Dans le dernier livre de Louis-Claude de Saint-Martin, Le Ministère de l’Homme-Esprit, le thème du sabbat de la parole occupe une place fondamentale. En 1976, Fernande Bartfeld a publié, une étude qui met en évidence cet aspect (« Saint-Martin ou le sabbat de la parole », Romantisme, 1796, n° 12, p. 61-75). Nous reproduisons ici les premières lignes de ce texte avec un lien permettant de consulter l’intégralité de cette étude disponible sur le site Persee.
A considérer la voie dans laquelle se sont engagées les études martinistes, c’est aujourd’hui chose banale que de s’interroger sur la « parole » à propos de Saint- Martin. Mais si l’on a clairement discerné l’« Homme de Parole » [1. A. -M. Amiot : « L’Homme de parole martiniste, préfiguration du poète romantique ou du messianisme illuministe au messianisme poétique. » Dans Le Préromantisme, hypothèque ou hypothèse ? Colloque de Clermont Ferrand, 29-30 juin 1972. Klincksieck, 1975.] en Saint-Martin, il ne semble pas que l’on ait rendu pareille justice à l’homme du « sabbat de la parole ». Or l’optique particulière du « sabbat », si présente dans le dernier livre publié du vivant du théosophe, Le Ministère de l’Homme-Esprit, [2. Le Ministère de l’Homme-Esprit, par le Philosophe Inconnu, Paris, imprimerie de Migneret, an XI, 1802. Cet ouvrage sera désormais désigné par le signe M.H.E. ] est peut-être propre à susciter quelques réflexions nouvelles sur sa « parole ». D’où le propos de la présente étude.
« Faire sabbatiser la parole », cette invite qui ponctue comme un leit-motiv la troisième partie du Ministère s’y énonce d’abord avec l’accent de l’urgence : « […] ce n’est plus seulement du sabbat de la nature, ni de celui de l’âme humaine, dont il devient urgent de nous occuper ; c’est encore de faire sabbatiser la parole elle- même […] » (M.H.E., 332) ; il apparaît ensuite que « c’est là où il y a beaucoup d’appelés, mais bien peu d’élus » (M.H.E., 435). Tâche urgente, difficilement réalisable, mais encore ? Et d’abord qu’entendre par ce lien insolite entre sabbat et parole, lien entre deux notions qui ne se sollicitent que dans le texte de Saint- Martin ? On devine que lire Saint-Martin sous le signe de ces interrogations, c’est s’ouvrir à une nouvelle écoute des textes, c’est peut-être aussi, de façon plus large, s’ouvrir à une plus juste perception d’une époque qui fut, avant tout et après Saint- Martin, celle de l’écoute attentive de la parole, l’époque romantique.
Mais qu’entendre par sabbat ? Apparemment il semble qu’on puisse tenter des rapprochements avec le sabbat de conception juive. De part et d’autre en effet se retrouvent les mêmes caractères fondamentaux : le sabbat est paix, repos, lieu privilégié du sacré. « Paix », « repos » ou « sabbat » (« sabbatiser ») sont même souvent utilisés indifféremment par Saint-Martin. « Dieu s’est rendu mon lieu de repos. Comment négligerais-je de sabbatiser ? » lit-on par exemple dans L’Homme de Désir (122,70). Cependant si l’on songe aux difficultés auxquelles il vient d’être fait allusion pour accéder au sabbat, on soupçonne que le mot est chargé pour Saint-Martin de connotations particulières. En vérité si le sabbat juif est la fête et même la sacralisation du repos, le sabbat selon Saint-Martin s’en écarte sensiblement. Car tout en renvoyant à « paix » et « repos », il est activité. Il est même l’activité par excellence : le repos du sabbat ne s’identifiant nullement pour le Philosophe Inconnu à un état de non-travail, de non-activité mais au contraire à la forme supérieure du travail, à l’activité idéale.
Dès Le Tableau Naturel, Saint-Martin s’interroge sur « ce mot Sabbat, que l’on traduit par Repos » et en donne une interprétation personnelle d’où il ressort que le mot ne signifie absolument pas « une cessation, un néant d’action » (176)3. Et tout au long de son œuvre, Saint-Martin ne cesse de l’affirmer : le sabbat ou repos à atteindre est essentiellement actif. Avec cette précision encore : « […] il n’y a de repos ou de sabbat pour un être, qu’autant qu’il peut librement développer toutes ses facultés » (M.H.E., 137). Le sabbat serait dès lors le passage d’un état potentiel à celui de la pleine réalisation. État de productivité, de santé. État de mouvement immobile où se concilient les notions apparemment contradictoires de repos et de travail. État de la plante qui croît et fructifie, état de l’homme revivifié, régénéré, réintégré. Car plantes et hommes entravés dans leur processus de développement depuis la chute retrouvent, par le sabbat, la vitalité, l’« esprit » perdus, l’« esprit d’une chose » étant « l’engendrement actuel […] des puissances de son ordre» [M.H.E., 145). « Sabbatiser » serait donc rendre actives les puissances latentes ou « germes » endormis en chacun.
L’homme, en tant qu’« administrateur », « économe » du domaine de Dieu, a pour mission d’apporter ce sabbat sur terre : « Israël n’était chargé que de faire sabbatiser la terre promise ; l’homme est chargé de faire sabbatiser la terre entière […] » (M.H.E., 134). Faute de quoi c’est l’état de privation, de souffrance : « La terre où nous marchons nous offre dans tous ses pores comme autant de bouches qui nous demandent un baume consolateur pour guérir les plaies qui la rongent […] » (M.H.E., 131) ; « Tant qu’il (l’homme) ne remplit pas ce sublime emploi, la terre souffre, parce qu’elle ne jouit pas de son sabbat » (M.H.E., 138).
[…]Fernande Bartfeld
Professeur de langue et littérature françaises à l’Université hébraïque de Jérusalem (en 1992), spécialiste de l’œuvre de Louis-Claude de Saint-Martin.
Illustration extraite de : Lucien Lévy-Dhurmer (1865-1953), « Le Silence », 1895, pastel, Grand Palais (Musée d’Orsay)