Dans son Examen impartial du livre intitulé Des erreurs et de la vérité, Johann Joachim Christophe Bode tente de démontrer que le premier livre du Philosophe inconnu contient un message codé faisant référence à un projet des Jésuites visant à introduire le catholicisme dans la franc-maçonnerie allemande. ♦
En 1614, Monita Secreta, un ouvrage prétendument rédigé par le chef des Jésuites se vante de révéler les « instructions secrètes », c’est-à-dire les procédés de manipulation employés pas les Jésuites pour étendre leurs pouvoirs sur les puissants de ce monde. Rapidement dénoncé comme un faux, l’ouvrage connaîtra un destin singulier qui marque les origines des théories complotistes. [1] Pour la petite histoire, rappelons, qu’en 1990, la revue Le Monde Inconnu, réédita Monita Secreta, en présentant cette parution comme un événement, sans prendre le soin d’avertir le lecteur qu’il s’agissait d’un faux. Sur la publicité qui présente le livre, on peut lire : « Cet ouvrage est incontestablement l’un de ceux qui, dans l’histoire connut le plus fort tirage et déclencha le plus grand tollé de la part de la plus mystérieuse congrégation que le catholicisme généra : l’Ordre des Jésuites. Ces derniers n’admirent jamais la publication de leur règle secrète, à la lecture desquelles tout chrétien frémit. ». Le Monde Inconnu n° 112, janvier 1990, p. 70.
Si les rouages de ces théories ont fait l’objet de nombreuses études, leur lien avec Louis-Claude de Saint-Martin est moins connu. Pourtant, dès 1782 le Philosophe inconnu fut associé au thème du complot jésuitique. Cet événement s’inscrit dans un contexte particulier de l’histoire de la franc-maçonnerie, celui de la réforme de la Stricte Observance Templière (franc-maçonnerie allemande), transformation entérinée lors du Convent organisé à Wilhelmsbad entre le 16 juillet et le 29 août 1782. Ce convent marque le rejet par une partie de la franc-maçonnerie allemande de prétentions à perpétuer l’ordre des Templiers, idée jadis instituée par le baron von Hund. Jean-Baptiste Willermoz tente d’y imposer la doctrine de l’ordre des Élus-coëns, en l’adaptant à la Stricte Observance Templière.
Cette réforme se heurte cependant à des contestations, en particulier par ceux qui souhaitaient laïciser la franc-maçonnerie en l’écartant d’un mysticisme et d’un occultisme jugés obscurantistes. Ils voulaient entrainer la franc-maçonnerie vers les Lumières de la raison. Johann Joachim Christophe Bode (1730-1793), étaient l’un de ceux qui partageaient cette opinion. Il s’employa à empêcher les martinistes lyonnais d’imposer leur système.
Sommaire
Examen impartial du livre : Des erreurs et de la vérité
J. C. Bode exprime ses réserves dans Anbefohlenes pflichtmässiges Berdenke… (Doutes et scrupules exposés par le Fr. Christophe…), ouvrage publié en mars 1781. Ses réticences étaient profondes, car Bode allait jusqu’à voir dans la franc-maçonnerie templière une création des Jésuites. Pour lui, les jésuites avaient inventé la franc-maçonnerie templière pour soutenir la cause des Stuart catholiques et combattre le protestantisme. Quelques jours avant le Convent de Wilhelmsbad, Bode fit imprimer un opuscule intitulé Examen impartial du livre intitulé Des erreurs et de la vérité, ouvrage qu’il fit circuler parmi les invités au Convent. [2] Cet opuscule intitulé Examen impartial du livre intitulé Des erreurs et de la vérité par un frère laïque en fait de science, (1782, sans nom ni lieu d’édition) a été tiré à un très petit nombre d’exemplaires et il est d’une insigne rareté. Nous remercions Antoine Faivre de nous avoir offert une copie de cet ouvrage. Le but de cet ouvrage était de dénoncer l’un des livres les plus prisés par les francs-maçons européens. Des erreurs et de la vérité connaissait en effet outre Rhin un succès considérable. En 1782, Matthias Claudius venait de le traduire en allemand [3] Irrthümer und Wahrheit, oder Rückweiss für die Menschen auf das allgemeine Principium aller Erkenntniss, Breslau [Wroclaw], Löwe, 1782. Quelques mois avant le Convent, Saint-Martin avait publié un deuxième livre, le Tableau naturel, ouvrage dont Jean-Baptiste Willermoz avait apporté des exemplaires pour les distribuer aux participants de cette réunion.
Dans son Examen impartial du livre intitulé Des erreurs et de la vérité, Johann Joachim Christophe Bode tente de démontrer que le premier livre du Philosophe inconnu contient un message codé faisant référence à un projet des Jésuites visant à introduire le catholicisme dans la franc-maçonnerie allemande.
Profitant du flou qui caractérise un livre émaillé d’étranges allégories, Bode tente de l’interpréter à l’aide d’une grille de lecture qu’il a lui-même composée. Bode analyse le premier chapitre du livre de Saint-Martin en remplaçant certains mots par des symboles dont il ne donne pas la clé. La liste de ces symboles, composés de triangles, de croix de symboles astrologiques sont placée à la fin du livre, après la page 118. Ainsi, pour Bode, la « Cause active et intelligente » à laquelle se réfère Des erreurs et de la vérité n’est autre que l’Ordre des jésuites et le pseudonyme utilisé par l’auteur, « Phil.. Inc… », ne signifie rien d’autre que « Père Jésuite ». Pour Bode, ce livre est l’œuvre des Jésuites qui veulent montrer que la franc-maçonnerie a perdu l’idée de son origine et de sa glorieuse destination, qui était d’œuvrer à la restauration de l’unité de l’Église romaine. [4] Sur ce sujet voir A. Faivre, De Londres à Saint-Pétersbourg, Carl Friedrich Tieman (1743-1802), aux carrefours des courants illuministes et maçonniques, Milano, Arché, 2018, p. 180-181, 187.
Les participants du Convent de Wilhelmsbad ne seront pas convaincus par cette démonstration qui tente de faire de l’auteur de Des erreurs et de la vérité, tout comme de Jean-Baptiste Willermoz, des hommes inféodés aux Jésuites. La réforme proposée par les Lyonnais triomphera, et la Stricte Observance Templière deviendra le Régime écossais rectifié. Précisions que Saint-Martin joue dans cet événement un rôle assez secondaire, d’une part parce qu’il ne partageait pas la démarche de Willermoz et de l’autre parce qu’il considérait l’engagement de son ami lyonnais dans la Stricte Observance templière comme une trahison envers l’ordre des Élus-coëns.
L’échec de la tentative de Bode n’empêchera pas la diffusion de sa théorie du « complot maçonnique jésuitique » en Europe. [5] L’année suivante en janvier 1783, Bode est promu illuminatus major et après les persécutions des Illuminaten de 1785 devient le dirigeant de l’ordre (illuminaten, improprement désignés sous le nom d’Illuminati). Il prendra part aux nombreuses polémiques sur le cryptocatholicisme en Allemagne, où Saint-Martin sera fréquemment cité. Sur Bode, voir la notice que Pierre-Yves Beaurepaire lui a consacrée dans L’Encyclopédie de la Franc-Maçonnerie, éd. La Pochothèque, p. 88-89 ; Charles Porset « Fructus Cognoscitur Arbor, Jésuites et Francs-maçons, un dossier revisité », Ésotérisme, Gnoses et imaginaires symbolique, mélanges offerts à Antoine Faivre, R. Caron, J. Godwin, W. J. Hanegraaff & J-L. Vieillard-Baron, Leuve, Peeters, 2001, p 459-469 et Ernest Benz, « Le présence de Louis-Claude de Saint-Martin dans la philosophie romantique », Les Sources mystiques de la philosophe romantique allemande, Paris, Vrin, 1978, p. 69-114. En 1788, Nicolas de Bonneville (1760-1828) la développera plus clairement dans un ouvrage au titre évocateur, Les Jésuites chassés de la maçonnerie et leur poignard brisé par les maçons. [6] Ouvrage en 2 vol. publié à Londres. Rose-Croix et francs-maçons y seront présentés comme étant manipulés par les jésuites et Nicolas de Bonneville parle à plusieurs reprises du « livre jésuitique intitulé : des Erreurs & de la Vérité » (p. 71). Il précise que dans cet ouvrage « le nouveau Prophète s’appelle le Philosophe Inconnu – P.I. – Pater Jesuita » (vol. 2, p. 60).
L’Ordre des Jésuites était près d’être abymé en Allemagne. Ils publièrent l’Étoile flamboyante ; bientôt après le livre énigmatique des Erreurs & de la Vérité ; ensuite le Diadème des Sages & le Tableau naturel des rapports qui existent entre Dieu l’Homme & l’Univers. Ces trois derniers livres, écrits dans le même chiffre, vont cesser d’être illisibles, pour quiconque se donnera la peine d’apprendre avec nous le jeu favori des Jésuites, qui s’amusent à nous jeter de la poudre aux yeux. On a fait, dans toutes les langues, des traductions de ces ouvrages maçonniques ; mais les traducteurs n’étant pas Jésuites, ont détruit le sens caché sous les chiffres, et n’ont fait de ces ouvrages ridicules qu’un bavardage encore plus ridicule. » (p. 91.)
Le mythe était lancé. Il connaîtra des développements sur lesquels nous ne nous arrêterons pas ici, notre but étant de souligner comment Saint-Martin a été intégré à la légende. Précisons cependant que son nom ne sera jamais évoqué directement, car Bode, pas plus que Bonneville ne citent le nom d’un auteur qui avait choisi l’anonymat.
Devant la recrudescence des théories du complot, dont la propagation a été favorisée par l’internet, l’initiative lancée par France Culture pour démonter les mécanismes de ce phénomène est la bienvenue. Nous engageons donc nos lecteurs à écouter plus particulièrement les deux épisodes consacrés au Monita Secreta.
Les Instructions secrètes et le faux complot des jésuites
Depuis sa naissance à Paris en 1534, l’ordre des jésuites suscite des fantasmes complotistes. D’un siècle à l’autre, les accusations fusent et se répètent contre cette congrégation catholique. Avides de pouvoir, les jésuites agiraient dans l’ombre. Ils dirigeraient le monde et déclencheraient les guerres. Ils manipuleraient les rois et choisiraient nos présidents. Henri IV, Lincoln, Kennedy : aucun de ceux qui auraient essayé de résister à leur emprise n’y aurait survécu. Ils assassineraient leurs ennemis, voleraient les héritages des veuves, laveraient le cerveau des enfants. Après cinq siècles à comploter dans les coulisses, ils auraient même enfin placé l’un des leurs à la tête du Vatican : depuis Rome, le pape François organiserait l’invasion migratoire de l’Occident…
A l’origine de ce mythe jésuite, on retrouve une série de textes et de pamphlets. Parmi eux, un ouvrage se distingue : les Monita Secreta. Les instructions secrètes. Publié pour la première fois dans la Pologne de 1614, ce document prétendument écrit de la main d’un chef des Jésuites est régulièrement remis en circulation par des adversaires convaincus de tenir là la preuve irréfutable d’un complot multiséculaire devant déboucher sur l’instauration d’un nouvel ordre mondial. Pour comprendre son succès et son influence, l’historien de la littérature Michel Leroy nous emmène dans l’Europe du 16e siècle. » (Extrait du site France-Culture)
Épisode 1 : La naissance d’un mythe
Épisode 2 : Un mythe ne meurt jamais
https://www.franceculture.fr/emissions/mecaniques-du-complotisme/la-naissance-dun-mythe
Notes :