À la fin de l’année 1780, Louise-Marie-Thérèse-Bathilde d’Orléans et son époux, le duc de Bourbon, se séparent. La duchesse quitte Chantilly. En 1781, le duc d’Orléans, son père, lui offre deux résidences : l’hôtel de Clermont, situé rue de Varenne, et le château de Petit-Bourg, qui domine la Seine à Évry, pour ses séjours d’été.
Sommaire
La duchesse de Bourbon et Saint-Martin à Petit-Bourg
La reine, nous dit le comte Ducos, portait envie à cette charmante existence, et le lui disait souvent. Et la duchesse de Bourbon de lui répondre : « Je suis juste assez princesse pour en avoir les honneurs et les prérogatives et pas assez, néanmoins, pour en subir les charges. Votre Majesté a Trianon ; moi j’ai Petit-Bourg ; seulement personne ne s’inquiète de moi, et tout le monde s’occupe de la reine : voila toute la différence. » [1] Comte Ducos, La Mère du duc d’Enghien, 1750-1822, Paris, Plon, 1920, p. 223. Ibid., p. 220-221.
Ami intime de la duchesse de Bourbon depuis 1782, Saint-Martin la suivait souvent dans ses déplacements, venant régulèrement à Petit-Bourg. Ses visites s’interrompirent cependant en 1789, lorsqu’il résida à Strasbourg. De retour au cours de l’été 1791, il renoua avec Batilde d’Orléans et reprit ses visites à Évry.
À Petit-Bourg, comme à Paris, la duchesse de Bourbon préférait le calme de l’intimité au tumulte des grandes réceptions. Ennemie de la banalité, elle prétendait régner sur des cœurs qui ne fussent pas à tout le monde ; ses soins, ses prévenances, sa fidélité rendait d’ailleurs fort doux l’esclavage qu’elle leur imposait. Aussi était-il rare que l’indiférence mondaine réussit à pénétrer chez elle sous les dehors d’une politesse affectée et d’un hypocryte intérêt. […] Les amis qu’elle appelait au sein des rustiques beautés de son domaine de Petit-Bourg y jouissait d’une grande indépendance. [2] Les citations sont empruntées au livre, Mon portrait historique et philosophique (1789-1803), publié par Robert Amadou, Paris, Julliard, 1962.
Saint-Martin y trouvait sans doute le calme nécessaire à ses travaux d’écriture.
C’est le mardi 7 août 1792 à une heure après midi que j’ai fini le Crocodile, dans le petit cabinet de mon appartement de Petit-Bourg, donnant sur la Seine ; c’est dans cette même semaine que la Révolution française a fait un si grand pas, puisque c’est le 10 août qu’arriva la grande bagarre à Paris où je m’étais rendu le 8. Je revins à Petit-Bourg le 16. Le Crocodile a reçu depuis lors de nombreuses additions, mais le fonds est le même que lorsqu’il fut fini à l’époque ci-dessus. (Mon portrait, n° 669.)
Ce paisible séjour fut bientôt interrompu :
Vers la moitié du mois de septembre 1792, j’ai été rappelé par autorité de mon père, de mon paisible séjour de Petit-Bourg, à Amboise. Sans les puissants secours de mon ami Boehme, et sans les lettres de ma chérissime amie B… [Boecklin], j’aurais été anéanti dès les premiers moments que j’ai été rendu dans ma ville paternelle […] (Mon portrait, n° 304.)
Dans son journal, Saint-Martin évoque parfois les souvenirs attachés à ces lieux :
En me promenant dans les jardins de Petit-Bourg en 1792 je trouvai un moissonneur qui m’assura que tant que durerait la Révolution nous n’aurions point de vin, parce que nos Gardes nationales iraient dans les cabarets et se battraient au lieu d’aller se battre contre l’ennemi. Sa prophétie s’est accomplie pour 1792. Elle parait vouloir s’accomplir aussi pour 1793. Je laisserai du blanc ici pour marquer jusqu’à quel point elle sera vraie si la Révolution se prolonge ; car il y a une personne qui croit qu’elle se prolongera jusqu’en 1796. Les vignes viennent de geler le 31 mai 1793. Ce même jour révolution à Paris sans effusion de sang. Arrestation de 32 membres. La récolte en vin a été bonne ; beaucoup de gens croient à la paix prochaine. Le 12 germinal l’an 3e une crise à Paris où j’étais, déportation de Collot, Barrère, Billaud, Vadier, etc. Je regarde cette crise comme la clôture ; il y a eu depuis celle de prairial, et de vendémiaire. La paix avec l’Empereur signée le 17 avril 1797, 26 vendémiaire an VI, à Leoben par le général Bonaparte. (Mon portrait, n° 391.)
À cette époque, la duchesse s’adonnait au mesmérisme. Elle s’était aussi entichée des prophétesses Suzette Labrousse et Catherine Théo. Elle réunit autour d’elle toute une cour d’adeptes du merveilleux. Saint-Martin tenta vainement de tempérer ce penchant de son amie de cœur. C’est dans ce but qu’il écrivit, en partie à son attention, Ecce homo, ouvrage qui fut publié en 1792.
La situation n’allait pourtant pas tarder à changer. Le 6 avril 1793, la Convention promulgua l’arrestation de la famille de Bourbon. La duchesse d’Orléans et son frère Louis Philippe Joseph, duc de Chartres, furent arrêtés. Pourtant, l’un et l’autre s’étaient ralliés à la Révolution. Le duc avait renoncé à ses titres de noblesse pour devenir Philippe Égalité, et la duchesse s’était donnée le nom de citoyenne Vérité. Fin mai, elle et toute sa famille, le duc d’Orléans, le duc de Montpensier, le prince de Conti, furent emprisonnés à Marseille, à la prison Saint-Jean. Dans la période qui suivit, Saint-Martin séjourna de temps à autre à Petit-Bourg. Il y retrouvait la comtesse Julie de Sérent, qui résidait encore au château, dans l’attente du retour de la duchesse. Philippe Égalité sera décapité le 6 novembre 1793. Le château de Petit-Bourg sera placé sous séquestre le 10 pluviose (janvier 1794) et confié à la garde des citoyens Gauthier père et fils.
Le 1er août 1793, je suis arrivé d’Amboise à Petit-Bourg, un peu pour y reprendre l’allure de mes idées spirituelles qui avaient tant souffert depuis mon séjour dans ma patrie, un peu aussi par l’espérance d’éviter en partie les mouvements qui menacent les départements voisins de la Vendée. La maîtresse du logis était encore à Marseille [Elle a été arrêtée le 6 avril 1793]. Je le savais, mais cela ne m’avait point empêché de me mettre en route, sachant que je trouverais une partie de la société, ce qui arriva en effet. Mais je n’oublierai jamais qu’à quelque distance du château il me prit subitement une telle horreur des palais que je me suis bien promis de n’y faire jamais ma demeure habituelle. Aussi j’écrivis sur-le-champ chez moi pour que l’on songeât à m’y préparer un petit gîte champêtre où mon intention est de me fixer si nos affaires politiques ne me permettent pas de poursuivre mes courses projetées. Cette impression d’horreur contre les palais est telle que je les regarde comme une des plus grandes preuves de la dégradation de tous nos principes : non seulement ils sont une insulte à la misère du pauvre, non seulement ils consomment en vain d’immenses terrains qui pourraient être employés plus utilement, mais ils emploient encore faussement nos facultés, et nos talents qui ne devraient se développer dans l’architecture, comme dans tous les autres arts que pour tout ce qui pourrait concourir à honorer Dieu et non pas l’homme. (Mon portrait, n° 424.)
Après deux ans d’emprisonnement, la citoyenne Vérité fut enfin libérée. Cependant, elle ne fut pas autorisée à regagner Paris, car les républicains craignaient que sa présence stimule les ardeurs des contre-révolutionnaires. Elle résida à Moulins, mais à la suite d’une intervention de l’ancien député Audrein, le 21 janvier 1796, elle put enfin partir pour Petit-Bourg, puis Paris.
Elle écrivit à Saint-Martin pour lui annoncer son retour, et ce dernier de noter dans son journal :
Mde[dame] de B[ourbon]. en sortant de sa prison de Marseille l’an 3 [libérée le 29 avril 1795], fit un tableau de sa maison de campagne où elle ne pouvait pas aller encore, et elle s’y était peinte un livre à la main. Elle destinait cet ouvrage à son amie Félicité, elle voulut y joindre des vers ; elle m’adressa les deux premiers en me chargeant de faire le reste qu’elle étendait par l’intention à environ cinq ou six strophes. Voici ce que je lui envoyai en conservant les deux premiers vers de sa façon.
1. Tu vois cette retraite,
O ma Félicité !
La nature l’a faite
Pour la tranquillité.
Dans des jours plus propices
J’y goûtai cette paix
Que le monde et ses vices
Ne connurent jamais.2. J’y consultais ces sages
Qui par des traits divins
Dans les différents âges
Ont frappé les humains ;3. Combien de fois mes larmes
Remplirent ce séjour !
Tu les connais ces charmes
Qu’offre le pur amour.
Tu connais ce mystère,
Toi qui vois en tout lieu,
Dans ton semblable un frère,
Un père dans ton Dieu.
Par leur doctrine sainte
Me sentant attirer,
A leurs leçons sans crainte
Je venais me livrer.4. Ils allégeaient d’avance,
(Car on les inspirait,)
Les maux qu’en sa balance
Le sort me préparait.
Ils enflammaient mon zèle
Aux cris des indigents ;
Vers la source éternelle
Ils dirigeaient mes chants.5. Aussi dans mon asile
Ton cœur réglait mes pas,
J’en faisais mon mobile,
Je ne le quittais pas.
Pour moi de la sagesse
Il était le miroir ;
Sans lui, dans ma simplesse,
Je ne savais rien voir.6. Heures si précieuses
En ces temps fortunés,
Heures délicieuses,
Revenez, revenez !
Qu’au nom de votre aurore,
De plus doux avenirs
Viennent se joindre encore
A ces doux souvenirsLe cadeau fut très bien reçu ainsi que les vers. On m’y devina, et cela rappela d’anciennes époques que je n’ai point jugé à propos de faire revivre, ayant mis le pape en travers. Au reste j’ai trouvé que Madame de B[ourbon]. faisait un excès d’amitié envers la personne, et moi un excès de cajolerie. Nous voulons toujours tous nous mettre en avant, et occuper les autres de nous. (Mon portrait, n° 605.)
Bientôt Saint-Martin rejoignit la duchesse à la campagne :
J’ai revu Petit-Bourg en juin 1797. J’y ai passé cinq jours avec la dame du lieu, son amie Julie, et l’ami Maubach. J’y ai goûté de doux souvenirs en me promenant dans ce charmant parc où j’ai reçu autrefois de délicieuses intelligences, et des impressions internes que je n’oublierai jamais. (Mon portrait, n° 759.)
Leur retrouvailles seront de courte durée. Le 18 fructidor an V (4 sept. 1797), c’est le coup d’état des jacobins contre le Directoire. Ils tentent de freiner la montée du courant modéré. Ce qui reste de la famille royale est alors exilé. La duchesse de Bourbon est bannie de France. Elle s’installe en Espagne, vivant dans des conditions difficiles. Elle ne retrouvera la liberté qu’en 1814, où elle pourra enfin rentrer en France. Elle ne reverra pas Saint-Martin, mort en octobre 1803.
Les trois âges de Petit-Bourg
Petit-Bourg est situé sur la commune d’Évry, à vingt-six kilomètres au sud-est de Paris [3] Les informations utilisées dans cet article sont tirées de : Bruno Pons, Le château du duc d’Antin, surintendant des Bâtiments du roi, à Petit-Bourg, Éd. Bulletin de la société de l’histoire de l’art français, 1987 ; Alain Lerebour et Jacques Longuet, Histoire du château de Petit-Bourg au XIXe siècle, Société historique et archéologique de l’Essonne et du Hurepoix, 1987 ; Jacques Longuet, Un destin révolutionnaire à Evry : Madame de Bourbon, citoyenne vérité. Suivi de : La Garde nationale d’Evry-sur-Seine sous la Révolution, ADEF, Paris, 1989. . Édifié en 1580 par André Courtin, chanoine de Notre-Dame de Paris et abbé de Gastines en Touraine, il fut d’abord une belle maison surplombant la Seine et la forêt de Senart.
Après la mort du chanoine, Jean Galland paracheva la construction du château en 1635. Petit-Bourg passa ensuite entre plusieurs mains avant de devenir la propriété de l’évêque de Langres, Louis Barbier de La Rivière. Le destin de Petit-Bourg changea lorsqu’il devient en 1695 la propriété de la marquise de Montespan. Les jardins du château furent modifiés d’après les plans dessinés par André Le Nôtre et un potager fut créé par le jardinier La Quintinie. La marquise de Montespan s’y installa après sa disgrâce. Son fils, le duc d’Antin, surintendant des bâtiments du roi, hérita du château en mai 1707. Il chargea l’architecte Pierre Cailleteau d’en faire une demeure plus prestigieuse. Ce fut le deuxième château de Petit-Bourg. Louis XIV y séjourna avec madame de Maintenon le 12 septembre 1707. Le tsar Pierre le Grand y sera invité par le duc d’Antin en 1717. Louis XVI et Marie Antoinette y feront plusieurs séjours.
Un ouvrage conservé à la Bibliothèque nationale de France permet de se faire une idée de la richesse de cette belle demeure, Recueil des Plans, Elevations, et Veües du Château de Petit-Bourg, année 1730. Ce volume propose trois vues extérieures du château avec des personnages, un plan général, des plans en coupe sur les appartements et l’orangerie, et des vues des jardins. Ces dessins sont l’œuvre de Jean Chaufourier.
Cette belle demeure sera cependant détruite en 1749, par son nouveau propriétaire, Marie Renée Jacomel veuve de Louis Chauvelin, président à mortier au parlement de Paris. Le château est remplacé par un nouveau bâtiment de style néo-classique, dessiné par l’architecte Jean-Michel Chevotet. C’est ce « troisième château », de dimensions plus modestes, que le duc d’Orléans offre à sa fille, la duchesse de Bourbon, en 1781.
Quelques années après la mort de la duchesse de Bourbon, en 1827, le duc Alexandre Aguado, ancien militaire d’origine espagnole, banquier fortuné et collectionneur d’art, fit l’acquisition de Petit-Bourg. Ami et mécène de Gioachino Rossini, il recevra plusieurs fois ce musicien dans son château. C’est à Petit-Bourg que Rossini aurait composé son opéra Guillaume Tell en 1828.
La construction de la ligne de chemin de fer reliant Corbeil à Paris, obligea Alexandre Aguado à céder une partie de son domaine. Cette ligne sera inaugurée le 17 septembre 1840. Le parc est coupé en deux et séparé de la Seine. Alexandre Aguado, « désespéré de voir massacrer ses pelouses, vendit le château, la rage au cœur, faisant disperser collections et statues. » [4] Roger Bailly, 150 ans de Chemin de fer en Essonne, Le Mée-sur-Seine, Lys éditions Amattéis, 1994, p. 17. . Le domaine deviendra par la suite la propriété de plusieurs spéculateurs. En 1844, il sera occupé par une colonie agricole et industrielle [5] Société pour le patronage dans les métiers et la fondation de colonies agricoles en faveur des jeunes garçons pauvres. . Quelques années plus tard, en 1859, un nouveau propriétaire lui redonnera son prestige d’antan.
Occupé par les Allemands pendant la Seconde Guerre mondiale, ils l’incendièrent avant de le quitter en 1944. Une dizaine d’années plus tard, un ensemble d’immeubles, le « Parc de Petit-Bourg » sera construit sur l’emplacement du château. En mémoire de Rossini, les bâtiments A, F et G du Parc de Petit-Bourg prendront les noms des œuvres du compositeur italien : l’Échelle de soie (bâtiment situé sur l’emplacement de l’ancien château, 350 appartements), Sémiramis (50 appartements) et Guillaume Tell (96 appartements).
Quelques vestiges du château de Petit-Bourg ont subsisté : l’allée bordée de marronniers et de tilleuls longeant les pavillons de la résidence, qui était l’allée d’honneur du château ; l’escalier qui fait face à l’immeuble ainsi que les socles des dix statues (ces dernières ont disparu pendant la Seconde Guerre mondiale : Hippomène, Orphée, Bacchante au tambour, Diane chasseresse, Apollon… ), de même qu’une partie des communs.
Depuis quelques années, un chercheur passionné, Franck Devedjian, s’attache à faire revivre le château tragiquement disparu. En septembre 2011, il a élaboré un site internet qui présente les différentes époques de la vie de ce château. Il propose de nombreux documents permettant de faire revivre ce haut lieu de l’histoire. On y découvre notamment une restitution virtuelle du deuxième château et de ses jardins réalisés par Hervé Grégoire. Il propose aussi des photographies prises quelques années avant l’événement fatal qui causa la perte de cette belle demeure.
Voir le site : chateaupetitbourg.wifeo.com/
Note à propos de l’image placée en titre de cet article. Composition, d’après une oeuvre de Christian Bénilan, aquarelliste, Historien du paysage, Architecte et Urbaniste en chef de l’Etat, France. Sur le site internet de C. Bénilan, vous trouverez des centaines d’images d’aquarelles qu’il a réalisés sur les châteaux, abbayes et hôtels particuliers – malheureusement disparus – de l’Ile-de-France.
Notes :