« Dans leur origine, tous les francs-maçons furent philosophes ; examinez la fin qui leur était proposée ; une union dont le but était le bien public, et l’exercice de la charité : ils n’en ont pas d’autres. »
Présentation
Ainsi s’expriment les auteurs du livre, Les Fruits de la grâce, ou Opuscules Spirituels de deux amateurs de la Sagesse (1790), publié anonymement par Ivan Vladimirovitch Lopoukhine et le prince Nicolas Vassilievitch Repnine.
Le premier, Ivan Vladimirovitch Lopoukhine (1756-1816), après une brève carrière militaire, fut conseiller puis président du tribunal de Moscou. Sous le règne de Paul 1re, il devient Secrétaire d’État et Sénateur. Après son départ de l’armée (1782) il est initié dans la franc-maçonnerie et devient l’un des membres les plus éminents de la maçonnerie néo-rosicrucienne de l’Ordre de la Rose-Croix d’Or d’Ancien système en Russie. Philanthrope et amateur de livres, il crée en 1783 la « Presse Libre Lopoukhine », qui publie des traductions russes d’ouvrages mystiques et théosophiques. L’année suivante, en 1784, il s’associe avec Nicolas I. Novikov pour fonder la Société Typographique qui publiera le même type d’ouvrages. Cette société connaitra un développement très important et on estime que sa production représente presque trente pour cent des livres publiés en Russie entre 1779 et 1792. En France, Lopoukhine est surtout connu par son livre Quelques traits de l’Église Intérieure, de l’unique chemin, qui mène à la vérité, et des diverses routes, qui conduisent à l‘erreur et à la perdition, ouvrage publié en russe à Moscou en 1798. Traduit par Charles Aviat de Vatay, il est publié en France en 1801. Contrairement à ce qu’on pense généralement, l’Église intérieure dont il est question dans ce livre n’est pas une « église invisible », intemporelle. Par cette expression, Lopoukhine fait référence à la franc-maçonnerie comme cercle intérieur de l’Église orthodoxe. Par la suite, notamment sous l’influence de Karl von Eckartshausen, la notion d’« église intérieure » se rapportera à l’idée d’« église spirituelle », concept qui connaîtra un certain succès parmi les théosophes.
Le second auteur des Fruits de la grâce, le prince Nicolas Vassiliévitch Repnine (1734-1801), est moins connu. Ambassadeur sous Catherine II, il devient feldmaréchal sous Paul 1er. Le prince Repnin fut en relation épistolaire avec Saint-Martin et possédait son portrait peint par Neveu à Rome en août 1787. Tieman, autre ami de Saint-Martin, deviendra l’aide de camp du prince et habitera chez lui à la fin du siècle. Le prince Repnin appartient à la même mouvance maçonnique que son ami Lopoukhine, celle de Johann Georg Schwarz, professeur à l’Université de Moscou et promoteur de la Rose-Croix d’Or d’Allemagne. En Russie, cette franc-maçonnerie, marquée par l’illuminisme, se voulait chrétienne et restait attachée à l’église orthodoxe russe. Cette caractéristique transparait dans Les fruits de la grâce, ou opuscules spirituels de deux amateurs de la sagesse. Elle est également présente dans le Catéchisme moral pour les vrais Francs-Maçons, texte de Lopoukhine publié en 1791 dans Doukhovny rytsar, ili Ichtchuchtchi premudrosti (Le Chevalier spirituel ou le chercheur de vérité). [1] Sur Lopoukhine, voir Antoine Faivre, « Lopukhin, Ivan Vladimirovich », in Dictionary of Gnosis and Western Esotericism (W. J. Hanegraaff, A. Faivre, J.-P. Brach, R.. van den Broek, éd.), Leyde, E.J. Brill, 2005, 697-699. Sur Repnine, voir Antoine Faivre, De Londres à Saint-Pétersbourg : Carl Friedrich Tieman (1743-1802), Arché-Milano, 2018. À propos de la franc-maçonnerie russe, voir Slavica Occitania, n° 24, « La franc-maçonnerie et la culture russe », édité par Jean Breuillard et Irina Ivanova, Toulouse, 2007.
Le texte que nous présentons ci-dessous figure parmi les « Additions » qui suivent Les Fruits de la grâce, ou opuscules spirituels de deux amateurs de la sagesse. Ce livre propose également un « Extrait de l’Épitre aux vrais et loyals [sic] F.M. de l’ancien système – 5785 » et « Ce que c’est qu’être chrétien et apartenir [sic] à l’Église ou l’Épouse de l’Agneau », texte écrit sous la forme d’un catéchisme avec questions et réponses. Les Fruits de la grâce se termine avec une « Note du Fr. C… concernant la pièce n° 1 de ses opuscules, qui n’a pas pu être imprimée avant », note qui concerne le sens du mot « extase ».
D. Clairembault, 26/10/2021
Quelques avis historiques sur les F.M.
Personne de ceux, qui croient en Dieu et en sa sainte Parole n’aura aucun doute de ce qu’Adam, notre père commun n’ait reçu immédiatement de Dieu la plus haute sagesse et la connaissance de Dieu, de la Nature et de toutes les choses crées. L’Écriture Sainte, qui est pour lui un témoignage non mensonger, le persuadera de tout cela, comme aussi de ce qu’Adam, d’après la parfaite connaissance de toute la Nature et de tous les êtres, sut donner à chaque créature un tel nom, qui tenait parfaitement avec toutes leurs qualités extérieures et intérieures. Et quoi qu’après la funeste chute, cette connaissance se soit beaucoup affaiblie, Dieu cependant se servit des saints Anges pour la renouveler en lui, à fin qu’elle ne puisse se détruire entièrement. Ce sont ces esprits bienfaisants qui furent ses curateurs, ainsi qu’un certain fameux écrivain les appelle avec beaucoup de raison [2] Philaleth dans son antiquité, de la Magi. . Il n’est pas moins digne de foi, que ce Patriarche n’ait enseigné à ses enfants ces hautes connaissances, reçues de Dieu, perdues pour la plupart par la chute, et enseignées de nouveau par ces esprits purs.
On connait les colonnes de Sethos, sur lesquelles il a représenté les sciences, qu’il avait apprit de son Père. L’Historien Joseph [3] Lib I. antiq. Judaica. raconte, qu’il a vu encore une de ces colonnes. Et cela n’est point aussi incertain que le pensent quelques savants, qui s’imaginent que les lettres n’étaient pas encore inventées, dans ce temps-là, ce qui est une pure fausseté, ainsi que le prouvent des hommes très savants, lesquels attribuent cet art et son invention à Adam même [4] Vid. Reimanus Hist. leterat. ante. deluv. Sect. I. N. 35. p. 29. . Enoch, qui fut aussi un héritier de l’Erudition patriarchale fut nommé par les Arabes Adris, c’est-à-dire, Maître en sciences occultes ; on le prend communément pour le premier Hermes, parce que ce nom signifie la même chose en grec.
Le secret de la pierre [5] Il n’y a que celui qui jouit de ce Joyau avec les sentiments et les mœurs de Jésus, [sans lesquelles NB cette jouissance ne se donne point] qui peut être appelle même en cette vie un véritable homme, semblable par ses connaissances et ses vertus à Adam dans le Paradis : car ce n’est que par une Régénération Philosophale que s’opère une substance parfaitement paradisique qui donne les connaissances et les vertus du Paradis. Note de l’Editeur [1790]. fut donc communiqué par Adam à ses enfants et c’est par le moyen de cette médecine universelle que les premiers hommes parvinrent à un âge aussi avancé ; mais ayant abusé de ce don du Très-haut, Noé ne le communiqua qu’à l’un de ces fils, et bientôt cette science ne fut plus connue que d’un petit nombre d’hommes, que l’on appela Sages : ceux-ci gardèrent de grandes précautions par rapport à ceux qu’ils s’associèrent. L’on appelait cette association, initiation, chez les Égyptiens : c’était pour décrire les mystères de cette science, qu’ils employaient les hiéroglyphes ; et c’était pour s’en instruire, que les sages venaient en Égypte de toutes les parties du monde : les serments les plus solennels étaient les garants du secret de ces sages, qui ne craignaient point de perdre la vie plutôt que de les violer. Mais tous ne tirèrent pas un usage salutaire de leurs lumières ; plus d’un Orphée, après avoir pénétré les profondeurs de cette science, perdirent Eurydice, pour l’avoir voulu retirer des enfers par une autre méthode que celle que leur avait donnée les maîtres figurés par Pluton.
Salomon est un de ceux qui aient le mieux connu notre art, et de son temps il y eut beaucoup de philosophes en Judée. Ils firent entre eux une association sur le modèle de celle d’Égypte, et ils figurèrent l’œuvre par la construction du Temple de Salomon : cette association s’est perpétuée jusqu’à nous sous le nom de Francs-Maçons ; c’est avec justice qu’ils se vantent de tirer leur origine du temps de la construction du temple.
Dans leur origine, tous les Francs- Maçons furent philosophes ; examinez la fin qui leur était proposée ; une union dont le but était le bien public, et l’exercice de la charité : ils n’en ont pas d’autres. Mais les choses ont bien changé depuis leur origine ; leurs maîtres reconnaissaient avec douleur, qu’en augmentant leur nombre, ils ne multipliaient pas les sages, résolurent de se renfermer dans des bornes plus étroites.
On laissa aux Francs-Maçons leurs signes et leurs cérémonies mystérieuses ; mais on cessa peu-à-peu de leur en donner la clef : et bientôt tout le corps entier ne connut plus ce que signifiaient leurs usages, qu’ils ont pourtant toujours conservés ; et l’expérience a fait voir combien leurs pères ont agi sagement en retirant ce secret. Ces assemblées qui, dans leur origine, se tenaient pour se communiquer mutuellement leurs lumières, et agiter de quelle manière on pouvait procurer le bien public, sont devenues des orgies ; on a reçu sans choix, et souvent par des vues sordides, les hommes les plus dépravés, et souvent l’on n’a d’autre vue en se faisant Franc-Maçon, qu’une curiosité puérile. Quoiqu’il en soit, il est encore de vrais Francs-Maçons ; mais le nombre en est, fort petit, parce qu’il se trouvent peu d’hommes dignes de l’être.
Il y a certainement une Confraternité, qui n’est point connue, et qui se tient cachée, parce que la foule n’est point jugée digne de la connaître. Ces frères se trouvent plantés dans une certaine partie de ce monde visible, comme dans un Paradis extérieur, où ils font et achèvent de grandes et étonnantes merveilles ; car ils sont les maitres des Trésors du règne minéral. Ces merveilles se conservent pour une Grande Œuvre, qui sera manifestée dans son tems et son heure, ce qui arrivera, lorsqu’il s’élèvera une race, qui est née pour une partie plus épurée, ou plus élevée de la philosophie divine, et laquelle croit et s’enseigne dans l’École du St Esprit dans la foi spirituelle, où dans la foi de l’Esprit, laquelle (foi) est le grain ou la semence, duquel peut naître ce corps spirituel, semblable à la similitude de Christ, exprimée dans son apparition après la Résurrection.
Ivan Vladimirovitch Lopoukhine et Nicolas Vassiliévitch Repnine, Les Fruits de la grâce, ou Opuscules Spirituels de deux amateurs de la Sagesse, « Additions – Quelques avis historiques sur les F.M. », 1790 (extrait, p. 93-100).
Notes :