Ce texte se propose de nous faire redécouvrir un texte de Jean Audry évoquant le mesmérisme et le somnambulisme à Lyon avant la Révolution.
Sommaire
Le docteur Jean Audry
1921 : Les mages de la Belle-Époque sont en sommeil, les uns dans le silence réparateur qui suit la Grande-Guerre, les autres dans celui de l’éternité. Le 21 juin, le docteur Jean Audry prononce son discours de réception à l’Académie des sciences, belles-lettres et arts de Lyon. Il a déjà publié – entre autres – uneÉtude sur l’hydropneumopéricarde (1881) et ses travaux sont distingués par ses pairs. C’est un rationaliste, certes, mais d’ouverture, qui ne craint pas de s’aventurer dans le cadre du merveilleux, « ce merveilleux qui, né avec l’humanité, mourra avec elle et auquel peuvent s’appliquer les vers de Baudelaire [1] AUDRY, Jean, Le Mesmérisme et le somnambulisme à Lyon avant la Révolution, Lyon, A. Rey, 1922, p. 4. » :
Un temple où de vivants piliers Laissent parfois sortir de confuses paroles.
Après avoir fait l’éloge de son prédécesseur, le chirurgien Michel Gandolphe, Jean Audry entreprend l’histoire du mesmérisme et du somnambulisme dans la capitale des Gaules. Nous n’aborderons ici, qu’un aspect de son mémoire, celui des portraits qu’il brosse de Louis-Claude de Saint-Martin, son entourage immédiat ou des ses contemporains. Et il n’est guère tendre avec ceux dont il rend responsable l’immixtion au siècle des Lumières, « des crédulités les plus absurdes [2] Idem » !
Rappelant une expression de l’emphatyque Caryle, les humains « portés sur des bulles de savon, escaladèrent l’empyrée[3] Idem. » il dépeint Casanova comme « un fourbe et un libertin », Martinès de Pasqually comme « l’archicharlatan des illuminés [4] Idem. » Le comte de Saint-Germain est au niveau du magicien Etteila, Cagliostro bien entendu, n’est qu’un « burlesque personnage et escroc génial tout à la fois [5] Idem, p. 12. » et Cazotte ainsi que l’abbé Fournié sont remarqués comme les « disciples les plus hallucinés de Martinès [6] Idem, note 1 p. 17. ».
Suit un exposé brillant et complet sur le mesmérisme lyonnais où l’on rencontre au fil des pages, Jean-Baptiste Willermoz et son frère Pierre-Jacques, l’abbé Rozier, Le chirurgien aux armées Jean-Vincent Rey, les chevaliers Barberin, de Bory et de Rachais, le commandeur Pierre-Paul Alexandre de Monspey de Vallière, Gaspard de Savaron, Bergasse enfin. Mais aussi deux autres relations de Saint-Martin, le prince de Galitzin et Jean Pagnanucci (ou Paganuci, parfois Pagannucy) maître de la loge Des vrais amis, dignitaire de la Régence Écossaise à la loge La Bienfaisance.
Le lecteur passionné ne manquera pas de se référer à l’étude complète de ce discours, ce qui déborderait de notre propos se rapportant aux passages concernant le Philosophe inconnu et dont nous allons livrer ci-après le contenu.
Un discours à l’Académie des sciences, belles-lettres et arts de Lyon
Le Mesmérisme et le Somnambulisme à Lyon avant la Révolution [7] Extrait, p. 15-18. :
[…] Louis-Claude de Saint-Martin fit la connaissance à Bordeaux, alors qu’il était lieutenant au régiment de Foix, de Martines de Pasqually, habitué de notre ville, qui pratiquait la magie et qui l’initia. Lui-même fut le fondateur du Martinisme qui possède encore des adeptes. Homme doux .et charitable, à l’inspiration quelquefois grandiose, livré à la méditation et à la prière, il en vint, par une curieuse aberration psychique à s’identifier avec le personnage dont j’ai déjà parlé, avec le Philosophe Inconnu.Il publia entre autres livres un ouvrage halluciné, inspiré par les Puissances suprêmes : les Erreurs et la vérité [8] Un ouvrage aussi obscur que son auteur, sous le titre séduisant des Erreurs et de la vérité, répand le poison destructeur de la raison « humaine, et dispose tous ceux qui s’en sont enivrés à accueillir le magnétisme ; parce qu’ils croient reconnaître en lui les vertus des dix Sephirots, inventés par les Cabalistes. » Abrégé de l’histoire des magnétiseurs de Lyon. Note originale du Docteur Audry. dont Voltaire s’empressa de dire : « Je l’ai fait venir pour mon malheur ! » Jouissant d’une réelle influence dans les milieux aristocratiques, il se sépara, en 1790, de la Franc-maçonnerie et devint, à Strasbourg, un partisan des idées Swedenborgiennes et de Jacob Boehme. Comme l’a fait remarquer Joseph de Maistre dont il fut quelquefois l’inspirateur, son illuminisme pacifique est tout différent de celui des disciples du Bavarois Weishaupt, qui était d’ailleurs plus pédant qu’anarchiste.
Saint-Martin a fait de très longs séjours à Lyon, où quelques-uns de ses ouvrages ont été imprimés. Il y contracta de nombreuses amitiés, non seulement et surtout avec les Willermoz mais encore avec Perisse Duluc, le comte de Virieu, Bruysais, Ch. de Monspey, Milanais, de Bory, de Grainville. Paganuccy, avec Pernon « qui s’est chargé de lui reteindre un habit de velours de « coton bleu ». Il connaissait celui qu’il nomme « le frère Barberin » et jetait les yeux sur lui, pour l’avoir comme suppléant.
Saint-Martin fréquenta dans notre ville le comte d’Hauterive avec lequel il étudia le magnétisme et prétendit même évoquer les âmes des morts ainsi que les esprits supérieurs. J’ajoute même qu’il fit à la Loge de la Bienfaisance un cours dont quelques fragments ont été publiés dans ses œuvres posthumes.
Le magnétisme et surtout le somnambulisme le préoccupèrent certainement beaucoup et Matter lui attribue des livres inédits sur ces matières. Il traita de misérable le rapport de l’Académie des Sciences et discuta vivement avec Bailly, en attachant une grande importance à des expériences sur les chevaux. En 1784, il écrit, parlant de lui-même : « Grosse nouvelle, le philosophe inconnu vient de « prêter serment à la Société occulte, fondée par Mesmer. » [9] Note : L’auteur ne donne pas la source de cette citation. Nous n’avons pas retrouvé cette phrase, car elle ne figure pas dans les correspondances de Saint-Martin que nous avons étudiées (à Willermoz, aux Du Bourg, etc.) D. Clairembault. .
Celui-ci lui était d’ailleurs peu sympathique. Il le traitait de matérialiste, tout en reconnaissant « sa grande puissance ». Puységur convenait mieux à son tempérament d’apôtre désintéressé. « J’ai obtenu, dit-il, de M. Puységur, l’ouvrage qu’il a fait sur le magnétisme que Tieman envoie à la Société de la Concorde par une dame qui part incessamment pour Lyon ». Il racontait encore, le 25 septembre 1784, ce qu’il avait vu à Buzancy : « la guérison d’un sourd, d’une sciatique épouvantable ».
Il ajoutait :
« Tout le pays est dans l’admiration. Je ne me suis mêlé en rien de ces traitements. J’assistais, j’aidais seulement à porter les secours ordinaires qu’on donne à tous les malades, mais je ne magnétisais pas, mon physique ne me paraissant pas assez robuste pour cela. Tous les prodiges magnétiques que j’ai vus ne m’ont pas peu servi à faire ouvrir les yeux à quelques aveugles. »
Saint-Martin admettait d’ailleurs que se livrer à la magie et au magnétisme artificiel, c’était accepter l’empire des intelligences astrales qui n’appartiennent pas à la sphère supérieure et qui vivent dans une région où le bien et le mal sont confondus. II dit en propres termes dans une lettre où il est question de la mort de l’abbé Rozier, notre compatriote : « L’astral joue un très grand rôle dans le magnétisme et le somnambulisme. » Et le Philosophe inconnu redoutait l’astral !
C’est peut-être un peu trop insister sur des sectes [10] On pourrait ajouter à la liste de nos illuminés, Cazotte, l’auteur du Diable amoureux, et l’abbé Fournié qui fut un des disciples les plus hallucinés de Martines. Matter croit que ce dernier appartint au diocèse de Lyon. Quant à Cazotte, on a prétendu qu’il avait été initié à Fourvière et à la Croix-Rousse ! — Les Martinistes se recrutaient, comme nous l’avons vu dans une élite, même religieuse, au dire de M. Louis de Combes, qui compte parmi eux le prêtre Manin, guillotiné le 28 janvier 1793. Le lieutenant de Police disait un jour : « Avertissez nos ecclésiastiques lyonnais d’être sur leurs gardes ; j’en sais qui fréquentent les assemblées nocturnes des Martinistes, où l’on entend des vociférations qui troublent l’air. » Latreille, La Petite Église. (Note originale du Docteur Audry). que devaient séduire les prodiges annoncés. Il faut reconnaître que la plupart des partisans de Mesmer, les médecins surtout, n’entendaient pas être confondus avec les personnages dont il vient d’être question.
Roland de la Platière, qui a cru passagèrement au magnétisme, écrit à Bose le 4 octobre 1785 : « Les Inspirés Martinistes ou Martiniens, qu’en dit-on ? La secte se répand-elle ? Qu’est-ce que signifie et « quelles sensations fait cette dernière folie ? » Et le médecin Bonnefoy de déclarer : « Il n’y a pas dans les doctrines de M. Mesmer, des apparences très frappantes de conformité avec les sectes dans lesquelles on admet le pouvoir « de certaines intelligences supérieures. » […]
Saint-Martin et le magnétisme
A la lecture de ce discours, même si le Docteur Audry commet quelques erreurs (mais nous sommes en 1922) nous pouvons constater que dans l’ensemble, il partage globalement l’opinion du Philosophe Inconnu à l’égard du magnétisme. Selon l’un de ses meilleurs biographes, Matter, « il regardait l’ensemble des phénomènes magnétiques et somnambuliques comme appartenant à un ordre de choses inférieur, mais encore digne d’études suivies [11] MATTER, Jacques, Saint-Martin, le Philosophe Inconnu, Le Tremblay, Diffusion-Rosicrucienne, 1992, p. 125. . » Il n’avait aucun projet de savoir magnétiser, ni pour lui, ni pour les autres mais il cherchait « une théorie capable de lutter avec succès contre le matérialisme.
Du mesmérisme, il voulait déduire des preuves sensibles de l’existence de Dieu et de l’âme [12] SEKRECKA, Mieczslawa, Louis-Claude de Saint-Martin, le Philosophe Inconnu, Wroclaw, 1968, p. 105. ». Mais il avait peu d’estime pour Mesmer, « Mesmer, cet homme qui n’est que matière, et qui n’est pas même en état d’être matérialiste. Cet homme, dis-je, qui a ouvert la porte aux démonstrations sensibles de l’esprit, et cela immédiatement après que le monde avait été inondé pendant quarante ans par les déraisonnements philosophiques. Tel a été l’effet du magnétisme [13] SAINT-MARTIN, Louis-Claude de, Œuvres posthumes, Tours, Letourny, 1807, tome I, p. 251. ». S’il n’a jamais douté de son existence qu’il plaçait dans « l’astral » et non dans « le divin », Saint-Martin considérait le magnétisme comme non compatible avec sa conception de la théosophie : « Pour ceux qui croient à notre origine spirituelle, à notre dégradation et à la médiation d’un être puissant et seul capable de nous régénérer […] il y a au moins quelque différence entre la carrière du magnétisme et la carrière de la lumière [14] AMADOU, Robert, Trésor Martiniste, Paris, Villain et Belhomme-Éditions Traditionnelles, 1969, p. 92. ». Pour le Philosophe Inconnu, pas de doute : La Lumière, c’est le Principe même qui opère, tandis que pour le magnétisme, c’est l’homme, l’homme seul qui agit et, nous précise-t-il, « j’ai la persuasion qu’on ne croira plus avoir fait l’œuvre de Dieu quand on aura fait ce qu’il n’ordonne pas […] surtout quand on jettera les yeux sur les précipices qui bordent cette ténébreuse carrière [15] Idem, p. 111. ».
De son rapide passage à la Société de l’Harmonie le 4 février 1784, Saint-Martin produira au cours de la même année, deux petits traités mis au jour et publiés par Robert Amadou, qui se révéla sur la piste, plus persévérant que Matter. Nous les trouvons dans Trésor Martiniste, sous les titres de Réflexions sur le magnétisme, suivi Du somnambulisme et des crises magnétiques [16] Idem, p. 92-130. . Ils nous révèlent que Saint-Martin ne fut pas long à saisir tous les dangers sur la voie empruntée par quelques-uns de ses amis.
D’aucuns prétendront qu’il n’en a pas tiré si rapidement que cela les leçons, puisque six mois plus tard, il manquera de peu, de se fourvoyer dans l’affaire de l’Agent Inconnu. Nous pensons le contraire, qu’ayant effectivement décelé les faiblesses grâce à son expérience, il sut à temps se dégager de l’impasse.
Xavier Cuvelier-Roy
Document
L’extrait de la lettre que nous reproduisons ici est extrait du livre de Clément Tounier : Le Mesmérisme à Toulouse, suivi de Lettres inédites sur le XVIIIe siècle d’après les Archives de l’Hôtel du Bourg, Toulouse, Imprimerie Saint-Cyprien, 1911, p. 145-146. L’ensemble de la correspondance de Saint-Martin avec la famille Du Bourg comprend quarante-cinq lettres. Elles ont été publiées par Robert Amadou sous le titre : Lettres aux Du Bourg (1776-1785), Paris, 1977.
Louis-Claude de Saint-Martin Au Conseiller du Bourg
Paris, le 21 avril 1784
[…] Le magnétisme animal, sur lequel vous me questionnez, tient aux lois de la pure physique matérielle : il n’y a rien de plus absolument. Libre à ceux, qui le voudront et qui le pourront d’y ajouter ce qu’ils auront de surplus.
Ceux qui n’en sont pas là pourront se trouver quelquefois embarrassés : car, ce magnétisme, tout pur physique qu’il est, agit plus directement sur le principe animal que tous les autres remèdes, et, par conséquent, il peut sans s’en douter ouvrir la porte plus grande.Or, quand la porte est toute grande ouverte, la canaille peut entrer comme les honnêtes gens, si l’on n’a pas soin de poster des sentinelles fermes et intelligents, qui ne laissent l’accès qu’aux gens de bonne compagnie.
Cet inconvénient est grand, mais il serait inintelligible à toute l‘École Mesmérique à commencer par le Maître. Ainsi je garde cette idée pour moi, et pour ceux qui sont capables de l’entendre.
Au demeurant n’y ayant, presque rien, ici-bas, de simple et de parfaitement pur, il faut s’attendre à des mélanges et à des abus, toutes les fois qu’une chose utile et vraie se montre à l’horizon. C’est à ceux qui sont avertis à se tenir en garde.
Louis-Claude de Saint-Martin
Notes :