Lorsque Bayle, dans l’article « Adam » de son Dictionnaire historique et critique, s’étonne du « sentiment fort particulier » d’Antoinette Bourignon sur Adam, exemple des «égarements dont notre esprit est capable » [1. – Avertissement : Cet article a été édité une première fois dans les Cahiers du Groupe d’Études Spirituelles Comparées, n° 11 « La Figure d’Adam », (colloque EPHE, 24-25 mai 2003), Arché-Éditit, 2005. Nous remercions chaleureusement Nicole Jacques-Lefèvre de nous avoir proposé une nouvelle publication de cette étude pour le site philosophe-inconnu.com. -Voir l’analyse de ce texte par Bronislaw Baczko, Job, mon ami. Promesses du bonheur et fatalité du mal, Paris, Gallimard, 1997, p. 165 et ss.], et cite avec une délectation évidente sa description du premier homme, lorsque Voltaire, dans l’article « Adam » de son Dictionnaire philosophique, s’en prend au même auteur, ce sont dans les deux cas les rêveries mystico-érotiques sur l’hermaphrodisme du premier homme, et la prétention à des « révélations » procurées par des visions qui sont attaquées. Mais on sait par ailleurs que les spéculations sur l’origine, et en particulier sur les caractéristiques de l’humanité à sa naissance ont été l’une des obsessions du siècle des Lumières, et ont souvent repris, en les laïcisant, les structures de la représentation biblique. Adam devient donc, à côté par exemple de la fameuse statue de Condillac, ou de l’homme originel de Rousseau, l’une de ces fictions épistémologiques qui permettent de penser et de comprendre l’état présent de l’homme, et d’aborder des questionnements philosophiques divers.
Louis-Claude de Saint-Martin (1743-1803) et avant lui son premier maître, Martines de Pasqually (mort en 1774), nous présentent un usage ou plutôt des usages d’autant plus intéressants de la figure et de la destinée adamiques que, surtout en ce qui concerne le Philosophe inconnu, ces usages participent à la fois d’un exposé théosophique théorique et pratique, et d’une diversification philosophique qui conduit à une sorte de surdétermination du mythe. J’en donnerai quelques exemples, après avoir résumé brièvement, et le plus clairement possible, les structures initiales de ce mythe, ou les différents moments de ce qu’on peut désigner comme une dramaturgie, tel qu’ils sont exposés, même s’il ne s’agit pas véritablement d’un récit linéaire, dans le Traité de la Réintégration des êtres [2. Traité de la réintégration des êtres créés dans leurs primitives propriétés, vertus et puissance spirituelles divines. Les pages renvoient à l’édition de Robert Amadou, Paris, Robert Dumas, 1974.] de Martines. Rappelons que ce texte est un long commentaire, une libre réinterprétation de la Bible, mais qu’il est aussi destiné à introduire aux « opérations » initiatiques d’une maçonnerie théurgique.
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D’après le Traité donc, Adam est « émané » [3. Rappelons que c’est « par la continuité de (l’)émanation spirituelle que l’immensité divine est infinie. (…) La multitude des habitants de l’immensité divine croît et croîtra sans cesse et à l’infini sans jamais trouver de bornes » (p. 547).] par le Créateur après qu’ait été créé l’univers physique, ce « lieu fixe où [les] esprits pervers avaient à agir, à exercer en privation toute leur malice » (p. 118). Il est désigné comme « mineur » car dernier venu dans le monde divin, mais il est « revêtu » d’une « forme glorieuse ». Sur cette forme, Martines s’explique à la dernière page du Traité :
Tout être émancipé, pour opérer temporellement les volontés du Créateur, se produit une enveloppe corporelle qui sert de voile à son action spirituelle temporelle. Sans cette enveloppe, il ne pourrait rien opérer sur les autres êtres temporels sans les consumer par la faculté innée de l’esprit pur de dissoudre tout ce qu’il approche. Cette enveloppe corporelle glorieuse, dont se revêtent les habitants spirituels du surcéleste et du terrestre, n’est autre chose que la production de leur propre feu. (p. 516.)
Adam est aussi doté d’une « force de commandement » qui doit lui permettre de « dominer sur tous les êtres émanés et émancipés avant lui » (p. 118) dont il devient ainsi le « supérieur » et « l’aîné ». Capable — du moins lorsqu’il reçoit pour cela le « consentement » du Créateur, dont il est le « véritable émule » (p. 120) — de « lire à découvert les pensées et les opérations divines », capable de « connaître », ainsi qu’il l’expérimente lors de trois « opérations » ordonnées par Dieu, « l’ensemble de l’univers et de lui commander », et doté de libre-arbitre, il reçoit de son créateur le « nom auguste d’Homme-Dieu de la terre universelle, parce qu’il devait sortir de lui une postérité [non charnelle] de Dieu » (p. 122) :
La volonté du premier homme ayant été celle du Créateur, à peine la pensée de l’homme aurait-elle opéré, que la pensée spirituelle divine aurait également agi en remplissant immédiatement le fruit de l’opération du mineur par un être aussi parfait que lui. Dieu et l’homme n’auraient fait tous les deux qu’une seule opération ; et c’était dans ce grand œuvre qu’Adam se serait vu renaître avec une grande satisfaction, puisqu’il aurait été réellement le Créateur d’une postérité de Dieu. (p. 140.)
Beau fantasme d’un engendrement où n’interviendrait pas la différence des sexes… mais où il n’y a pas trace non plus d’un imaginaire de l’androgyne.
Adam a aussi une fonction coercitive par rapport aux esprits déchus : il doit œuvrer à « servir de bon et de véritable intellect aux mauvais démons », pour les « contenir » et les « combattre ». Il aurait pu même « encore plus les resserrer dans la privation en leur refusant toute communication avec lui », et devait donc « détruire le mal même » (p. 130).
En fait, cet état de gloire, et les effets bénéfiques qui devaient en résulter pour une Création désorganisée par la chute des anges pervers, ne sont évoqués par Martines que dans leurs potentialités. Car le Traité met d’emblée l’accent sur une faille de l’être adamique, dont l’effet se manifeste dès qu’il est laissé à lui-même. « Émancipé […] de l’immensité divine », Adam en effet « réfléchit sur la grande puissance » qui lui a été octroyée, ose la comparer à la « toute-puissance divine » mais, incapable d’« approfondir parfaitement » ces réflexions sur un « état si glorieux » (p. 138), est saisi d’un « trouble ». On notera que cet étrange « trouble » est préalable à la tentation provoquée par le pervers, qui le perçoit immédiatement et ne fait que le mettre à profit, prononçant, revêtu lui aussi d’une forme glorieuse, un « discours » qui tend à persuader Adam que « sa toute-puissance ne diffère en rien de celle du Créateur », au nom duquel il prétend parler, et qui accentue le trouble premier : « A ce discours de l’esprit démoniaque, Adam resta comme dans l’inaction, et sentit naître en lui comme un trouble violent, d’où il tomba dans l’extase » (p. 124).
Retenant cette « impression mauvaise » après être sorti de cette curieuse « extase », Adam rejette alors « entièrement sa propre pensée spirituelle divine », et, inversant la mission dont il était chargé : opère la pensée démoniaque en faisant une quatrième opération dans laquelle il use de toutes les paroles puissantes que le Créateur lui avaient transmises pour ses trois premières opérations, quoiqu’il eût entièrement rejeté le cérémonial de ces mêmes opérations (p. 124).
On reconnaît là évidemment un modèle proposé dans le cadre d’une théurgie maçonnique, dont Saint-Martin ne conservera pas les figures, alors que, je reviendrai sur cette notion qui me semble importante, il prolongera, dans le cadre d’une anthropologie marquée par la notion de « désir », cette notion de faille ontologique.
Le second temps de l’activité adamique est présenté par Martines à la fois comme une répétition de la faute des esprits pervers dans la volonté de s’approprier la puissance de Dieu par la « création d’êtres spirituels », mais aussi comme l’aggravation de cette faute, au moins dans ses effets : Adam a en lui « un acte de création de postérité de forme spirituelle », un « Verbe puissant » (p. 180) qui, s’il l’avait opéré en accord avec la pensée divine, aurait donné naissance à « un être aussi parfait que lui » (p. 140). Il va donc faire ce que, bloqués dans leur intention par l’action divine « les esprits pervers n’avaient pas eu le temps de faire » : un « acte de création » (p. 132), que la Divinité ne pourra empêcher parce que, Martines le répète à plusieurs reprises, il ne peut « pénétrer » ni « concevoir » : l’action et l’opération de même que tout événement quelconque qui doivent survenir à un être spirituel mineur, si cet être ne l’a premièrement conçu lui-même dans sa pensée (p. 577).
Mais « l’orgueil » (p. 140) a succédé au trouble, et Adam, dont la pensée est alors incapable d’imaginer, au sens fort qu’a cette faculté chez nos deux illuministes, la forme qu’il va susciter, ne fait qu’imiter l’action créatrice, en espérant avoir le « même succès » et se trouve « extrêmement surpris » — et l’on retiendra cette image, après celle d’un Adam « troublé », d’un Adam « surpris » :
lorsqu’au lieu d’une forme glorieuse, il ne retira de son opération qu’une forme ténébreuse et toute opposée à la sienne. Il ne créa en effet qu’une forme de matière (p. 140).
On peut d’emblée faire plusieurs remarques : ce n’est pas, comme dans la tradition chrétienne, dans l’ordre de la connaissance, mais dans l’ordre d’un mauvais usage de l’action — notion qui sera elle aussi primordiale pour Saint-Martin — que s’opère la prévarication, la sortie de la loi. Et c’est Adam lui-même qui est à la source de la « forme corporelle qu’il devait prendre après sa prévarication », qui « opère la création de sa propre prison », car Dieu « transmue aussitôt la forme glorieuse du premier homme en forme de matière », laquelle ne diffère d’ailleurs de la forme glorieuse qu’en ce que cette dernière était « pure et inaltérable », non « sujette à la corruption » (p. 140-144).
Le second résultat de la faute est la perte de la communication directe avec Dieu :
Lorsqu’Adam était dans son premier état de gloire, il n’avait pas besoin de la communication de bons ou de mauvais intellects pour connaître la pensée du Créateur et celle du prince des démons. Il lisait également dans l’une et dans l’autre, étant entièrement pensant. Mais lorsqu’il fut laissé seul à ses propres vertus, puissance et volonté libre, il se rendit, par son orgueil, susceptible de communication ou bonne ou mauvaise, et devint par là ce que nous nommons pensif (p. 150).
On notera l’exceptionnel intérêt, la beauté même, de l’expression du passage de l’homme pensant à l’homme pensif, non sans rapport peut-être à cette plongée dans « l’extase » que nous avons déjà relevée, annonçant la « fascination de l’entendement » des hommes par les esprits pervers, et que Saint-Martin exploitera en parlant du « somnambulisme » humain [4. Pour les aspects généraux et particuliers des théories saint-martiniennes, je me permets de renvoyer à mon ouvrage, Un Illuministe au siècle des Lumières, Louis-Claude de Saint-Martin, Paris, Éditions Dervy. Coll. « Bibliothèque de l’Hermétisme », 2003.].
Adam reconnaît immédiatement « la grandeur de son crime » mais invoque la possibilité d’une « réconciliation », et rappelle à Dieu : « la promesse immuable qu’il lui avait faite de le seconder dans toutes les circonstances où il en aurait besoin » (p. 152).
La « réparation », selon un processus qui caractérisera l’ensemble de l’histoire mythique de l’homme, suit donc presque immédiatement l’effet de la faute. Lié par son « serment », Dieu, après lui avoir présenté au cours d’un « assoupissement » le « fruit de sa prévarication » auquel Adam va donner « le nom de Houva ou Hommesse qui signifie chair de ma chair, os de mes os, et l’ouvrage de mon opération conçue et exercée par l’œuvre de mes mains souillées » (p. 174) accorde à un Adam repentant « le couronnement de son ouvrage, en renfermant dans la forme de matière créée par Adam un être mineur » (p. 152). Eve, dont on remarquera qu’elle ne porte aucune responsabilité dans la faute première, est née. La postérité adamique, à la fois pensive et pensante, à des degrés divers, continuera l’œuvre de réconciliation, ponctuée néanmoins par de nouvelles chutes, dont la série commence avec Adam et Eve eux-mêmes. Ils exécutent l’ordre divin du « Croissez et multipliez » avec une « si furieuse passion des sens de leur matière » (p. 184) qu’ils retardent la réconciliation, et qu’Adam est à nouveau figuré dans un état « d’entière inaction », de « fort dégoût », d’« abattement considérable » (p. 188), avant que la naissance du quatrième fils, Abel, ne devienne pour eux « une racine de salut ».
La postérité d’Adam, soumise au temps, ne retrouvera néanmoins « qu’une puissance inférieure à celle qu’il possédait », jusqu’au moment où sera opérée :
la réintégration de la matière apparente qui voile et sépare tout être mineur créé de la connaissance parfaite de toutes les oeuvres considérables qu’opère, à chaque instant, le Créateur (p. 256).
L’homme alors seulement retrouvera les pouvoirs d’Adam. Il est dit néanmoins toujours « supérieur à tout autre esprit spirituel, soit émané, soit émancipé » (p. 524). Plus précisément — et Saint-Martin développera largement cette idée :
la parole de l’homme lui donne la supériorité sur tous les habitants du monde divin ; elle est plus forte et plus puissante que la leur, et l’étendue qu’elle peut avoir surpasse encore celle que parcourent les esprits divins (p. 553).
Par ailleurs, la création dans son ensemble se trouve elle aussi affectée par les résultats de la faute adamique. Devenu « terrestre », Adam a entraîné l’univers avec lui dans le processus de matérialisation, et obligé la Divinité à modifier ses plans : « Sa prévarication a opéré un changement si considérable que le Créateur a été forcé de changer l’opération de la création générale et particulière » (p. 170).
D’où l’importance, à peine esquissée chez Martines, de ne pas limiter à l’homme l’action de la « réintégration ». Saint-Martin, qui développera en revanche cet aspect, en particulier dans sa critique du mysticisme, parlera plus volontiers de « régénération » à laquelle doit être associé l’ensemble de l’Univers, à qui seul ce même homme peut rendre l’harmonie perdue. Chez Saint-Martin, l’action de l’homme devra même avoir un effet sur la Divinité, et lui rendre le « repos ».
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J’ai dit que la dramaturgie adamique ne donnait pas vraiment lieu chez Martines à un récit suivi : mais ce récit peut du moins, j’ai tenté de le faire, être reconstitué à partir du Traité. Dans ce texte — qui présente d’ailleurs une forme lourdement didactique —, Adam et sa première postérité font figure d’archétype [5. Rappelons que Martines définit le type comme « une figure réelle d’un fait passé, de même que d’un fait qui doit arriver sous peu de temps ». Il est « supérieur à la prophétie », en ce qu’il « annonce un événement infaillible et qui est sous le décret immuable du Créateur » (p.304).] pour une histoire humaine essentiellement conçue comme répétitive, en même temps que de mythe fondateur pour la théurgie maçonnique martinésiste.
Avec Saint-Martin, le problème n’est plus le même, d’abord en raison du changement de destinataire : il ne s’agit plus de la circulation « intime » dans un groupe d’initiés, mais d’ouvrages destinés au public en général, où l’enseignement illuministe va prendre des formes beaucoup plus subtiles, et l’écriture rechercher des effets plus littéraires [6. Voir Un Illuministe au siècle des Lumières, op. cit., en particulier le chapitre « Voiles et prestiges… ».]. Mais l’écart provient aussi de ce que, tout en reprenant les éléments et les épisodes principaux du mythe martinésien, Le Philosophe inconnu lui fait subir, parfois sous l’influence de Jacob Bœhme dont il a traduit certaines des œuvres, une réécriture très particulière, et que la figure d’Adam subit dès lors comme un double déplacement. Le plus souvent, ce n’est plus comme personnage individuel qu’Adam apparaît dans des textes où Saint-Martin parle plus volontiers de « l’homme ». Et l’évocation des pouvoirs d’Adam, ceux-là mêmes qu’il n’a pas su mettre en œuvre, et dont la chute a bloqué le développement, font l’objet d’un appel nostalgique qui n’est pas destiné à renvoyer le lecteur vers un passé idéal, mais à le projeter vers un avenir où il deviendra lui-même un Nouvel Adam, voire pourra conquérir des pouvoirs supérieurs à ceux dont disposait l’ancêtre mythique du genre humain. Enfin, dans son souci d’un débat avec la Philosophie des Lumières, Saint-Martin, grand lecteur et commentateur de toutes sortes de textes littéraires, scientifiques, philosophiques, etc… va réinvestir la figure et la destinée adamiques, comme disséminées sous forme plus ou moins allusive dans l’ensemble de ses écrits, dans des débats divers, dont je ne pourrai donner ici qu’un faible aperçu.
Pour mieux comprendre la fonction d’Adam dans la stratégie textuelle de Saint-Martin, il faut d’abord rappeler qu’il a critiqué la notion même de « vérité révélée ». « L’expérience » est pour lui « supérieure à toutes les doctrines » [7. Le Nouvel homme, Paris, an 4 de la Liberté, p. 77. Ouvrage désormais désigné par N.H.], et le recours aux livres ne devrait s’effectuer « qu’après avoir épuisé tout ce que la nature et l’homme peuvent nous apprendre » [8. Œuvres posthumes de Louis-Claude de Saint-Martin, Tours, 1807, 2 vol., I, p. 189. Ouvrage désormais désigné par O.P.]. Ce ne sont plus les Écritures, même librement interprétées, qui sont au cœur de la réflexion, mais l’homme historique, l’homme contemporain de l’auteur. Ce sont ses « manifestations » et, secondairement celles des choses qui permettent d’accéder, dans un travail herméneutique, à la vérité. Il arrive donc bien sûr que Saint-Martin évoque l’Adam de la tradition biblique :
Le premier homme dans son état de gloire y [dans les Écritures] paraît revêtu d’une entière autorité sur la nature, et particulièrement sur les animaux ; puisque même il lui fut départi le don de leur appliquer les noms essentiels et constitutifs qui leur appartenaient [9. Le Ministère de l’homme-esprit, Paris, an XII, 1802, p. 219-20. Ouvrage désormais désigné par M.H.E.].
Mais cette tradition n’est invoquée qu’au titre de « douce » confirmation d’observations et de démonstrations préalables. Ainsi, alors que l’histoire adamique était destinée chez Martines à fournir un modèle explicatif de la destinée de l’homme, Saint-Martin, inversant le processus méthodologique, part des caractéristiques de l’homme pour reconstituer la figure et l’histoire d’Adam. C’est en raison du manque fondamental ressenti par l’homme, en raison de son sentiment d’être en exil sur une terre hostile, c’est parce qu’il a en lui de « violents désirs et un goût vif pour la vérité et l’intelligence » [10. Mon Livre vert, texte établi et publié par R. Amadou, Paris, Cariscript, « Documents martinistes » n° 28, 1991, n° 638. Ouvrage désormais désigné par L.V. Le chiffre qui suit indique le numéro de l’article cité.], qu’il est « tourmenté par l’inquiétude et le besoin de l’action et du mouvement, et par la gehenne insupportable qui tient tout son être dans une violente contraction » (M.H.E., p. 335) qu’on peut faire l’hypothèse d’une origine glorieuse et puissante. C’est « l’homme intérieur », la psychologie humaine qui explicite par exemple la nature de la faute première : « N’est-ce pas la contemplation de soi-même qui est le mobile universel des humains ? Telle a donc été l’origine primitive du premier égarement » (L.V., 618). Ce sont même les sensations physiques qui offrent le modèle des résultats de la chute :
Lorsque nous tombons de quelque endroit éloigné, la tête tourne si fort pendant la chute, que nous ne nous apercevons de rien. Ce n’est qu’au moment du choc que le sentiment vif de nos maux se fait connaître. Telle a été la marche de la postérité humaine, lors de sa prévarication (L.V., 640).
Essayons néanmoins de résumer certains des éléments constitutifs de la figure d’Adam chez Saint-Martin, en rappelant qu’à la leçon première de Martines s’ajoute l’influence des conceptions de Jacob Bœhme. Adam est donc « émané », conçu, ajoute Saint-Martin, « dans le modèle éternel qui est sans cesse présent à la pensée divine », « image éternelle » dont le Christ aussi est issu. Il est, en terme bœhmiens, « formé à la fois du principe du feu, du principe de la lumière et du principe quintessentiel de la nature physique ou élémentaire » (M.H.E., p. 29), mais souvent évoqué aussi dans une plus grande proximité à l’homme terrestre : car, même si « notre forme actuelle n’est plus qu’un faible reste de celle qui nous appartenait dans notre origine » [11. De l’Esprit des choses, ou coup d’œil philosophique sur la nature des êtres et sur l’objet de leur existence[…], Paris, , an VIII, [1800], deux volumes, I, p. 54. Ouvrage désormais désigné par E.C.], « dans son premier état », précise Saint-Martin : « l’homme avait des sens par où tout s’opérait comme aujourd’hui, avec cette différence qu’ils n’étaient pas susceptibles de varier dans leurs effets » (id., p. 470).
Plus encore peut-être que Martines, Saint-Martin assigne à Adam une fonction essentielle. Il est créé non seulement pour réparer la chute de Lucifer, mais pour donner une voix à l’ensemble de la Création, et surtout pour être « le principal ministre de la Divinité » (M.H.E., P. 54), le miroir, l’expression de Dieu par « ce corps primitif et pur [qu’il portait] dans [s]on origine, et qui devait servir d’organe aux merveilles de [s]on principe » (E.C., p. I74).
Critiquant les « estimables défenseurs de la vérité » [12. Saint-Martin vise ici en particulier Chateaubriand, dont le Génie du christianisme est l’objet d’une violente critique dans Le Ministère de l’homme-esprit.] qui démontrent l’existence de la Divinité à partir de la beauté du monde, Saint-Martin remarque :
Si ce monde avait pu nous offrir des témoignages complets de la Divinité, elle n’aurait pas eu besoin de créer l’homme. En effet, elle ne l’a créé que parce que l’univers entier, malgré toutes les magnificences qu’il étale à nos yeux, n’aurait jamais pu manifester les véritables trésors divins. (M.H.E., p. 2.)
« Prédestiné » donc à « manifester l’être divin » même s’il n’en a « rien fait » (M.H.E., p. 425), Adam : « devait servir d’organe et de propagateur à l’admiration divine, en prenant la place de l’ennemi dont le trône était renversé et en développant les mystères de l’éternelle sagesse » (id., p. 47).
Si Dieu a en effet « produit des millions d’êtres-esprits [c’est] pour qu’il pût avoir, dans leur existence, une image de sa propre génération ». Dieu ne peut se connaître que dans ses manifestations, ses « miroirs », et le miroir a, dans l’imaginaire saint-martinien, la double fonction de concentration et d’expansion : il « sensibilise » sous la forme la plus intense, et permet le redéploiement des énergies actives. Tous les esprits sont donc, « chacun selon leurs propriétés particulières », des « miroirs de contemplation » (E.C., I, p. 50-52 et 210), mais cette « chaîne des miroirs progressifs » que constitue « l’ordre des choses » est soumise à une hiérarchie, et : « Voilà pourquoi le poste de l’homme était important puisqu’en […] se maintenant dans l’harmonie de son unité partielle, il devenait le miroir de l’unité suprême et universelle » (E.C., I, p. 53).
Mais Saint-Martin, tout autant que sur la « gloire » première d’Adam, met l’accent sur son caractère « inachevé » (on aura noté l’emploi du verbe « devenir »), et la nécessité des « d’immenses travaux » en quelque sorte complémentaires de celui du Créateur, qu’il devait accomplir. Il devait, écrit-il, devenir « l’améliorateur de la nature » (M.H.E., p. 47), « accroître la perfection de tout ce qui était autour de lui, […] embellir de plus en plus la demeure qu’il habitait ». (E.C., I, p. 45) – on remarquera que le « lieu » adamique devait être l’objet d’une transformation, et que du devenir était déjà à l’œuvre – il devait aussi sans cesse travailler à une réunion « à l’acte vif du principe divin ». Ainsi, construisant en quelque sorte lui-même sa propre gloire :
lumière, dont [le ] grand nom est à la fois l’organe et le foyer […Il] eût reçu ce qu’il n’avait pas, jusqu’à ce que tout lui eût été donné sans restriction, lorsque le cours de son œuvre aurait été accompli. (E.C., II, 301-302).
La relation première d’Adam à Dieu est, significativement, exprimée par Saint-Martin sous la forme du contrat. De même que, chez Jean-Jacques Rousseau, dont on sait l’admiration que lui vouait le Philosophe inconnu, le contrat social fait de l’homme un citoyen, le « contrat divin » « constitue l’homme » comme « germe » de « l’essence éternelle et créatrice » de Dieu, inséparable de ses « lois fondamentales et irréfragables ». Ce contrat exprime donc « le désir vrai », la « volonté originelle » de l’homme, né dans « la source même » du désir et de la volonté (M.H.E., p. 154 et 158). Ainsi, comme le citoyen qui, chez Rousseau, s’exclut lui-même de la société lorsqu’il transgresse les lois du contrat qui la fonde, Adam est-il mis en garde par un Dieu qui occupe chez Saint-Martin la place du Législateur idéal :
Je n’ai pas besoin même de t’imposer des peines, si tu les enfreins [les lois] : toutes les clauses de notre contrat sont dans les bases qui te caractérisent, si tu ne remplis pas ces clauses, tu opéreras toi-même ton jugement et ta punition ; car dès l’instant tu ne seras plus homme. […] / Lorsque nous demandons l’accomplissement de la volonté divine […] c’est demander que le contrat divin reprenne toute sa valeur […] que l’âme de l’homme refleurisse de nouveau dans son désir vrai et dans sa volonté originelle qui la ferait participer au développement du désir et de la volonté de Dieu (M.H.E., p. 155-156 et 158).
Mais on aura noté aussi qu’en Adam l’identité n’est qu’en « germe », et que pour arriver à sa « perfection », Adam doit cultiver, développer ce germe : « j’appelle perfection », écrit Saint-Martin : « le pouvoir qu’a un être de porter à leur accomplissement les plans, les idées, les désirs ou simplement les propriétés qui sont en lui » [13. « Réfutations des principes de M. de Gérando », publiés par R. Amadou, L’Initiation, janvier-février-mars 1967, p. 164.].
Évoquée dans le premier ouvrage de Saint-Martin, Des Erreurs et de la Vérité, comme « adultère de la volonté » [14. Des Erreurs et de la Vérité, ou les hommes rappelés au principe universel de la science […], Edimbourg [Lyon], 1775, 2 volumes, II, p. 66.], comme « écart […] par rapport à la loi qui lui avait été prescrite », la faute s’exprime dans le Ministère sous la forme d’un « oubli » du contrat : « C’est pendant le sommeil de l’homme primitif qu’il devint la proie de son adversaire, et que le contrat divin fut oublié » (M.H.E., p. 350).
Il n’est pas interdit de percevoir ici l’écho de la méfiance de l’auteur vis-à-vis des sommeils magnétiques mis à la mode par Mesmer. Mais cet oubli est aussi une sortie de l’harmonie, et se module donc, cette fois dans De l’Esprit des choses, selon le symbolisme poétique du miroir :
Il ne pouvait manquer, en cessant de se maintenant dans cette harmonie de son unité partielle, de cesser d’être aussi le miroir et le lieu de repos de l’unité prédominante : et, en même temps, ce miroir de l’homme, en se ternissant, devait rompre la chaîne de tous les miroirs qui se trouvaient après lui, et les rendre ternes à leur tour. (E.C., I, p. 53.)
Mais Saint-Martin réécrit aussi le scenario martinesien en termes bœmiens :
[Adam] quoiqu’il eût en soi le principe quintessentiel de la nature élémentaire, devait le tenir comme absorbé dans l’élément pur qui composait alors sa forme corporelle ; mais […] se laissant plus attirer par le principe temporel de la nature que par les deux autres principes, il en a été dominé, au point de tomber dans le sommeil […] se trouvant bientôt surmonté par la région matérielle de ce monde, il a laissé, au contraire, l’élément pur s’engloutir et s’absorber dans la forme grossière qui nous enveloppe aujourd’hui […] par là il est devenu le sujet et la victime de son ennemi. (M.H.E., p. 29-30.)
On a vu que la « contemplation de soi-même », la « concentration » — l’homme, dit-il aussi « se concentre en lui-même, et son esprit ne voit plus ni la source lumineuse de [l’] amour ni les maux effroyables qui affligent toute son espèce » — étaient aussi évoquées pour figurer la faute. A partir de la critique de l’usage fait par Milton des épisodes bibliques, et plus particulièrement de la création d’Ève, Saint-Martin reformule aussi, sous la forme d’un raisonnement hypothétique évoquant encore la manière de Rousseau, une conception exprimée dans les Trois principes [15. Voir le texte cité par Alexandre Koyré, La Philosophie de Jacob Bœhme, Paris, Vrin, « Bibliothèque d’histoire de la philosophie », p. 227.] de Jacob Bœhme, mais où l’on retrouve aussi l’idée martinésiste d’une faille première :
Il est probable que ce sommeil et cette extraction étaient une suite d’une altération quelconque déjà commencée dans Adam, puisque le Créateur avait dit, à la suite de la création […], que toutes les œuvres qu’il avait faites étaient bonnes, et que cependant il dit […] qu’il n’est pas bon que l’homme soit seul. (M.H.E., p. 382.)
Dans la Base sublime des six points théosophiques de Jacob Bœhme, texte qu’il a traduit, Saint-Martin avait pu lire aussi, à propos de l’âme humaine :
Celui de ces mondes auxquels elle s’unit et s’abandonne, est celui dont elle reçoit l’essence dans son imagination. Mais comme en Adam elle s’est détournée dans l’esprit de ce monde, et qu’elle y a introduit son imagination, alors son plus haut désir est encore dans la source du soleil et des étoiles [16. Ve point, chap. VII, § 12, reproduit dans Jacob Böhme, Albin Michel, « Cahiers de l’Hermétisme », 1977, p. 155.].
Adam a donc été séduit par la beauté sensible du monde, c’est-à-dire en fait par une partie de son être. Son « unité particulière » est ainsi dissociée, et ce clivage premier, qui évoque la différence des sexes, encore que l’androgynat primitif ne soit pas évoqué, est manifesté pour Saint-Martin dans la fascination des images illusoires subies par « l’homme du torrent » aussi bien que dans la souffrance et l’énergie désirante qui sont à la source de l’action et de la régénération de « l’homme de désir ». Saint-Martin comme Martines va d’autre part évoquer la faute non comme un seul acte symbolique, mais comme une « gradation », un drame en plusieurs actes : Ce n’est point l’orgueil, comme on l’a cru, qui a été la source de la première dégradation de l’homme ; c’est plutôt la faiblesse et la facilité avec lesquelles il s’est laissé séduire par l’attrait de ce monde physique […] c’est d’avoir regardé les merveilles avec une complaisance qui a pris sur son affection essentielle et obligatoire. (E.C., I, p. 56.)
Cette fascination pour le sensible, que l’on peut rapprocher du « trouble » martinésien, fait prendre ici à la faute un caractère qu’on pourrait qualifier d’esthétique, Adam ne faisant que se tromper dans l’objet de sa « contemplation » :
Ces merveilles ne devaient être que comme très secondaires pour lui, en comparaison de ces merveilles divines elles-mêmes, qu’il avait le droit de contempler encore de plus près, puisqu’en qualité de premier miroir il venait immédiatement après Dieu » (Ibid.).
Ce premier degré de la chute peut s’interpréter, à un autre niveau, comme une fusion de l’homme et de son milieu. L’homme fasciné s’approprie la nature et en même temps s’ensevelit en elle (ensevelissement imaginaire, mais qui, symboliquement, devient bientôt sa réalité corporelle) : de ce fait, il supprime tout espace d’altérité, et partant, le désir. Le Ministère de l’homme-esprit évoque aussi en termes significatifs cette essentielle conséquence de la faute, de « nous retenir renfermés et liés à un univers qui n’a point de parole, quoiqu’il soit sans cesse soutenu par la parole » (p. 323). Cette faiblesse première est dite aussi une « abusive distraction » (E.C., I, p. 56), qui ouvre la porte à l’orgueil, laquelle nécessite « une cause corruptrice déjà existante, mais distincte de lui ».
Or, ce second acte de la faute permet de noter une particularité de l’imaginaire saint-martinien concernant Adam. Même s’il lui arrive de contester la représentation philosophique d’un Adam enfant, on a vu à plusieurs reprises qu’il ne représente pas Adam comme un être parfait, mais que cette perfection est en devenir, un devenir interrompu par la faute. Tout se passe comme si deux modèles coexistaient en Saint-Martin : celle de l’Adam « administrateur de l’univers », proche de l’Adam Kadmondes Kabbalistes, et celle d’un homme primitif dont le développement psychologique et mental, sinon physique, trouve son image dans celui de l’enfant. On peut à nouveau citer Rousseau, évoquant au livre I de l’Émile un « homme-enfant », ayant la stature et la force d’un homme fait [17. Œuvres complètes, Gallimard, « La Pléiade », t. IV.], mais aussi Buffon, lorsqu’il écrit dans De l’homme :
J’imagine donc un homme, tel qu’on peut croire qu’était le premier homme au moment de la création, c’est-à-dire un homme dont le corps et les organes seraient parfaitement formés, mais qui s’éveillerait tout neuf pour lui-même et pour tout ce qui l’environne [18. De l’homme, 8, Michèle Duchet (éd.), Paris, Maspero, 1971, p. 214.].
L’image de l’enfance comme « simple révélation naturelle » apparaît donc opératoire pour faire comprendre, mieux que la « couleur mythologique » des anges rebelles, ce qu’on pourrait désigner comme une psychologie de la faute :
Ce sont les enfants qui nous révèlent la vérité sur cet article. On ne leur voit point d’orgueil dans leur bas-âge ; mais on leur voit beaucoup de faiblesse et de facilité à être séduits et attirés par tous les objets sensibles qui les environnent ; un penchant puéril et irréfléchi pour toutes les bagatelles semble être leur caractère particulier, tant que leur âme n’est point encore assez avancée dans ses développements, pour éprouver des impressions d’un ordre plus élevé. Quand cette époque est arrivée, quoiqu’ils donnent tous les symptômes de leur goût pour la domination, et tous les signes d’une volonté impérieuse et colère, ils ne donnent point ceux d’un orgueil usurpateur et avide d’envahir des puissances supérieures qu’ils ne connaissent point ; ils ne manifestent pas non plus, pour cette raison, la cupidité des richesses, parc qu’ils ne connaissent ni ces richesses, ni l’orgueil qu’elles inspirent à celui qui les possède. Mais si quelqu’un, déjà rempli de ces dangereuses connaissances, et des vices qui les accompagnent, s’approche de ces jeunes plantes, et leur peint le charme de ces objets enchanteurs, qui, jusque-là étaient étrangers pour elles, il fera aisément naître dans leur cœur le désir d’atteindre à ces séduisantes jouissances, et l’orgueilleuse cupidité de s’en approprier toutes les sources. (E.C., I, p. 57.)
On aura noté que la séduction est encore d’ordre esthétique, et qu’il ne s’agit plus du désir d’un pouvoir — réservé par Saint-Martin aux anges rebelles — mais d’une « jouissance ». C’est pourquoi il ajoute, et on notera l’inversion par rapport à Martines : « Il faut donc aussi que leur chute ait été plus grave que celle de l’homme, puisque leur faute a dû commencer par un crime, et que celle de l’homme n’a dû commencer que par une séduisante déception ». (id. p. 60)
Je rappellerai aussi brièvement, pour l’avoir déjà largement développé ailleurs, que l’acquisition par Adam d’un langage suppose qu’il lui soit d’abord donné sous forme de « germe » : « par sa nature d’être pensant, l’homme reçut avec la vie intellectuelle et morale le germe de la langue qui lui est propre ». Mais que ce germe, ou cette faculté, doit être cultivé, et que Dieu se comporte donc comme une mère par rapport à Adam :
les nourrices et les bonnes infusent aux enfants, dès le berceau, les mots et les noms de toutes sortes d’objets liés aux langues qu’ils parleront un jour. Ces enfants ne comprennent encore rien à ces mots et à ces noms, parce que leur intelligence n’a encore aucun développement ; mais ce sont des germes semés en eux, et qui doivent produire leurs fruits dans le temps. Aussi, lorsque l’âge de ces enfants les amène à ces époques de l’intelligence, ils aperçoivent et distinguent tous les objets, dont leurs institutrices avaient semé les noms en eux ; ils font un rapprochement juste et exact des uns aux autres, et ils donnent à tous ces objets les noms qui leur conviennent. […] Il en est de même du premier homme. Les noms de toutes les choses qui l’environnent alors durent lui être infusés par son principe simultanément, comme ceux des objets aujourd’hui le sont progressivement aux enfants, et l’usage qu’il en fit ensuite dut être plus juste et plus subit que celui que nous faisons des langues de notre enfance ; mais il ne doit pas paraître plus étonnant ni plus facile à comprendre. (E.C., II., p. 211-212.)
Je laisse ici volontairement de côté la description des caractéristiques de la langue première, qui nous entraînerait trop loin, et dont je dirai seulement que le nom des choses y est non seulement, comme dans le cratylisme, supposé en adéquation exacte à leur nature, mais que la parole humaine éveille les êtres à la vie, fonction que Saint-Martin assignera à la poésie sublime dont il appelle de ses vœux la naissance. Mais si l’apprentissage du langage par l’enfant est image de l’origine, c’est que cette dernière est déjà éducation, définie par une immersion dans un « bain de langue », action divine toute maternelle et dont seul le caractère « instantané » — puisque nous ne sommes pas encore dans les domaines du temps, où devient nécessaire une lente maturation — diffère de l’apprentissage du langage chez l’homme historique.
Ainsi, Adam peut-il être perçu chez Saint-Martin, symboliquement, comme un « homme-enfant » simultanément soumis à deux formes d’éducation, pris entre un éducateur idéal et un pédagogue pervers, et dont la faiblesse et l’immaturité font faire le mauvais choix. Rappelons aussi ce beau passage de la Réfutation des Principes de M. de Gérando, où Saint-Martin développe un parallèle entre « l’éducation supérieure » de l’origine, et celle des enfants, et remarque :
Le sentiment du moi, se trouvant là comme ici enseveli dans un profond sommeil, aurait eu également besoin d’être réveillé par les objets extérieurs jusqu’à ce que ce moi eût pu se connaître assez pour apercevoir l’étendue de ses facultés. (op. cit., p. 160.)
Les effets de ce mauvais choix, ou d’un réveil troublé, se déclinent aussi, comme chez Martines par une « reproduction » défectueuse. Une différence néanmoins : la faculté créatrice d’Adam suppose déjà un travail de différenciation d’avec la source première, que n’évoquait pas Martines :
L’homme devait puiser les modèles de son image dans la source ; mais il devait la modifier dans soi-même, ou dans sa propre forme, pour que cette image fut de son espèce, et qu’elle portât sa ressemblance ; or, en se laissant entraîner à l’attrait de la puissance de ce monde il a bien eu toujours le même modèle à retracer, mais il n’a plus eu le même matras pour le développer. (E.C., I, p. 61-62.)
On notera que cette création seconde servira à Saint-Martin de base de réflexion pour sa définition de la peinture — mais on pourrait dire aussi que le modèle pictural, et les réflexions contemporaines sur le « beau idéal », l’inspirent ici.
Les effets de la faute adamique sont catastrophiques sur le plan des pouvoirs de l’homme, mais aussi sur l’univers en général, et s’expriment dans des registres métaphoriques divers. Celui, entre autres, de l’alchimie : car « les « choses visibles et matérielles » sont le résultat d’un « acte de violence » du Créateur, « qui donne à ces productions matérielles une substantialité plus dense et plus coagulée » (E.C., I, p. 135). Ces évocations n’ont pas fonction, dans le texte saint-martinien, d’inciter l’homme historique à une remémoration morose, mais la nostalgie peut en revanche avoir une extraordinaire faculté d’appel car : « Nous n’avons point de remords de cette faute, mais nous avons des regrets de ne pas jouir de ce que nous sentons devoir être fait pour nous » (E.C., I, 266).
Et c’est bien de cette nostalgie, destinée à réveiller les énergies latentes, que Saint-Martin va jouer dans son texte :
La nature aurait été pour l’homme comme une atmosphère paradisiaque, s’il avait su administrer sagement ce trésor qui lui avait été confié ; et la preuve que tel devait être pour lui ce salutaire présent, c’est qu’il cherche continuellement et universellement à se créer cette atmosphère paradisiaque, ou à l’extraire de toutes les productions qu’elle enfante journellement autour de lui. (E.C., I, p. 134-35.)
Selon un autre modèle épistémologique, cette fois d’ordre politique, le « premier ancêtre des humains » est aussi comparé aux « grands de la terre », ces « illustres coupables dans notre ordre social actuel » [19. Il s’agit d’un texte écrit sous la Révolution.].
et qui, dans leur exil, ont perdu leurs « jouissances » mais non le « souvenir » de ces jouissances, et qui travaillent, en « réveillant progressivement leur intelligence et leur industrie », à rendre leurs enfants dignes de retrouver leur état premier, aidés par un « gouvernement » dont la « gloire » se trouve, plus que dans la justice punitive, dans la visée de :
rassembler autour de lui et dans son sein des hommes remarquables par leurs éminentes dignités, par l’étendue de leurs talents et par la grandeur de leurs vertus, puisque c’est par de pareils hommes que son propre lustre peut s’étendre [19. Il s’agit d’un texte écrit sous la Révolution.].
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Pour Saint-Martin, tout homme porte en lui les facultés premières d’Adam, obscurcies, enfouies, mais vivantes. Selon divers processus — qui pourraient donner lieu à une autre étude, et qui concernent aussi bien chaque individu dans son être le plus intime, que l’humanité dans son effort collectif vers un bonheur commun, ou dans la réactivation du Verbe dans la profération poétique — l’homme peut non seulement réveiller ces facultés endormies mais les porter à un très haut niveau d’efficacité, d’action, sur lui-même, sur l’Univers entier, et sur la Divinité même, surpassant ainsi l’activité interrompue de l’Adam primitif.
On est passé du mythe martinésien à une anthropologie, du modèle « opératoire » et magique à une figure de l’appel ; d’une image de l’origine comme déterminant un avenir constitué de répétitions continuelles, à une vision historique orientée vers un avenir à construire, un devenir sans fin.
Un Adam inachevé, en puissance de devenir, réside pour Saint-Martin en chaque homme de désir, qui devra accomplir une destinée interrompue. Surdéterminée, figure opératoire herméneutique et philosophique, la figure d’Adam, doit permettre à chaque homme de « se découvrir le héros d’une fable cachée […] grandiose et tragique ». La dramaturgie adamique est devenue, pour reprendre un titre de Georges Benrekassa, une « fable de la personne » [21. Fables de la personne, Pour une histoire de la subjectivité, Paris, PUF écriture, 1985, p. 18.].
Nicole Jacques-Lefèvre
Notes :