« Je ne songe point à blâmer ces Martinistes : n’est-ce pas le destin des livres de devenir la proie des lecteurs ? Mais je suis étonné de ce que vous m’ayez jugé assez infatué de mon faible mérite pour que j’aie pu donner mon nom à mon ancienne école ou à une autre. »
Quelques années après la publication du livre de Papus : Martinès de Pasqually, sa vie – ses pratiques magiques – son œuvre – ses disciples (Paris, Chamuel, 1895), un mystérieux « Chevalier de la Rose Croissante » publiait une critique soulignant les erreurs et les confusions de Papus. Ce texte intitulé « Notice sur le martinésisme et le martinisme » figurait en préface d’un livre essentiel, la première édition complète du Traité de la réintégration des êtres (1899). Le Chevalier de la Rose Croissante en question était Albéric Thomas.
Papus ne tarda pas à répondre à la « Notice » du Chevalier de la Rose Croissante dans une brochure intitulée Martinésisme, Willermozisme, Martinisme et Franc-maçonnerie. Albéric Thomas reprit alors la plume pour développer ses arguments dans un texte plus conséquent, une « Nouvelle notice sur le martinésisme et le martinisme ». Ce texte a été publié en introduction du livre Les Enseignements secrets de Martinès de Pasqually ; précédés d’une notice sur le martinézisme et le martinisme de Franz von Baader (Bibliothèque Chacornac, 1900). Ladite notice occupe la partie la plus importante de l’ouvrage avec ses cent-quatre-vingt-douze pages, tandis que le texte de Baader n’en occupe que trente-deux. Parmi les éléments présentés dans ce livre figure une lettre de Saint-Martin particulièrement intéressante. Ce document, daté du 5 août 1798, provient d’un recueil de correspondances de Saint-Martin appartenant à M. Munier. Ce dossier, aujourd’hui disparu, contenait des lettres du théosophe d’Amboise avec MM. Maglasson, de Gérando et Maubach.
Albéric Thomas précise que la lettre de Saint-Martin devait trouver place dans le cours de son étude, et que si tel avait été le cas, elle aurait sans doute abrégé sa tâche. « L’autorisation de la reproduire nous étant parvenue un peu tardivement, précise-t-il, nous avons dû écrire la présente Notice sans tenir compte d’un document qui ne fait d’ailleurs que ratifier ce que nous croyons avoir clairement établi. » (Note p. clxxxviii.)
L’absence du nom du destinataire de cette lettre nous prive d’un élément important pour en comprendre la portée. De même, le manque de précision au sujet de son contexte, « l’arrangement écossais » amenant Saint-Martin à s’exprimer, empêche d’en saisir tous les aspects. L’un des points les plus importants de ce document est cependant l’utilisation par Saint-Martin du terme « martiniste », et la valeur qu’il lui assignait cinq ans avant sa mort. Au final, cette lettre constitue l’une des pièces les plus intrigantes de l’histoire du martinisme.
Dominique Clairembault
5 août 1798
Monsieur,
Les offres gracieuses que vous me faites au sujet du Arnold [1] Il s’agit sans doute du livre de Gottfried Arnold, Histoire impartiale des sectes et des hérésies (1699-1700) . Saint-Martin possédait déjà une traduction française de ce livre que lui avait transmis « une connaissance de Strasbourg » en 1792 (Lettre à Kirchberger du 22 juillet 1792).et les compliments flatteurs que vous m’adressez pour l’Éclair sur l’association, me font un devoir de dissiper votre incertitude sur les autres objets. Je ne suis absolument pour rien dans le petit traité que je connaissais déjà par des extraits que m’en avait fait M. Divonne. Ce sont de ces choses bâtardes qui circulent dans le public à la recherche de leur auteur. Celui-ci me paraît homme de bien, mais je vous avoue que je ne peux prononcer sur aucun de ses sujets.
Je vous prierai aussi d’accepter le même avertissement sur l’arrangement écossais [2] Cette allusion pourrait concerner la légende selon laquelle Saint-Martin aurait été le créateur de grades maçonniques. Rappelons que l’hypothèse du système « réformé de Saint-Martin » est née sous la plume de Claude-Antoine Thory dans Annalis originis magni Galliarum O :., ou Histoire de la fondation du Grand Orient de France (Paris, Nouzou, 1812). Thory précise : « M. de Saint-Martin, sectateur de Martines Paschalis, introduisit dans la Franche-Maçonnerie les principes et les pratiques du martinisme. Il distribua l’enseignement de ce système en dix grades, qui étaient conférés dans deux temples. Il a laissé à ce sujet un manuscrit en deux volumes in-4°, dans lequel on trouve la nomenclature de ces grades. (…) on trouve ramassé dans les grades de Saint-Martin les superstitions les plus ridicules comme les croyances les plus absurdes. » (p. 52.)
L’existence du manuscrit auquel se réfère Thory pose problème, car celui-ci ne figure pas parmi les nombreuses archives laissées en héritage par le Philosophe inconnu. Les affirmations de Thory seront reprises par Delaulnaye dans son Thuileur (1813), par Bésuchet dans Précis historique (1829) et J.-B. Galiffe dans La Chaîne symbolique (1852). Ces auteurs ne semblent pas avoir retenu le jugement de Thory qui jugeait ses grades pleins de « superstitions les plus ridicules » et de « croyances les plus absurdes ». Ragon colportera la légende de ces pseudo-grades dans son Orthodoxie maçonnique (1853), ainsi que Teder dans son Rituel de l’Ordre martiniste (1913). Ce dernier va jusqu’à parler du « rite rectifié par L.-C. de St-Martin en 1757 », alors qu’à cette date Louis-Claude de Saint-Martin n’a que quatorze ans ! L’hypothèse de Thory ne repose sur aucun élément concret et depuis le XIXe siècle, aucun historien sérieux n’y a accordé foi. La simple lecture des ouvrages du théosophe, de ses correspondances ou l’étude de sa biographie suffit à contredire qu’il ait eu un tel projet. Robert Amadou a toujours été formel sur ce point : Saint-Martin n’a fondé aucun rite, et jusqu’à présent aucune découverte significative n’est venue contredire ce point de vue. . Cette composition n’est pas de moi et je vous plaindrais si vous vous amusiez à perdre votre temps dans de telles broussailles. Une de mes connaissances de Strasbourg, qui connaissait mes relations de librairie, m’avait prié de lui en négocier un exemplaire. Cette affaire n’a point eu de suite à cause du discrédit où est tombé ce genre de production depuis une douzaine d’années, et aussi à cause de l’abus que je pensai que l’on pouvait faire de mes bons offices. M. Cottin a été tué à Nancy.
Je vous rends grâce des nouveaux détails que vous me donnez. Je sais que je passe dans l’esprit de beaucoup de monde, qui est quelquefois l’esprit du monde, pour être auteur de quelques productions du même genre. Je sais que ceux qui ont bien voulu accorder leur estime à mes ouvrages leur ont prêté trop volontiers ce qui leur manquait. Je ne songe point à blâmer ces Martinistes : n’est-ce pas le destin des livres de devenir la proie des lecteurs ? Mais je suis étonné de ce que vous m’ayez jugé assez infatué de mon faible mérite pour que j’aie pu donner mon nom à mon ancienne école ou à une autre [3] Cette allusion pourrait faire référence au livre de Sébastien Mercier, Tableau de Paris, publié en 1783, qui fait références aux « martinistes ». Dans un chapitre consacré à « L’amour du merveilleux » il parle d’une « secte nouvelle composée surtout de jeunes gens, paraît avoir adopté les visions répandues dans un livre intitulé Les Erreurs et la Vérité, ouvrage d’un mystique à la tête échauffée, qui a néanmoins quelques éclairs de génie ». Dans le chapitre 519 (p. 234-238) : « Secte toute nouvelle qui, tournant absolument le dos aux routes ouvertes par la saine physique, par la solide chimie, et faisant divorce avec tout ce que nous dit l’histoire naturelle, s’est précipitée dans un monde invisible qu’elle seule aperçoit. Les martinistes ont adopté les visions du suédois Swedenborg, qui a vu les anges, qui leur a parlé, qui nous a décrit de sang-froid leur logement, leur écriture, leurs habitudes ; qui a vu enfin de ses yeux les merveilles du ciel et de l’enfer. Cette secte tire son nom de son chef, auteur du livre intitulé : Des erreurs et de la vérité. Ce livre nous promet, comme tant d’autres, l’évidence et la conviction des vérités, dont la recherche occupe tout l’univers. (…) ». . Ces établissements servent quelquefois à mitiger les maux de l’homme, plus souvent à les augmenter, et jamais à les guérir, parce que les arlequinades dont nous bariolons notre existence resteront toujours trop loin de l’œil de la Province ; ceux qui y enseignent ne le font qu’en montrant des faits merveilleux ou en exigeant la soumission. Ma tâche a été moins brillante, car le silence est à tous égards le seul parti qui me convienne.
Adieu, Monsieur. Je ne puis m’entretenir plus longtemps avec vous. Si, grâce à Dieu, je suis encore traité avec le même soin que par le passé, notre Révolution a réduit mes moyens pécuniaires a si peu de chose que je regrette de ne pouvoir vous faire cadeau de l’objet de votre désir. Vous pouvez toujours m’écrire jusqu’à nouvel avis.
Saint-Martin.
Notes :