Une connaissance parfaite et un droit originel
La possession de la connaissance universelle, parfaite puisque agissant sur les êtres et les choses, ou du moins sa reconquête depuis le Chute, constitue pour Louis-Claude de Saint-Martin une finalité légitime, puisque « l’âme de l’homme est faite pour embrasser dans sa pensée toutes les œuvres que le principe des choses a laissé sortir hors de son sein [1] SAINT-MARTIN, Louis-Claude de, Ecce Homo, Le Tremblay, Diffusion Rosicrucienne, 1993, p. 71 . » Par ailleurs, tout désir se fonde, dans l’optique saint-martinienne, non pas tant sur un manque que sur une privation, ce que traduit cet adage sur lequel le Philosophe inconnu étaiera sa démonstration dans l’Esprit des choses : « On n’a point de désir pour une chose dont on n’a point de connaissance [2] SAINT-MARTIN, Louis-Claude de, De l’esprit des choses, Le Tremblay, Diffusion Rosicrucienne, 1993, tome I, p. 8.. » Aussi l’homme qui soupire après une vraie connaissance qui sustente son être exprime-t-il la nostalgie d’une jouissance perdue qui était son droit originel. Cette connaissance, il la recevait tout entière contenue dans les dix feuilles du Livre de l’homme, qu’il savait alors déchiffrer.
Les dix feuilles du Livre de l’homme
Saint-Martin décrit ce Livre au chapitre IV de son premier ouvrage, Des erreurs et de la vérité (1775) [3] SAINT-MARTIN, Louis-Claude de, Des erreurs et de la vérité, Edimbourg /Lyon, Périsse-Duluc/, 1775, p. 253. « Au nombre des dons que l’homme avait reçus avec la naissance », il fait partie des attributs du mineur spirituel. Il contient « toutes les lumières et toutes les sciences de ce qui a été, de ce qui est et de ce qui sera » [4] SAINT-MARTIN, Louis-Claude de, Des erreurs et de la vérité, op. cit., tome I, p. 253.. Il s’agit donc d’une connaissance universelle, prenant en compte aussi bien l’immuable que le temporel, la manifestation que le principe. Postérieur à la prévarication des premiers esprits pervers qui amena Dieu à créer un monde physique soumis à la matière et au temps, et à émaner le mineur spirituel pour contenir les esprits prévaricateurs, le Livre de l’homme déroule l’histoire des mondes : du passage de l’éternelle nature à une nature où « tout est morcelé et mixte [5] SAINT-MARTIN, Louis-Claude de, Le Ministère de l’homme-esprit, Le Tremblay, Diffusion Rosicrucienne, 1992, p. 38. », à la nécessaire réintégration dans l’unité divine.
Le Livre de l’homme est constitué de dix feuilles. Chacune contient une connaissance particulière qui lui est propre, bien que toutes soient liées, à tel point « qu’il est impossible d’en posséder une parfaitement, sans être parvenu à les connaître toutes » [6] SAINT-MARTIN, Louis-Claude de, Des erreurs et de la vérité, op. cit., tome I, p. 253..
Si la première traite de l’Unité, du principe universel et indivisible de tout être, spirituel ou temporel, des lois immuables et éternelles, la deuxième rend compte de la confusion occasionnée par la prévarication, de la division qui s’ensuivit au sein de l’Unité, et de l’ordre mixte qui fut alors temporairement instauré.
La troisième feuille étudie la base des corps formés de trois essences spiritueuses, le sel, le soufre et le mercure, dont la production dépend d’êtres immatériels ayant reçu la faculté d’action, mais non point celles de pensée et de volonté. Trois est leur nombre.
La quatrième feuille contient quant à elle le nombre des êtres immatériels pensants dont fait partie le mineur spirituel, et par conséquent sa mesure et son poids, et « tout ce qui est actif ». Elle englobe aussi « le principe de toutes les langues, soit temporelles, soit hors du temps », et les préceptes de la religion et du culte que l’homme doit rendre à Dieu [7] SAINT-MARTIN, Louis-Claude de, Des erreurs et de la vérité, op. cit., tome I, p. 256.. Quatre est le nombre de la manifestation divine, et par conséquent le nombre de l’homme, en tant qu’il a été émané de la divinité, puis émancipé pour lui servir de signe et de ministre au sein de l’univers ; comme le proclame Saint-Martin en conclusion d’Ecce Homo : « Ecce Homo, voilà l’homme, […] voilà le signe et le témoin du principe éternel des êtres, voilà la manifestation vivante de l’universel axiome [8] SAINT-MARTIN, Louis-Claude de, Ecce Homo, op. cit., p. 77.. » L’âme spirituelle de l’homme est donc quaternaire ». Quaternaire par essence, le mineur spirituel l’est aussi par son action qui s’étend aux quatre mondes, « en molestant ses ennemis [exilés dans les mondes céleste et terrestre], en commandant à ses sujets [vivant dans le monde céleste], en frayant avec ses pareils [dans le monde surcéleste] et en adorant Dieu [retiré dans l’immensité divine] » [9] SAINT-MARTIN, Louis-Claude de, Les Nombres, introduction et notes de Nicole Jacques-Chaquin /Lefèvre/, Nice, Bélisane, 1983, p. 101..
La cinquième feuille retrace l’histoire et les conséquences de la prévarication des êtres pervers. Le mineur spirituel commit la faute de l’étudier pour son propre compte et de céder à la fascination qu’exerça sur lui la matière.
La sixième feuille expose les lois de la formation du monde temporel. L’univers fut créé en six jours, par l’opération de six pensées-actions divines.
La septième feuille fait mention des sept plans du royaume céleste et des influences planétaires qui gouvernent aussi bien les mouvements de l’univers que les productions intellectuelles ou sensibles de l’homme.
La huitième feuille traite de la justice et de tous les pouvoirs législatifs. Huit est par conséquent le nombre de l’être réparateur, qui seul peut aider l’homme à se régénérer, l’homme-dieu doublement puissant (4 + 4), le Christ second Adam. Par lui s’opérera la réintégration de l’humanité, comme avant la Chute le mineur spirituel, du sein de l’Éden, devait être la voie par laquelle s’exerçait la justice divine sur les premiers esprits pervers.
La neuvième feuille parle de la formation et de la décomposition des corps physiques, et donc de l’incarnation de l’homme fautif dans un corps de matière.
La dixième et dernière feuille est la plus essentielle ; c’est elle qui tient toutes les autres. Elle est la barrière qui préserve le Créateur de toute part, sa Cour divine, son plérôme, que tout être régénéré réintégrera en s’unissant à nouveau à l’Unité. C’est pourquoi Saint-Martin affirme que la dernière page se trouve avoir le plus d’affinité avec la première.
Ainsi le mineur spirituel recevant avec le Livre de l’homme la révélation de l’origine de toute chose sans confusion – et tout d’abord de la sienne propre, ainsi que de sa destinée –, de l’essence et des propriétés de chaque classe d’êtres, et des rapports qu’elles entretiennent entre elles, possède-t-il la science de tout ce qui a été, est et sera.
Un livre pour administrer l’univers et dominer les prévaricateurs
Le Livre de l’homme, nous l’avons vu, fait partie des attributs reçus par le mineur spirituel à sa naissance. Or, pour Saint-Martin, les attributs d’un être sont appropriés à ses facultés et découlent de sa destination. L’homme n’est émané du sein de la divinité qu’après la prévarication des esprits pervers – donc totalement vierge de toute connaissance du mal –, et c’est cette innocence qui le rend apte à occuper les trois fonctions pour lesquelles il sera émancipé : administrer l’univers, commander les sept agents principaux « préposés pour soutenir l’univers [10] SAINT-MARTIN, Louis-Claude de, Les Voies de la Sagesse, œuvres posthumes, « Rapports spirituels et temporels de l’arc-en-ciel », Le Tremblay, Diffusion Rosicrucienne, 2000, p. 81-94. » et dominer les prévaricateurs pour les empêcher de profaner la Cour divine. Ainsi l’homme occupe-t-il une position médiane dans la figure universelle. Il « rapproche, confronte et associe le monde visible avec le monde invisible, la raison avec les objets qui en sont privés [11] SAINT-MARTIN, Louis-Claude de, « Essai sur les signes et sur les idées », Controverse avec Garat, précédée d’autres écrits philosophiques, Paris, Fayard, coll. « Corpus des œuvres de philosophie en langue française », 1990, p. 191. ». Il opère dans les quatre mondes divin, surcéleste, céleste et terrestre, des faits de justice et de puissance pour la plus grande gloire de Dieu.
Or, le Livre de l’homme, par ses troisième, septième et huitième pages, lui permet justement de connaître les lois qui gouvernent chaque classe d’êtres dans ces différents mondes. La troisième feuille lui révèle ainsi l’existence des esprits inférieurs ternaires qui firent l’axe feu central incréé, cette barrière de feu destinée à délimiter la Création universelle – c’est-à-dire les monde céleste et terrestre –, et qui soutiennent le monde matériel en produisant constamment les trois essences spiritueuses dont sont formés les corps. Par la septième feuille, le mineur connaît le nombre, la mesure et le poids des sept agents spirituels chargés également de maintenir la création temporelle. Doués de sept dons spirituels, ils produisent une variété d’influences sur les êtres corporels qui entrent en résonance avec eux. L’immensité céleste est leur domaine. La huitième feuille expose les opérations de justice et de gloire des esprits majeurs huiténaires agissant dans les cercles surcéleste, céleste et terrestre. Par la dernière feuille enfin, le mineur spirituel connaît aussi les esprits supérieurs dénaires non émancipés, les seuls esprits restés dans l’immensité divine qu’ils protègent.
Le Livre de l’homme ne révèle pas seulement l’essence des êtres, il expose par ailleurs les lois gouvernant chacune de leurs productions. Nous avons vu que la troisième feuille traitait des trois essences spiritueuses, sel, soufre et mercure, à la base des corps des mondes terrestre et céleste, bien qu’elles-mêmes ne soient pas de nature matérielle ni spirituelle. La neuvième aborde les règles de leurs combinaisons, de la formation à la décomposition des mêmes corps. Les lois ayant présidé à la formation du monde du temps, de l’espace et de la matière, sont quant à elles exposées dans la sixième feuille.
Par le Livre de l’homme enfin, le mineur spirituel est à même de discerner ce qui de toute éternité relève de l’Unité et appartient donc à la première feuille, de ce qui n’est que temporel et temporaire, autrement dit de distinguer le réel de l’illusoire : « D’un côté il y a un, quatre, sept, huit et dix. De l’autre il y a deux, trois, cinq, six et neuf [12] SAINT-MARTIN, Louis-Claude de, L’Homme de désir, Monaco, Éditions du Rocher, 1979, n° 238.. » Ce savoir aurait dû le préserver de l’idolâtrie et de la fascination de la matière ; nous savons qu’il en fut autrement.
La langue primitive, alphabet du Livre de l’homme
Pour Saint-Martin, l’homme ne peut lire le Livre que parce qu’il possède une langue primitive qui en est le véritable alphabet. Cette langue première, autre attribut du mineur spirituel, est une langue unique, partagée par toute une classe d’êtres, celle des êtres pensants. Bornée ni par le temps ni par l’espace, s’exprimant par conséquent dans la simultanéité et non dans la succession, elle est à l’image du monde divin auquel l’homme a encore accès. Aussi peut-il lire toutes les pages du Livre à la fois et « l’embrasser d’un coup d’œil [13] SAINT-MARTIN, Louis-Claude de, Des erreurs et de la vérité, op. cit., tome I, p. 253. ». La langue primitive peut enfin tout nommer de façon exacte, parce que l’acte de nomination donne immédiatement accès à la connaissance de l’essence même des choses. Le mineur spirituel, ayant reçu à la naissance tous les mots de cette langue, possède donc une connaissance universelle – celle du Livre de l’homme –, de l’ordre de la révélation et non de l’acquisition. Sa vision des mondes est totale et non parcellaire. Rien ne demeure dans l’ombre : l’homme est fait « pour amener tous les mystères au grand jour, en qualité de ministre de l’éternelle source de la lumière [14] SAINT-MARTIN, Louis-Claude de, Le Ministère de l’homme-esprit, op. cit., p. 280. ».
Des signes de la divinité pour lire à nouveau le Livre de l’homme
Mais lorsqu’à son tour le mineur spirituel prévarique, la connaissance du Livre ne lui est pas ôtée pour autant, mais seulement voilée, conformément aux lois temporelles de la justice divine. Pour Saint-Martin en effet, le pâtiment de l’homme consiste en une restriction de ses droits originels et non en leur perte : « Le Créateur ne punit les êtres spirituels que par la privation, puisqu’il emploie, pour leur pâtiment spirituel, le même nombre qui, par son opération matérielle, produit et fixe des limites aux actions de l’être mineur, en traçant autour de lui une borne corporelle et sensible [15] SAINT-MARTIN, Louis-Claude de, Les Voies de la Sagesse, « Lois temporelles de la justice divine… », op. cit., p. 124.. » Le mineur spirituel ayant chuté se trouve donc « privé de la faculté de pouvoir lire aussi facilement [le Livre de l’homme], et il ne peut plus en connaître les feuilles que l’une après l’autre [16] SAINT-MARTIN, Louis-Claude de, Des erreurs et de la vérité, op. cit., tome I, p. 253. C’est moi qui souligne. ». Après la prévarication en effet, tout ce qui tient à la substance devient inaccessible à l’homme, qui ne peut désormais appréhender des mondes que les formes. La connaissance qu’il peut avoir des êtres et des choses passe alors nécessairement par les signes sensibles qui constituent les langues conventionnelles et permettent aux idées – qui lui sont depuis extérieures – de se manifester. Or, les langues humaines ont ceci de caractéristique qu’il est impossible de dire tous les mots à la fois ; ceux-ci doivent s’égrener l’un après l’autre. Elles s’inscrivent donc dans la temporalité, et par conséquent dans la limite ; elles sont assujetties au temps quand elles devaient le modifier et le gouverner. Aussi les dix feuilles du Livre ne peuvent-elles plus être connues que l’une après l’autre. L’homme doit désormais soutenir ses efforts pour parvenir à nouveau à les lier toutes ensemble.
Des signes que Saint-Martin va qualifier de fixes et de parfaits vont toutefois permettre à l’homme de s’élever à nouveau vers les régions lumineuses de la vérité qu’il doit réintégrer. Ces signes « sont partout à notre portée [17] SAINT-MARTIN, Louis-Claude de, « Essai sur les signes et sur les idées », op. cit., p. 218. » : dans les symboles, mais aussi dans « ces faits traditionnels que, dans l’ordre supérieur, l’on appelle communément révélations, et dont la théogonie et la mythologie de tous les peuples, ont presque inondé la terre [18] SAINT-MARTIN, Louis-Claude de, « Séances des écoles normales, recueillies par des sténographes et revues par les professeurs », Controverse avec Garat, précédée d’autres écrits philosophiques, Paris, Fayard, coll. « Corpus des œuvres de philosophie en langue française », 1990, p. 394. ». Ils sont à l’image du principe qui en est la source : « […] les signes fixes qui appartiennent à cette idée mère ne sont parfaits que parce que l’idée mère qui les engendre est parfaite elle-même [19] SAINT-MARTIN, Louis-Claude de, « Essai sur les signes et sur les idées », op. cit., p. 237.. » Ils sont l’expression sensible des facultés pensantes du principe suprême, avance Saint-Martin au chapitre iii du Tableau naturel. Leur fonction est ainsi définie dans l’Essai sur les signes et sur les idées : ils « représentent sensiblement les vérités cachées, qui forment secrètement le mouvement, l’existence et la vie des choses [20] SAINT-MARTIN, Louis-Claude de, « Essai sur les signes et sur les idées », op. cit., p. 215. » ( ESI, 215), autrement dit l’alphabet perdu qui permettra de lire à nouveau le Livre de l’homme.
Les nombres enfin, parce qu’ils sont « la traduction abrégée ou la langue concise des vérités et des lois [21] SAINT-MARTIN, Louis-Claude de, Les Nombres, op. cit., p. 1.» – et non le texte lui-même, souligne Saint-Martin –, constituent d’autres signes fixes et parfaits adressés à l’homme par la divinité, pour jalonner son chemin vers la réconciliation. On remarquera tout d’abord que les dix feuilles du Livre de l’homme ne sont pas sans analogie avec les dix nombres premiers. Certes, les nombres sont infinis, mais lorsqu’on opère sur eux une réduction théosophique, on n’obtient jamais que l’un des dix nombres premiers sans lesquels rien ne peut exister, selon le Philosophe inconnu ; les autres ne font que développer jusqu’à l’infini ce qui est déjà contenu en eux. Chacun de ces dix nombres exprime une loi particulière, une loi vraie et simple qui constitue la nature d’une chose. Ces dix lois sont inscrites dans le Livre de l’homme, ainsi que l’affirme Saint-Martin dans Tableau naturel : « L’allégorie du livre de dix feuilles […] offre clairement les différentes propriétés attachées aux dix nombres intellectuels [22] SAINT-MARTIN, Louis-Claude de, Tableau naturel des rapports qui existent entre Dieu, l’homme et l’univers, Le Tremblay, Diffusion Rosicrucienne, 2001, p. 319.. » De même que tout nombre, aussi grand soit-il, peut être réduit à l’un des dix nombres premiers, « il n’y a pas un être qui n’indique lui-même quelle est sa classe et à laquelle des dix feuilles il appartient », aussi complexe soit-il [23] SAINT-MARTIN, Louis-Claude de, Des erreurs et de la vérité, op. cit., tome I, p. 258..
Dans une lettre adressée à Kirchberger, le 7 juin 1796, Saint-Martin parle des nombres comme étant « l’expression sensible, visible ou intellectuelle, des diverses propriétés des êtres qui proviennent tous de l’unique essence [24] La correspondance inédite de L. C. de Saint-Martin dit le Philosophe inconnu et Kirchberger, baron de Liebistorf, ouvrage recueilli et publié par L. Schauer et Alp. Chuquet, Paris, E. Dentu, 1862, p. 262. ». Or, c’est en des termes à peu près semblables qu’il définit la langue « dans le sens le plus rigoureux » : « l’expression manifeste des propriétés données à chaque être par la source qui l’a produit [25] SAINT-MARTIN, Louis-Claude de, De l’esprit des choses, op. cit., tome II, p. 93.. Ainsi la langue primitive serait-elle en dernière analyse une « langue numérique » [26] La correspondance inédite…, op. cit., p. 46., dans laquelle le nom donné à une chose constitue la clé permettant d’accéder à son nombre, c’est-à-dire à ses différentes propriétés intrinsèques ; un nom qui révèle non pas une signification, autrement dit la désignation d’une chose par ce nom, mais au-delà, l’essence même de cette chose. Posséder cette langue signifie donc avoir des êtres, des lois et des rapports, une connaissance non pas relative, mais absolue et parfaite ; c’est posséder – dans la deuxième acception de ce verbe, c’est-à-dire connaître parfaitement – le Livre de l’homme.
Un héritage de Martines de Pasqually
La figure symbolique du Livre de l’homme apparaît dès le premier ouvrage du Philosophe inconnu, à une époque où le jeune adepte de l’ordre des Élus coëns est fortement imprégné de la doctrine cosmogonique de Martines de Pasqually. Aussi ne sera-t-on pas surpris d’y retrouver un certain nombre de thèmes chers au « premier instructeur » de Louis-Claude de Saint-Martin. Le Traité sur la réintégration des êtres rapporte en effet comment Adam, avant d’être émancipé pour dominer les esprits pervers, apprit à connaître tout d’abord « le particulier, composé de tout être actif et passif habitant depuis la surface terrestre et son centre jusqu’au centre céleste appelé mystérieusement ciel de Saturne », puis « le général ou la terre », et enfin la création universelle et ses « habitants spirituels » [27] MARTINES DE PASQUALLY, Traité sur la réintégration des êtres, Le Tremblay, Diffusion Rosicrucienne, 1995, p. 82.. De même, le Livre de l’homme révèle au mineur spirituel l’existence des mondes terrestre, céleste, surcéleste et divin, ainsi que les lois qui les gouvernent et les plans divins.
Par ailleurs, pour Martines de Pasqually, l’homme, avant la Chute, dispose du privilège de communiquer de façon directe, immédiate et intégrale avec la pensée divine, mais aussi avec ses semblables et les autres classes d’êtres [28] MARTINES DE PASQUALLY, Traité sur la réintégration des êtres, op. cit., p. 99.. Saint-Martin s’en souviendra lorsque décrivant à son tour les droits originels du mineur spirituel, il affirmera que son pouvoir est « si étendu alors, qu’il [a] la faculté de lire à la fois dans les dix feuilles du Livre et de l’embrasser d’un coup d’œil [29] SAINT-MARTIN, Louis-Claude de, Des erreurs et de la vérité, op. cit., tome I, p. 253.». Le Philosophe inconnu reprendra cette idée dans De l’esprit des choses, en affirmant que le mineur spirituel pouvait « contempler tout, comme Dieu, dans un grand ensemble […] sans succession et d’une manière à la fois universelle et permanente [30] SAINT-MARTIN, Louis-Claude de, De l’esprit des choses, op. cit., tome II, p. 181. ». Il précisera que tous les mots de sa langue primitive lui ont été « infusés simultanément » par Dieu, sans qu’il y ait eu nécessité d’un apprentissage quelconque [31] SAINT-MARTIN, Louis-Claude de, De l’esprit des choses, op. cit., tome II, p. 170.
Dans son ouvrage consacré au Philosophe inconnu [32] JACQUES-LEFÈVRE, Nicole, Louis-Claude de Saint-Martin, le philosophe inconnu (1743-1803), Paris, Dervy, 2003. Le lecteur pourra également se reporter à son introduction aux Nombres d’après le manuscrit Prunelle de Lière, de Louis-Claude de Saint-Martin., Nicole Jacques-Lefèvre souligne enfin combien les grands principes de sa symbolique des dix premiers nombres doivent à Martines de Pasqually, pour qui « la loi de création temporelle et toute action divine [sont] fondées sur différents nombres ». Le grand discours de Moïse, au sein du Traité, en constitue d’ailleurs une parfaite illustration [33] MARTINES DE PASQUALLY, Traité sur la réintégration des êtres, op. cit., p. 316-370..
Le Livre de l’homme, une figure symbolique de la doctrine saint-martinienne
Introduit dans son premier ouvrage, évoqué dans le Tableau naturel sept ans plus tard, la figure du Livre de l’homme semble s’estomper, alors que Saint-Martin continue d’affiner les thèmes qui lui étaient liés, comme les nombres ou la langue vraie de l’homme. Certaines incohérences peuvent d’ailleurs êtres relevées. Ce Livre est « donné l’homme dans sa première origine [34] SAINT-MARTIN, Louis-Claude de, Des erreurs et de la vérité, op. cit., tome II, p. 468. », c’est-à-dire avant qu’il ne prévarique et ne se trouve revêtu d’un corps de matière. Or, la huitième feuille évoque déjà le Christ, « la seule force et le seul espoir de l’homme [35] SAINT-MARTIN, Louis-Claude de, Des erreurs et de la vérité, op. cit., tome I, p. 256. » après qu’il a chuté, et la neuvième, sa forme matérielle, alors qu’il ne possède encore qu’un corps glorieux.
Peut-être le Livre de l’homme doit-il alors être considéré comme une figure symbolique utilisée a un moment donné par le Philosophe inconnu pour synthétiser l’ensemble de sa doctrine fondée sur un drame en trois temps : complétude et puissance, chute, réintégration ; ce qui a été, est et sera.
Marie Frantz
Bibliographie
- BRACH, Jean-Pierre, La Symbolique des nombres, Paris, 1994, PUF.
- La correspondance inédite de L. C. de Saint-Martin dit le Philosophe inconnu et Kirchberger, baron de Liebistorf, ouvrage recueilli et publié par L. Schauer et Alp. Chuquet, Paris, E. Dentu, 1862.
- JACQUES-LEFÈVRE, Nicole, « Le désir de connaissance » et « Le nombre fermente dans le germe des êtres : le bon usage des mathématiques », Louis-Claude de Saint-Martin, le philosophe inconnu (1743-1803), Paris, Dervy, 2003, p. 97-108 et 121-133.
- MARTINES DE PASQUALLY, Traité sur la réintégration des êtres, Le Tremblay, Diffusion Rosicrucienne, 1995.
- SAINT-MARTIN, Louis-Claude de, « Essai sur les signes et sur les idées », Controverse avec Garat, précédée d’autres écrits philosophiques, Paris, Fayard, coll. « Corpus des œuvres de philosophie en langue française », 1990.
- SAINT-MARTIN, Louis-Claude de, « Séances des écoles normales, recueillies par des sténographes et revues par les professeurs », Controverse avec Garat, précédée d’autres écrits philosophiques, Paris, Fayard, coll. « Corpus des œuvres de philosophie en langue française », 1990.
- SAINT-MARTIN, Louis-Claude de, De l’esprit des choses, Le Tremblay, Diffusion Rosicrucienne, 1993, tomes I et II.
- SAINT-MARTIN, Louis-Claude de, Des erreurs et de la vérité, Edimbourg [Lyon, Périsse-Duluc], 1775.
- SAINT-MARTIN, Louis-Claude de, Ecce Homo, Le Tremblay, Diffusion Rosicrucienne, 1993.
- SAINT-MARTIN, Louis-Claude de, L’Homme de désir, Monaco, Éditions du Rocher, 1979.
- SAINT-MARTIN, Louis-Claude de, Le Ministère de l’homme-esprit, Le Tremblay, Diffusion Rosicrucienne, 1992.
- SAINT-MARTIN, Louis-Claude de, Les Nombres, introduction et notes de Nicole Jacques-Chaquin [Lefèvre], Nice, Bélisane, 1983.
- SAINT-MARTIN, Louis-Claude de, Tableau naturel des rapports qui existent entre Dieu, l’homme et l’univers, Le Tremblay, Diffusion Rosicrucienne, 2001.
Notes :
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