Genève, 1996.
Quelques années plus tard, en juin 1874, Marie Noir-Pétillet, confie une grande partie des documents hérités de son père à la faculté de théologie de l’Église évangélique libre du canton de Vaud (fondée en 1846). Son fils, le pasteur libriste Théodore Noir (1844-1927), s’associe à cette transmission. Ce leg comprenait plus de 2 000 ouvrages formant une collection regroupant des écrits de mystiques, théosophes et illuminés des XVII et XVIIIe siècles. Les livres et documents venant de Daniel Pétillet prirent place dans les collections de la bibliothèque, de la Faculté, dite « Bibliothèque des Pasteurs » devenue en 1864 la « Bibliothèque des Cèdres ». [23] Les documents venant de Daniel Pétillet, constituent une partie importante du fonds de cette institution qui conserve quelque 150 000 volumes. Depuis 1966, elle est rattachée à la Bibliothèque Cantonale Universitaire de Lausanne (BCUL). En 2017, Dominique Noir, arrière-petit-fils de François-David Noir, a donné d’autres documents aux Archives cantonales Vaudoises, ils constituent le fonds PP 1039 Noir (famille et alliés), 1750-1990. Le Journal de voyage de François-David Noir fait partie de ces documents. En consultant ce fonds, j’ai remarqué la présence de l’ensemble des œuvres de Louis-Claude de Saint-Martin (cote, 160 / 1 à 18) les sept volumes de la Theosophia practica de Gichtel (TP 1180) et Esprit de Saint Martin, pensées choisies, le recueil proposant des extraits des œuvres de Saint-Martin publié par Ulrich Guttinger en 1833 (TG 160 B). Cet ouvrage porte la mention « Bibliothèque de Dl. Pétillet à Lausanne. » Marie Noir-Pétillet donnera aussi quelques ouvrages au pasteur Achille Maulvault.
Jacques Matter
Lorsqu’au début de 1862, Jacques Matter cherche à enrichir la première édition de son livre sur Saint-Martin [24] Matter Jacques, Saint-Martin, le Philosophe inconnu, Paris : Didier et Cie, 1862. , il vint rencontrer Marie Noir-Pétillet à Lausanne. Marie lui montre un manuscrit fort rare à l’époque, celui du Traité sur la réintégration de Martinès de Pasqually, texte dont Matter ne connaissait que deux exemplaires. Lors de ses échanges avec Marcel Suès-Ducommun (qui dirigeait la loge L’Union des Cœurs de Genève), Matter qualifie Marie Noir-Pétillet d’« excellentissime » amie, précisant qu’elle lui a donné des choses précieuses. [25] Lettre du 22 février 1862 reproduite dans Traité de la réintégration des êtres… (Dumas, 1974), AMADOU Robert, « Documents », p. 62.
Il y aurait encore beaucoup à dire sur ce personnage remarquable que fut Daniel Pétillet. Nous n’avons présenté ici que quelques éléments glanés au fil de nos lectures. Un travail plus complet s’imposerait, mais le secrétaire de Dutoit cherche encore son biographe. Nous aurons l’occasion de revenir prochainement sur Daniel Pétillet et de Jean-Philippe Dutoit à propos des « Âmes intérieures ».
Dominique Clairembault, février 2019
Notes :