Jean-Philippe Dutoit-Membrini (1721-1793) est une figure intéressante de l’illuminisme. Piétiste, mystique influencé par l’œuvre de Madame Guyon, il exerça une certaine influence sur les théosophes de la fin du XVIIIe siècle, notamment par sa Philosophie divine publiée en 1793.
Au moment où fleurit l’Illuminisme, d’étranges et séduisantes figures apparaissent, que l’historien a du mal à « classer » car elles ne sont ni tout à fait « mystiques », au sens homogénéisant ou même contradictionnel, ni tout à fait « ésotériques », dans le sens d’une théosophie aux mythes complets et bien structurés. Ces penseurs n’en sont pas moins intéressants et attachants. [1. Extrait du livre d’Antoine Faivre, L’Ésotérisme au XVIIIe siècle en France et en Allemagne, Seghers, « La Table d’émeraude », Paris, 1973, p. 78-82 ; réédité dans Davy Marie-Madeleine, Encyclopédie des mystiques, II. Christianisme occidental, ésotérisme, protestantisme, islam, Payot « Petite Bibliothèque Payot / 274 », Paris, 1996, p. 321-325. Publié avec l’aimable autorisation d’Antoine Faivre que nous remercions. ]
Dans le domaine d’expression française, cette remarque s’applique au successeur de Saint-Georges de Marsais et de Fleischbein, Jean-Philippe Dutoit-Membrini. Né à Moudon, de famille aux tendances piétistes, cette belle figure du christianisme vaudois ne quitte guère sa Suisse natale ; à part un voyage à Strasbourg où il est précepteur en 1746, toute sa vie s’écoule entre Berne, Moudon et Lausanne. Une maladie, en 1752, décide de sa vocation mystique, suscitant une crise intérieure qui aboutit à une nouvelle naissance spirituelle ; mais celle-ci ne sera pas pour lui, comme pour tant d’autres âmes, le point de départ d’une paix, d’une joie toujours grandissantes ; il traverse des crises douloureuses en entrant « dans le désert de la foi obscure ». Sur le plan doctrinal, l’œuvre de Mme Guyon l’éveille en orientant sa réflexion (« Après la Vierge Marie, je ne connais point de créature à lui comparer »). Il prise fort Saint-Georges de Marsais, Antoinette Bourignon et Pierre Poiret. Ministre protestant à Lausanne, il s’y fait remarquer par ses talents de prédicateur. Dans les années cinquante, il tente de faire pièce aux succès que remporte Voltaire (fixé à Montriond) dans les milieux lausannois. Sous l’influence de Dutoit, particulièrement de ses prédications, le marquis de Langallerie et son frère le chevalier Charles de Langallerie, qui avaient brillé d’un vif éclat dans le cercle voltairien de Lausanne, se retirent du monde, se convertissent à l’intérieur. Trop malade pour pouvoir continuer à prêcher, Dutoit se consacre essentiellement, à partir de 1760, à la rédaction de ses ouvrages. Par Klinkowström, que dirige spirituellement Dutoit, ce dernier est mis en rapport avec le comte Frédéric de Fleischbein, que Dutoit va considérer comme son directeur. Pendant près de quinze années (de 1760 à 1774), Dutoit comme d’autres piétistes et âmes intérieures, devient victime des persécutions inquisitoriales menées par les autorités religieuses bernoises, et il doit se justifier.
A la mort de Fleischbein (1774), il se charge seul du fardeau de guider les âmes qui, privées de leur directeur, ont alors recours à lui. Le groupe de ces « âmes intérieures », dont le siège était à Berlebourg jusqu’à la mort de Fleischbein, se déplace à Lausanne avec Dutoit autour duquel se réunit ce cercle de piété. Le cercle n’a rien d’organisé ni de sectaire : une fraternité de chrétiens ne s’imposant aucune organisation de caractère maçonnique communie dans des affinités, des aspirations, des réactions semblables, d’une manière libre et spontanée rappelant les « collegia pietatis » de Spener. L’une des « âmes intérieures » les plus caractéristiques de ce milieu est Daniel Pétillet qui rencontre Dutoit en 1777 à l’âge de dix-neuf ans et qui restera jusqu’à la mort du théosophe son secrétaire, son confident, son fils spirituel. Pétillet correspond avec nombre d’illuminés, ses fonctions de libraire à Lausanne lui permettant de jouer un rôle non négligeable dont l’importance mériterait d’être étudiée. La maladie assombrit les dernières années de la vie de Dutoit, ce qui ne l’empêche pas de se consacrer à ceux qui viennent le trouver, ni de se rapprocher, à travers mille combats, de son idéal de perfection spirituelle. Mais il meurt sans avoir pu atteindre le stade supérieur de désappropriation, celui auquel Mme Guyon parvint après sept ans de luttes et qu’elle appelait l’état d’union essentielle. Après la mort de Dutoit, Mme de Staël entretient d’étroites relations avec son école. Le chevalier Charles de Langallerie, cousin de Benjamin Constant, gendre du collaborateur de Dutoit, Jean-François Baillif (1716-1790), assume le pontificat de ces piétistes, tandis que le comte de Divonne voue un culte particulier à la mémoire du théosophe. Finalement, les derniers membres se convertissent au catholicisme.
La piété de Dutoit n’est pas toujours souriante. Comme Mme Guyon, il met l’accent sur « la propriété » qu’il faut détruire en soi. « Dieu ne peut vivre en nous que lorsque tout y est mort. » Il pratique la mortification mais place l’oraison au-dessus, distingue l’uniformité, qui est foi, possession réelle, intérieure et centrale de notre être par le Christ, et la conformité, simple croyance de ceux qui croient en Jésus mais ne l’ont pas reçu. La voie qu’il préconise paraît bien douloureuse. Nous dirions qu’il oscille perpétuellement entre la mystique contradictionnelle, la mystique extatique (homogénéisante) et, par le bel agencement de ses images mystiques, la théosophie équilibrante. Son œuvre tour à tour prend un aspect esthétique et éthique.
Sa grande exigence spirituelle fait de lui un adversaire déclaré de la théorie de l’imputation, d’où une certaine hostilité à l’égard des frères Moraves qui font découler la sanctification de la justification. Pour Dutoit, la sanctification précède la justification et la rend seule possible. Les successeurs de Dutoit, notamment Daniel Pétillet, feront plus tard les mêmes reproches au « Réveil ». Par cette opposition Dutoit se rattache au catholicisme ; il parle d’ailleurs de la Vierge et de l’immaculée Conception en des termes peu courants chez les protestants. On comprend dès lors qu’il se rattache lui aussi à l’Église intérieure, qui outrepasse — selon l’expression de Dutoit — « toutes ces montagnes de Garizim et de Jérusalem » ; il s’en prend à Butler qui veut expliquer la Foi par la « religion naturelle » ; à Swedenborg qui se maintient trop dans l’esprit « astral » ; il reproche à Saint-Martin de faire souvent filtrer la vérité de l’Écriture « à travers son imagination » dont elle prend « trop souvent la teinture et le vernis » ; à part cela, Saint-Martin « a du bon ». Cagliostro, Mesmer « ont trahi leur cause par les impostures qu’ils y ont mêlées ».
La pensée de Dutoit se calque sur son expérience mystique ; les mystères lui sont révélés d’une manière expérimentale mais son enseignement détourne du magnétisme, de la magie, de la théurgie ; comme Saint-Georges de Marsais, il développe à cette occasion toute une théorie de l’astral. Sans Fleischbein, Dutoit eût peut-être écrit davantage d’ouvrages théosophiques ; pourtant, malgré l’influence de ses maîtres, il ne renonce pas à la liberté de penser : sa Philosophie divine (1793) le prouve. [2. Kelep Ben Nathan (pseudonyme de Dutoit) ; La Philosophie divine, appliquée aux lumières naturelles, magiques, astrales, surnaturelles, célestes et divine, s.l., 1793. Pétillet publia La Philosophie chrétienne de Dutoit en quatre volumes, de 1800 à 1819. Dutoit fit réimprimer les Œuvres de Mme Guyon à Paris (1789-1791, 35 vol.) et Le Mystère de la Croix de Douzetemps (Lausanne, 1791). Pour une bio-bibliographie, cf. Jules Chavannes, Jean-Philippe Dutoit, sa vie, son caractère et ses doctrines, Lausanne, Georges Bridel, 1865, et André Favre, Un théologien mystique vaudois au XVIIIe siècle, J.P. Dutoit, 1911.]
La théosophie membriniste enseigne à vénérer dans la nature la Sagesse du Logos qui répand sa lumière sur tous les hommes et dont notre raison n’est qu’un reflet, au même titre que l’instinct animal. De la Trinité émane le Verbe ; les Idées, ou Elohims, sont les formes originelles, les germes, de toutes les créatures. L’Homme-Dieu est l’un de ces Elohims ; même si le péché originel n’avait pas été commis, le Logos serait apparu, sans but de rachat, mais uniquement par besoin de diviniser l’homme. Comme dans toute théosophie, le déroulement d’un processus spirituel entraîne des conséquences dans le monde physique ; par la chute de la troisième partie des anges le feu céleste perdit sa pureté : ainsi se formèrent les deux, qui ne sont pas purs devant Dieu. En tombant, les esprits déchus mêlèrent confusément le terrestre et le céleste, créant l’immense chaos universel ; de ces « affreux débris » Dieu forma la terre comme demeure de l’homme créé libre et d’abord soumis à l’infaillible nécessité de l’épreuve. De ce nouveau « palais de toute magnificence » l’homme devait rester le dominateur, le roi. Dutoit exprime sur la supériorité ou l’infériorité ontologique de l’homme par rapport aux anges des opinions apparemment contradictoires. Mais il affirme que l’homme androgyne portait le pur feu divin en lui ; il tomba par les sens, se retrouva habillé de chair, entraînant toute la nature dans sa chute. La matière représente donc ce qu’il y a de plus éloigné de l’être véritable, elle « n’est pour ainsi dire que l’excrément de l’être primitif ». De « microthée » l’homme n’a presque plus été que microcosme ; depuis lors son principe n’est plus l’esprit de Dieu mais l’esprit astral ; toutefois le Logos demeure le principe de son existence : on le pressent encore en écoutant la voix de la conscience, en éprouvant la nostalgie de Dieu. La Rédemption, fait unique, a une importance non seulement humaine mais cosmique. Tant qu’il n’est pas régénéré, l’homme est soumis à la Loi disposée par les anges, administrateurs chargés du « calcul moral du péché ». Dutoit développe aussi plusieurs idées curieuses, notamment sa conception particulière de la métemsomatose. Il annonce le millénaire.
Antoine Faivre
Note sur l’image ci-dessus : composition réalisée à partir de la traduction russe de La philosophie chrétienne : exposée, éclaircie, démontrée, et appuyée sur l’immuable base de la Révélation, ou la véritable religion pratique, expliquée et rendue à sa pureté primitive, Moscou, 1815.