« S’il était vrai, qu’il [l’auteur, Saint-Martin] eût été assez heureux que d’avoir semé quelque bon grain dans le champ de l’homme, il laisse à la Providence, comme le laboureur, le soin de le faire fructifier et de le conduire à sa maturité. Il ne demande point aux hommes de croire en lui, il ne leur demande que de croire -en eux et en ce germe immortel qui leur donne un rang si éminent dans la série des Êtres… » [1] Illustration : photomontage, portrait de Saint-Martin avec gravure extraite du livre de Nicolas Bonneville, Les Jésuites chassés de la Maçonnerie et leur poignard brisé par les Maçons. Londres 1788.
Une lecture jésuitophobe de Des Erreurs et de la vérité
L’obscurité du premier livre de Saint-Martin, Des Erreurs et de la vérité, publié en 1775, ne tarda pas à ouvrir la porte aux interprétations les plus fantaisistes. Ce fut notamment le cas en Allemagne, à la suite de la publication de la traduction de ce livre par Matthias Claudius en 1782, (la traduction du Tableau naturel a été publiée l’année suivante). L’Examen impartial du livre intitulé Des Erreurs et de la vérité, par un frère laïque en fait de sciences, publié en 1782 par Johann Joachim Bode illustre parfaitement ces dérives. Bode a publié ce livre pour s’opposer à la réforme de la Stricte Observance Templière du Convent de Wilhelmsbad (1782). Il considère en effet le Philosophe inconnu comme étant un agent de l’obscurantisme jésuite. Sa critique de Des Erreurs et de la vérité, servira à alimenter la querelle du cryptocatholicisme qui se manifeste en Allemagne entre 1785 et 1798. Après le Convent de Wilhelmsbad, Bode rejoindra les Illuminaten. Friedrich Nicolai, franc-maçon rationaliste opposé aux théosophes, qui appartient également aux Illuminés de Bavière, portera plusieurs attaques virulentes contre les deux premiers livres de Saint-Martin. Dans la revue Allgemeine Deutsche Bibliothek, Nicolai s’en prend à ceux qui s’occupent avec zèle du livre Des Erreurs et de la vérité « jeté en appât avec des intentions tout à fait rusées par les jésuites français [2] Berliner Monatsschrift, août 1785. ».
Ces accusations destinées à inquiéter les protestants, sont évoquées par deux correspondants qui partagent les idées de Saint-Martin. L’un d’eux est en Angleterre et l’autre en Allemagne. Entre 1787 et 1788, ils échangent dix lettres qui seront publiées dans un ouvrage qui paraît sans nom d’auteur : Apodiktische Erklärung über das Buch: Irthum und Wahrheit[3] Apodiktische Erklärung über das Buch: Irthum und Wahrheit vom Verfasser selbst: nebst Original-Briefen über Katholicismus, Freimaurerei, Schwärmerei, Magie, Starken, Lavatern, Schwedenborg, Cagliostro, Schröpfern, Mesmern und Magnetismus : zur Beruhigung der allarmirten Protestanten (Déclaration sans équivoque sur le livre : Erreur et vérité, de l’auteur lui-même : avec des lettres originales sur le catholicisme, la franc-maçonnerie, l’exaltation, la magie, Starke, Lavater, Schwedenborg, Cagliostro, Schröpfer, Mesmer, et le magnétisme : pour rassurer les protestants en crise. Wittenberg, Zurich et Rom, 1789.
Les noms des deux correspondants ne sont pas précisés dans l’ouvrage, mais le contenu de leurs lettres montre que celui qui est en Angleterre est un proche de Saint-Martin. Dans ses lettres, il relate d’ailleurs ses conversations avec le théosophe. Profitant de cette proximité, il demande à Saint-Martin de réagir aux accusations ridicules dont il fait l’objet en Allemagne. C’est pour répondre à cette requête que Saint-Martin écrit le texte que nous publions ici.
La lettre dans laquelle ce texte est inséré pose une énigme, car elle est datée du 12 février 1788. Or, ce n’est pas en 1788, mais en 1787 que Saint-Martin vient à Londres en compagnie de Tieman. Arrivé en Angleterre le 16 janvier, il n’y reste guère plus de deux mois avant de rentrer en France. Il semble donc que la lettre ne soit pas de février 1788, mais de février 1787. S’agit-il d’une erreur de transcription ou d’un procédé destiné à protéger l’identité des deux correspondants ?
Dans Apodiktische Erklärung über das Buch, le texte de Saint-Martin est en français et en allemand. Bien qu’il en soit l’auteur, il se présente comme un ami du Philosophe inconnu, chargé de transmettre ses propos. Jugeant ridicules les accusations de jésuitisme son texte ne s’attarde guère sur ce point. Ses propos présentent cependant un intérêt tout particulier dans la mesure où Saint-Martin exprime clairement les « bases principales sur lesquelles reposent tous ses écrits ». Il ne demande pas à ses lecteurs de croire en lui, mais « de croire -en eux et en ce germe immortel qui leur donne un rang si éminent dans la série des Êtres ». Il s’estime heureux « d’avoir semé quelque bon grain dans le champ de l’homme » et laisse à la Providence, « le soin de le faire fructifier et de le conduire à sa maturité ».
Le texte que nous publions ici est inédit. Robert Amadou, qui a été le premier à signaler son importance, en a donné des extraits en 1961, dans l’introduction de Mon Portrait historique et philosophique, de Louis-Claude de Saint-Martin [4] Publié à Paris chez René Julliard, p. XII-XVI. Il a également réédité en 2004, Apodiktische Erklärung über das Buch dans le volume des Œuvres complémentaires et études saint-martiniennes, publié chez OLMS.
Dominique Clairembault
(20/10/2023)
Lettre de Louis-Claude de Saint-Martin
Non, Monsieur, il n’est point question du rétablissement des Jésuites dans le livre Des erreurs et de la vérité, ni dans le Tableau naturel ; je puis vous en répondre, ayant avec l’auteur les liaisons les plus intimes. Je puis également attester qu’il n’a eu de sa vie le moindre rapport avec les membres de cette société, et qu’il n’en a jamais lu les ouvrages. Il ne s’était pas flatté, sans doute, que ceux, qu’il a publiés, sussent toujours pris dans leur vrai sens, mais de toutes les interprétations, qu’ils pouvaient faire naitre, je vous avoue, que celle, dont vous lui parlez, est la dernière, qu’il aurait imaginée.
En effet, est-ce après avoir traité de l’origine des choses, de la dignité de l’homme primitif, de la cause finale de tous les êtres, enfin de toutes les merveilles, dont l’intelligence humaine est susceptible, est-ce, dis-je, après avoir exposé de pareils objets, qu’il pouvait s’attendre qu’on verrait là des jésuites ? Comment ne s’aperçoit-on pas qu’ici le sens serait bien inférieur à l’allégorie, tandis qu’il doit l’emporter sur elle, comme un édifice l’emporte sur les échauffants, qui ont servi à le construire.
Le projet que quelques personnes prêtent à mon ami, il faut donc le prêter aussi à tous ceux, qui bien des siècles avant lui ont traité le même sujet. Ainsi quand Orphée célébrait dans ses hymnes sublimes la dignité des Dieux, et les mystères, que les hiérophantes transmettaient aux initiés, il avait en vue les Jésuites ; quand Pythagore expliquait à ses disciples les lois des nombres et qu’il leur développait les secrets de la nature, il avait en vue les Jésuites ; Virgile avait en vue les Jésuites, quand il conduisait son héros dans les enfers et qu’il lui faisait enseigner par la Sibylle la théogonie des anciens, et l’influence active et universelle du principe suprême sur tous les mondes.
Sans vouloir mettre mon ami sur la même ligne que ces grands hommes, je puis témoigner, que ses écrits ont le même but et retracent les mêmes vérités que l’on trouve à chaque pas dans les leurs. Il a surtout appuyé sur la distinction importante de l’homme physique et de l’homme intellectuel qui composent aujourd’hui notre existence, parce qu’il a été vivement affecté des injures que la philosophie moderne faisait à la noblesse de notre être pensant, en le confondant avec les brutes ; et il a montré qu’on pouvait accorder à la philosophie que nos pensées nous viennent par les organes des sens et n’être pas obligé pour cela de lui céder que nos sens en fussent les générateurs.
C’est ainsi que notre oreille est le canal des paroles que l’on nous adresse, sans cependant ni produire, ni même prendre part aux idées que ces paroles font naitre dans notre entendement et qui certainement viennent d’une source extérieure à nous, puisqu’elles sont dans les personnes, qui nous parlent. Il a fait sentir, que cet état mixte, qui nous compose aujourd’hui étant opposé à l’idée simple de l’unité dont nous sommes travaillés intérieurement, n’avait pu être notre état primitif, et qu’il était en même temps la cause de ce trouble, de ce désir de connaitre, de ces ténèbres et de cette ignorance, ou la famille humaine flotte comme sur une mer agitée et sans rivages.
Il a néanmoins fait voir, que cette unité dont nous sommes si éloignés, tendait à se rapprocher de nous dans toutes ses œuvres, qu’elle avait uni toutes les sciences et lié toute la nature par un même principe, afin que ce flambeau servît de guide à notre intelligence, au milieu des altérations et des désordres qui sont également visibles pour nous dans la nature. Il a fait voir que cette unité suprême avait fait à l’homme des présents encore plus précieux, en lui donnant de temps en temps des signes plus directs de sa présence. Il a montré que toutes les traditions mythologiques et religieuses, quelques défigurées qu’elles fussent, étaient autant de témoignages de ces faveurs partielles de la Divinité pour l’homme, et que même ces faveurs avaient dû être sensibles sur la terre en divers temps et en divers lieux, parce que, s’il est vrai que les choses passent par nos sens avant d’arriver à notre intelligence, comment des idées si majestueuses et si consolantes auraient-elles pu naitre dans notre esprit et dans le cœur de l’homme, si ses sens n’en avaient jamais été frappés ? Il s’est plu à enseigner que cette unité suprême ayant spécialement l’homme en vue, ne considérait toute l’espèce humaine que comme une seule famille et engageait par-là les humains á se regarder comme des frères.
Voilà les bases principales sur lesquelles reposent tous ses écrits. Il croit possible que des semblables idées viennent à un Jésuite, même à un Iman et à un Mandarin, parce que la même vérité peut se faire jour dans toutes les parties de la terre ; mais il doute que ce soit avec de pareils principes, que l’on fasse, des Mandarins, des Imans et des Jésuites.
Il croit en même temps que ces principes, quoiqu’abstraits étant néanmoins fondés sur une logique rigoureuse, peuvent préparer utilement l’esprit et le prémunir ou contre la surprise ou contre l’incrédulité sur les choses extraordinaires dont l’Europe retentit aujourd’hui et parmi lesquelles les ouvrages de Swedenborg tiennent une place considérable. Cet homme respectable n’appuie que sur deux témoignages tout ce qu’il annonce, et ces deux témoignages sont les Stes Écritures et ses propres visions. Mais parmi les Philosophes et les gens du monde on sait combien ces deux témoins ont peu de crédit. Or si le raisonnement et l’intelligence nous avaient auparavant fait sentir la possibilité de toutes ces merveilles, en nous ouvrant les yeux sur notre propre nature spirituelle et sur nos rapports universels avec ce qui est caché à nos sens, nous serions moins surpris d’entendre raconter des prodiges, nous serions moins curieux d’en voir, et nous serions peut-être plus en état de discerner, dans l’occasion, s’ils viennent d’une source bonne ou mauvaise; car tout étant double ici-bas, il ne faut pas s’ attendre, que tous les résultats y soient simples et enfantés par un seul et même principe; et tel est le service, que mon ami aurait désiré de rendre à ses lecteurs.
Il a exposé une vérité plus importante encore, en ce qu’elle est le complément de toutes les vérités. Il a fait entendre que toutes les faveurs partielles accordées par la Divinité aux hommes coupables et sous l’empire de la mort, leur auraient été inutiles, si elle n’avait pas envoyé le grand Réparateur pour les retirer du précipice, ou le crime les avait plongés; que n’y ayant rien entre Dieu et l’homme, l’Être qui venait pour racheter par le sacrifice de son amour, devait avoir en lui le caractère et la parfaite image de cette Divinité, sans quoi il ne nous eût pas offert le modèle véritable, sur lequel nous avons été formés primitivement et nous n’aurions pu rétablir notre ressemblance avec lui. C’est là ce soleil divin dont les rayons percent à toutes les pages des Livres saints et des prophéties; c’est là cet Être, qui possède la clef de David, cette clef qui ouvre et personne ne ferme, qui ferme et personne n’ouvre; c’est lui, au nom duquel tout genou doit fléchir dans le ciel, sur la terre, et dans les enfers, enfin c’est lui, qui nous a donné le précepte et l’exemple de toutes les vertus que nous devons aimer et pratiquer en nous unissant à lui, si nous voulons nous regénérer. Cet Être puissant, seul Sauveur, seul Réparateur, seul Sanctificateur, les ouvrages de mon ami l’ont représenté sous le nom de cette cause active et intelligente, qui par sa puissance créatrice et temporelle produit et gouverne toute la nature, et par sa puissance divine et sacrée transmet la vie dans les âmes douces et paisibles qui le cherchent avec confiance et humilité.
Quelques personnes, dites-vous, Monsieur, n’ont vu là que le Général des Jésuites : mon ami croit qu’il est inutile de faire de réponse à ces personnes. Elles ont encore été troublées par un ouvrage publié sous le nom de supplément au Livre des Erreurs et de la Vérité[5] Il s’agit probablement de Suite des Erreurs et de la vérité ou développement du livre des hommes rappelées au Principe universel de la Science, par un Phil….. Inc…. [Charles de la Suze] publié en 1784 .
Mon ami ne sait, si l’auteur de ce supplément était Jésuite ou non : mais il peut assurer, que cet auteur ignorait jusqu’ aux premières bases de l’ouvrage, dont il n’a pas craint de se dire le continuateur. Le livre des Erreurs et de la Vérité a démontré la spiritualité de l’homme et sa supériorité sur ses entraves matérielles. Le prétendu continuateur qui parait n’être pas plus profond que les Philosophes modernes dans la connaissance de notre être pensant, ne l’a pu expliquer, comme eux, que par les sens, et ne sachant pas résoudre la difficulté, il décèle lui-même à la fois et son peu d’honnêteté et son peu de lumières.
D’après tous ces témoignages, mon ami ne croit plus avoir à se défendre sur le prosélytisme jésuitique qu’on lui prête ; vous pouvez, Monsieur, rassurer à cet égard les personnes, qui vous ont communiqué leurs craintes. Il n’a pas même le prosélytisme de ces vérités sublimes et essentielles, dont la contemplation l’a occupé toute sa vie. Il a vu dans les livres de Moïse que dans les temps anciens la Divinité laissait patiemment les nations suivre leurs Voies : Serait-ce a lui à croiser aujourd’hui ce plan de la sagesse même ? Quoiqu’il pense que les ouvrages qu’il a publiés, pourraient rappeler l’homme à des principes salutaires, quoiqu’il désire ardemment dans son cœur que tous les hommes fussent plus occupés qu’ils ne le sont, de purifier, d’éclairer, et de sanctifier l’être spirituel qui les anime, il renferme ce désir en lui-même et ne voudrait pas se permettre un seul pas pour acquérir un prosélyte.
S’il était vrai, qu’il eût été assez heureux que d’avoir semé quelque bon grain dans le champ de l’homme, il laisse à la Providence, comme le laboureur, le soin de le faire fructifier et de le conduire à sa maturité. Il ne demande point aux hommes de croire en lui, il ne leur demande que de croire en eux et en ce germe immortel qui leur donne un rang si éminent dans la série des Êtres ; il ne leur demande que de croire en la puissance et en l’amour de la source sacrée les ayant tirés de son sein a toujours les yeux ouverts sur eux comme sur Sa plus précieuse production; il ne leur demande que de croire aux trésors universels appartenant à cette Cause Active, Intelligente et Divine, toujours en activité pour l’homme de désir et prête à verser des consolations dans le cœur de ceux qui se dévouent à son service, et qui ne cherchent à s’y distinguer que par leur simplicité et leur constance.
Je ne connais pas à mon ami d’autre prosélytisme que celui-là, et il faut convenir qu’il n’y en a pas de moins dangereux et qui doive donner moins d’ombrage. Il ne faut pas craindre non plus que ce prosélytisme-là fasse de bien nombreuses conquêtes. Est-ce avec le dépouillement continuel du vieil homme, est-ce avec l’abnégation de tout ce qui est élémentaire et terrestre, est-ce avec l’ardente sollicitude d’établir en nous tout ce, qui est pur et céleste que l’on doit s’attendre á voir enrégimenter beaucoup de mortels ?
Je suis etc.
[Louis-Claude de Saint-Martin, ca. 1787]
Apodiktische Erklärung über das Buch: Irthum und Wahrheit: nebst Original-Briefen über Katholicismus, Freimaurerei, Schwärmerei, Magie, Starken, Lavatern, Schwedenborg, Cagliostro, Schröpfern, Mesmern und Magnetismus : zur Beruhigung der allarmirten Protestanten, 1789, p. 24-44
Notes :