400e anniversaire de la mort de Jacob Boehme, le second maître de Louis-Claude de Saint-Martin ♦
L’année 2024 marque le 400e anniversaire de la mort de Jacob Boehme, décédé le 17 novembre 1624. Cet événement a donné lieu à de nombreuses manifestations, conférences, expositions, organisées par l’Internationale Jacob Böhme Gesellschaft (Société internationale Jacob Böhme) à Görlitz. C’est aussi pour nous l’occasion de rappeler l’existence de l’excellent vidéo réalisée par Lukasz Chwalko sur Jacob Boeh(avec sous-titrage en français, par Tomasz Szymanski).
Présentation du producteur
Premier film documentaire sur Jacob Boehme (1575–1624), la figure la plus extraordinaire de la région frontalière germano-polono-tchèque et l’un des penseurs européens les plus intéressants.
Cette production nous présente les idées les plus importantes du grand mystique et philosophe, et nous familiarise avec le contexte de l’époque en Haute-Lusace. Grâce à la participation de chercheurs spécialisés dans le domaine, le réalisateur a pu mettre en valeur l’impact de l’œuvre de Boehme, sans se limiter à sa réception en Allemagne et en Pologne. Le film ne recule pas devant des sujets théologiques, philosophiques ou littéraires controversés.
- Titre original : JAKOB BÖHME, ŻYCIE I TWÓRCZOŚĆ
- Réalisateur, scénariste et producteur : Lukasz Chwalko
- Directeurs de la photographie : Sabin Kluszczyński et Joanna Sobieśniewska
- Son : Jaroslavas Boborovas
- Avec la participation de : Jan Tomkowski, Jerzy Prokopiuk, Józef Piórczyński, Andreas Hahn, Matthias Wenzel, Wojciech Kunicki, Monika Rzeczycka, Joel Burnell.
- Durée 1 heure et 1 minute (sous-titres en français).
Extrait
Résumé et analyse du film
Sorti en Pologne en 2016, ce film réalisé par Lukasz Chwalko, a reçu un accueil chaleureux dans son pays et à l’étranger. En avril 2018, il a été diffusé en Allemagne en DVD avec un doublage et des sous-titres anglais, espagnol, portugais, italien, russe et français. Ce DVD n’est malheureusement pas distribué en France, mais depuis le 12 juin 2020, le film est disponible en vidéo à la demande sur Vimeo.
Malgré l’existence du film Morgenröte im aufgang (2016), il manquait une production suffisamment attractive pour éveiller l’intérêt de ceux qui ne connaissent pas encore Jacob Boehme. Le film de Lukasz Chwalko comble cette lacune, sans pour autant tomber dans la caricature qui caractérise généralement les études consacrées à Jacob Boehme qui voient en lui un pauvre cordonnier illettré soudainement illuminé. Lukasz Chwalko n’a pas pour autant négligé d’évoquer la biographie du théosophe en l’illustrant avec des images qui nous font découvrir sa Silésie natale et l’époque si particulière que traverse Jacob Boehme, période marquée par le terrible conflit de la guerre de Trente Ans (1618-1648).
Comment parler de Jacob Boehme sans aborder sa doctrine ? Plusieurs universitaires et chercheurs, Józef Piórczyński, Jan Tomkowski et Jerzy Prokopiuk exposent les points caractéristiques de la doctrine du théosophe de Görlitz. Ils montrent que si la question du bien et du mal y occupent une place centrale, ces deux éléments sont avant tout considérés comme des principes ontologiques. Dans le système de Jacob Boehme, Dieu apparait à la suite d’un processus qui prend son origine dans l’Ungrund, l’abime sans fond, la liberté absolue. De cet abime naissent trois mondes, trois principes, engendrés à partir des sept sources esprit. Boehme peint l’histoire de l’homme à travers la figure de l’Adam androgyne et de ses relations avec la Sophia.
Une attention toute particulière est portée au premier livre de Jacob Boehme. Il s’agit de Aurora (L’Aurore naissante), écrit en 1612, ouvrage où l’auteur a consigné ses premières réflexions, celles qu’il a tirées de l’expérience spirituelle, la vision entrevue dans le reflet d’un vase d’étain, expérience par laquelle il dit avoir appris en quelques instants plus que s’il n’avait fréquenté l’université pendant plusieurs années. L’un de ses amis, Carl von Ender, fera plusieurs copies de ce texte étonnant. L’une d’elles tombera entre les mains du pasteur de Görlitz, étape qui marquera le début d’un conflit dont le film retrace les lignes essentielles. Les autorités religieuses imposeront à Jacob Boehme un silence qu’il brisera quelques années plus tard, en 1618 avec d’autres écrits qui préciseront sa doctrine (Des trois principes de l’essence divine ; La Triple vie ; De la signature des choses ; Le Mysterium Magnum… Bibliographie). Ces textes circulent sous la forme de manuscrits pendant la guerre de Trente Ans. Ils valent à leur auteur l’estime de personnalités importantes.
L’originalité du film réalisé par Lukasz Chwalko réside dans le chapitre qu’il consacre au rayonnement de la pensée de Jacob Boehme. Après la mort du théosophe en 1624, son ami Abraham von Franckenberg contribue à faire circuler les manuscrits de ses œuvres en Allemagne et aux Pays-Bas. À Amsterdam, Johann Georg Gichtel et Johann Wilhelm Ueberfeld vont pérenniser son œuvre en publiant plusieurs éditions complètes des textes de Jacob Boehme (1682, 1715 et 1730). Très vite, la pensée de Jacob Boehme circule en Angleterre grâce aux traductions de John Sparrow et aux éditions de William Law (1764). William Pen, l’un des fondateurs de la Pennsylvanie, fait connaitre les idées de Boehme aux États d’Amériques. Quirinus Kulmann fait de même en Russie, mais cet épisode se termine mal. Jugé comme hérétique, il meurt sur un bucher dressé sur la Place Rouge le 6 octobre 1689. Pour Monika Rzeczycka, certains aspects de la pensée de Jacob Boehme peuvent se remarquer par la suite dans des sectes mystiques russes comme les Scoptes ou les Khlysts.
Au XVIIIe siècle, l’intérêt pour la pensée de Boehme s’affaiblit. Comme le souligne ce film, avant les philosophes, ce sont les écrivains et poètes qui vont s’intéresser aux idées de Boehme. En réaction aux philosophes rationalistes des Lumières, ils portent un autre regard sur la nature, cherchant à y découvrir la signature de l’invisible. Le film évoque l’influence de Boehme sur William Blake, John Milton, Oetinger, Goethe, Saint-Martin, Novalis, Schlegel, Hölderlin, Baader, mais également Newton, Hegel… insistant plus spécialement sur Schelling qui puise chez Boehme les bases de sa philosophie de la liberté.
Monika Rzeczycka s’attarde sur la réception des œuvres de Boehme en Russie, notamment dans la franc-maçonnerie autour de Nicolaï Novikov et Ivan Lopoukhine. C’est dans ce cercle qu’un poète, Semion Ivanovic Gamaleï, traduit en russe l’ensemble de l’œuvre de Boehme. Si ces textes ne sont pas publiés à cause des persécutions lancées par Catherine II contre Novikov et ses amis (1792), ces traductions vont longtemps circuler en Russie, même après l’interdiction de la franc-maçonnerie promulguée en 1822.
C’est à Saint-Pétersbourg qu’Adam Mickiewicz (1798-1855), le plus grand poète romantique polonais, va rencontrer les écrits de Boehme. [1] Sur ce personnage voir Jean Fabre, Lumière et romantisme, Paris, lib. C. Klincksieck, 1963. Il doit cette découverte au peintre et franc-maçon Jozef Oleszheiwiez, qui lui fera aussi connaitre les textes de Louis-Claude de Saint-Martin [2] Sans doute aurait-il été intéressant de souligner que Saint-Martin joue un rôle important dans la diffusion du boehmisme en Russie. Le Philosophe inconnu entretenait en effet des relations avec plusieurs personnalités russes comme S. Ivanovitch Pletcheev, Rodian Alexandrovitch Kascheloff, Vassili Nicolaevitch Zinoviev, qui étaient venus le rencontrer en France. et d’Angelus Silesius. Adam Mickiewicz dictera à son secrétaire Armand Lévy un traité sur Jacob Boehme. [3] Le système de Jacob Boehme, Paris, 2004, Arma Artis. L’influence de Boehme en Russie prend de l’ampleur dans la seconde moitié du XIXe siècle avec Vladimir Soloviev, philosophe, poète et mystique. La philosophie de Boehme joue un rôle qui n’est pas négligeable dans ce qu’on appelle « L’Âge d’argent » [4] Également appelé « siècle d’argent », il désigne une période artistique qui s’étend de 1890 aux deux premières décennies du XXe siècle. , notamment chez les poètes symbolistes russes comme Alexandre Blok, Andreï Briély, Maximilien Volochine, Viatcheslav Ivanovitch où l’on retrouve les idées d’androgynat, de Sophia, d’unité universelle. C’est avec Nicolas Berdiaev que se termine le chapitre foisonnant que ce film consacre à la réception de l’œuvre de Jacob Boehme en Russie. Cette influence sera plus ténue en Pologne et il faudra attendre 2014 pour voir publier dans la patrie d’Adam Mickiewicz une œuvre complète du théosophe de Görlitz, Les six points théosophiques.
La participation d’intervenants érudits servie par une mise en image soignée, contribue à mettre en valeur l’originalité et l’impact de l’œuvre de Boehme sans se limiter à sa réception en Allemagne et en Pologne. Comme le précise le texte de présentation qui accompagne ce film, il « ne recule pas devant des sujets théologiques, philosophiques ou littéraires controversés ». Lukasz Chwalko nous offre ici un très beau portrait de Jacob Boehme et nous rejoignons le jugement formulé par le grand spécialiste de Boehme, Andrew Weeks : « By far the best modern attempt to vizualize the meaning of boehme’s mystical thought. » [5] Andrew Weeks est l’auteur de, Boehme – An Intellectual Biography of the Seventeenth-Century Philosopher and Mystic, State University of New York Press, 1991.
Rappelons que Louis-Claude de Saint-Martin avait consacré les dix dernières années de sa vie à traduire et faire connaitre les œuvres de celui qu’il présentait comme son second maitre.
« C’est à Martinez de Pasqually que je dois mon entrée dans les vérités supérieures ; c’est à Jacob Boehme que je dois les pas les plus importants que j’aie faits dans ces vérités. » Mon portrait n° 418.
D. Clairembault
(26/juin/2020)
Notes :