Dans une lettre datée du 8 juin 1792, Louis-Claude de Saint-Martin écrit à Nicolas-Antoine Kirchberger : « Si vous me faites l’honneur de m’écrire, monsieur, vous pouvez m’adresser vos lettres chez madame la duchesse de Bourbon, à Paris […] » Or, la demeure parisienne de celle-ci n’est autre que le palais de l’Élysée, et c’est là qu’entre 1792 et 1797, loge le Philosophe inconnu lorsqu’il séjourne dans la capitale. Cet épisode de la vie de Saint-Martin étant peu connu, il nous a paru d’autant plus intéressant de le mettre en évidence qu’il relate des événements où l’illuminisme imprègne la vie de l’Élysée.
Louise-Marie-Thérèse-Bathilde d’Orléans (1750-1822), duchesse de Bourbon, princesse de sang royal et amie du Philosophe inconnu, possède l’Élysée depuis 1787. En 1781, elle s’est séparée d’un époux qui la délaissait depuis bien longtemps. Son père, le duc d’Orléans, l’a installée rue de Varenne, dans l’ancien hôtel de Clermont, et lui a offert le château de Petit-Bourg pour ses séjours d’agrément. Après sa mort en octobre 1785, la duchesse se trouve à la tête d’une fortune considérable. Habituée depuis l’enfance aux fastes des palais, elle trouve son hôtel de la rue de Varenne trop modeste et se met en quête d’une habitation plus vaste. Elle veut aussi pouvoir recevoir son fils, le duc d’Enghien, dans une demeure digne du château de Chantilly où il réside avec son père.
Sommaire
Les origines du palais de l’Élysée
À cette époque existe dans le faubourg Saint-Honoré un palais qui demeure inoccupé : l’ancien hôtel du comte d’Évreux, qu’on appelle parfois l’Élysée à cause de sa proximité avec la fameuse promenade que la Cour et les Parisiens apprécient tant. Dès le milieu du XVIIIe siècle, ce quartier, autrefois marécageux, est considéré comme l’un des plus beaux de Paris.
Construit entre 1718 et 1722 par l’architecte Armand-Claude Mollet pour Henri-Louis de la Tour d’Auvergne, comte d’Évreux, cet hôtel a été aménagé selon les goûts de l’époque. Il est considéré comme « la plus belle maison de plaisance des environs de Paris ». À la mort du comte, en 1753, il devient la propriété de la marquise de Pompadour, qui embellit l’Élysée et ses jardins. Après la mort de la favorite, en 1764, Louis XV en devient le propriétaire.
Le roi en fait d’abord le lieu de séjour des ambassadeurs extraordinaires. Puis, en août 1765, il y expose les tableaux des ports de France qu’il a commandés à Joseph Vernet. Louis XV transforme ensuite l’Élysée en garde-meuble de la Couronne, pour finalement le revendre en 1773 à Nicolas Beaujon, banquier de la Cour, trésorier et commandeur de l’Ordre de Saint-Louis. Grâce au concours de l’architecte Étienne-Louis Boullée, ce financier, grand amateur d’art, apporte de nombreuses transformations au palais et à ses jardins. Ces aménagements sont à l’origine du parc qui existe encore de nos jours.
La duchesse de Bourbon achète l’Élysée
Nicolas de Beaujon va céder cette belle demeure à Louis XVI pour onze cent dix mille livres, tout en s’en réservant l’usufruit jusqu’à sa mort. Lorsque celle-ci survient en 1786, le roi en fait alors le lieu de séjour des ambassadeurs extraordinaires à Paris, mais les mauvaises affaires du royaume l’obligent à le revendre rapidement, et en 1787, il accepte de le céder à sa cousine, la duchesse de Bourbon, pour six cent mille livres. L’hôtel prend alors le nom de sa propriétaire : l’hôtel de Bourbon ou Élysée-Bourbon.
Nous sommes au cœur de la Révolution, mais contrairement à beaucoup de nobles, et malgré les dangers que lui font courir ses liens avec la famille royale, Bathilde d’Orléans n’a pas quitté la France. Comme son frère Philippe Égalité, elle s’est rangée du côté des révolutionnaires. Renonçant à son titre, elle est devenue la « citoyenne Vérité ». Femme de cœur, Bathilde possède une âme généreuse, répandant ses largesses sur les miséreux ; elle aime à faire le bien autour d’elle. Approuvant la constitution civile du clergé de 1790, elle a pris pour directeur de conscience Pierre Pontard, un évêque constitutionnel.
Des prophétesses à l’Élysée
Initiée à la franc-maçonnerie, la duchesse de Bourbon avait été élévée au grade de « maçonne parfaite » par Jean-Jacques Bacon de la Chevalerie, ancien substitut général de Martinès de Pasqually. Elle a été proclamée grande maîtresse de toutes les loges d’Adoption de France en 1775. Dans ses Mémoires, la baronne d’Oberkirch dit que Bathilde d’Orléans parlait souvent de Martinès de Pasqually, précisant : « Elle est martiniste ou à peu près. » Passionnée par la spiritualité, lectrice de Mme Guyon, adepte du mesmérisme, la duchesse de Bourbon entretient autour d’elle un cercle de mystiques exaltés. Elle accueille dans son palais les deux autorités du magnétisme, Mesmer et Puységur. Claude Fauchet, l’évêque constitutionnel du Calvados, qui rêvait de fusionner le christianisme et la franc-maçonnerie, le créateur de La Bouche de fer, est également l’hôte de la duchesse.
Pierre Pontard lui fait découvrir la prophétesse Suzette Labrousse (1747-1821). L’évêque et sa protégée cherchent à lire dans l’Apocalypse les preuves que la Révolution est le prélude d’une régénération universelle plus vaste. Déjà, avant même que celle-ci n’éclate, Suzette Labrousse avait annoncé la chute du clergé et celle de la noblesse. Elle veut maintenant convaincre le pape de réformer l’Église et de consacrer la Constitution civile du clergé [1. Le 13 juin 1790, à l’occasion du débat sur la Constitution civile du clergé, dom Gerle avait pris la parole à l’Assemblée constituante pour qu’on accorde protection à Suzette Labrousse.] . Ces idées ne sont pas pour déplaire à la duchesse, qui finance la publication du Journal prophétique, gazette où Pierre Pontard expose ses projets [2. « Tu survivras, religion sainte que j’adore, à la perte des ministres prévaricateurs ! Aussi c’est avec délices que je parcours les prophéties que contiennent les livres sacrés, et c’est avec effusion de cœur que je publie des prédictions qui m’en font entrevoir l’accomplissement prochain. Non, la religion ne périra pas, au contraire, c’est des débris même du clergé que vont sortir les saints, les hommes de Dieu, les apôtres et les vrais disciples du Sauveur ! » Journal prophétique,1re semaine de mars 1792, p. 91.].
Avant de se rendre à Rome, Suzette Labrousse souhaite obtenir l’avis d’évêques constitutionnels. Sont donc réunis, le 13 février 1792, Pierre Pontard (Dordogne), Éléonore-Marie Desbois (Somme), Claude Fauchet (Calvados), du Bourg-Miroudot. Dom Gerle, la duchesse de Bourbon, Péchausse, qui commande une division de la garde nationale, participent à cette réunion. Louis-Claude de Saint-Martin est également convié à se joindre à eux. Selon toute vraisemblance, la réunion se déroule à l’Élysée – en effet, depuis le mois de janvier, la prophétesse habite chez Bathilde d’Orléans.
Au milieu de son exposé, Suzette Labrousse annonce la résurrection du Dauphin et de Mirabeau ! Fauchet est sceptique. De son côté, le Philosophe inconnu n’ose pas affirmer son opinion : « Je n’avais qu’une phrase à y dire, précise t-il, et c’est celle-ci : non seulement ce n’est pas avec l’esprit qu’on peut éprouver les esprits, mais c’est avec plus que l’esprit, comme on éprouve les métaux avec une substance plus active que les métaux. Mais ma timidité m’arrêta et je ne rendis qu’à moitié mon idée […]. » (Mon portrait, n° 34.)
Après le départ de Suzette Labrousse pour Rome – elle y sera emprisonnée –, Pierre Pontard présente sa protégée à la duchesse de Bourbon. Cet ancien prieur des chartreux de Pont-Sainte-Marie, prédicateur renommé, est un personnage haut en couleur. Député du clergé aux États généraux, il figure sur le célèbre tableau attribué à David, le Serment du jeu de Paume. Après avoir soutenu Suzette Labrousse [1], dom Gerle s’intéresse à une autre prophétesse, Catherine Théot (1736-1801). Celle-ci se fait appeler « la Mère de Dieu ». Elle s’adonne au magnétisme et possède un temple rue de la Contrescarpe. Elle compte dans son entourage des personnages aussi éminents que Robespierre, dont les ennemis n’hésiteront pas à mettre au jour leur relation dans le but de le faire tomber, comme nous le verrons plus avant [3. Sur la légende de leurs relations, voir la mise au point d’Albert Mathiez : « Catherine Théot et le mysticisme chrétien révolutionnaire », La Révolution française, X, 1901, p. 481-518].
Ecce Homo et le Crocodile
Entre 1792 et 1793, Saint-Martin fera plusieurs séjours chez la Bathilde d’Orléans. Ces visites lui permettent de s’échapper d’Amboise, où il veille sur les derniers jours de son père. C’est chez elle, le 7 août 1792, qu’il termine la rédaction du Crocodile ou la guerre du bien et du mal arrivé sous le règne de Louis XV, poème épico-magique en 102 chants (Mon portrait, n° 669).
Quelques jours plus tard, le 10 août 1792, les Parisiens prennent d’assaut le palais des Tuileries. « Tout ce jour-là, précise Saint-Martin, fut rempli de meurtres et de massacres sanglants […]. À dix heures je voulus sortir pour aller voir quelqu’un qui était logé rue Montmartre, proche les diligences ; j’étais logé hôtel de Bourbon rue du Faubourg St-Honoré tous les gens de la maison pleuraient, et se mettaient presque à mes pieds pour m’empêcher de sortir. » (Mon portrait, n° 298.)
Lorsque la duchesse n’est pas à Paris, c’est à Évry-sur-Seine, à vingt-sept kilomètres au sud-est de la capitale, que le Philosophe inconnu va la rejoindre en son château de Petit-Bourg, où la jeune femme aime se retrouver entourée de ses amis. Saint-Martin y côtoie dom Gerle et Catherine Théot. Il est intrigué par les vertus de cette dernière, mais il ne partage pas « sa doctrine sur sa mission, sur le nouvel évangile » et toutes ces idées qui enthousiasment la duchesse de Bourbon et ses amis (Mon portrait, n° 426).
Certes, il voit dans la Révolution la main de la Providence, mais il réprouve les positions extrémistes de Suzette Labrousse et de Catherine Théot. Il écrira bientôt : « Je crois voir dans notre étonnante révolution, un dessein marqué de la Providence de nous faire recouvrer à nous, et successivement à bien d’autres peuples, le véritable usage de nos facultés. » (Lettre à un ami, ou considérations philosophiques et religieuses sur la Révolution française, 1796.)
D’une manière générale, Saint-Martin n’apprécie guère la cour de mages qui gravitent autour de son amie. Depuis quelques années, il s’est en effet détourné des pratiques de l’occulte, tout comme de celles du magnétisme. De retour à Amboise en septembre 1792, après un séjour chez la duchesse de Bourbon, le Philosophe inconnu confie à Nicolas-Antoine Kirchberger : « On ne peut pas porter plus loin [qu’elle] les vertus de la piété et le désir de tout ce qui est bien ; c’est vraiment un modèle et surtout pour une personne de son rang. »
Cependant, il déplore « le penchant qu’elle a pour tout le merveilleux de l’ordre inférieur, tels que les somnambules et les prophètes du jour ». Et il ajoute : « Je l’ai laissée dans sa mesure après avoir fait ce que j’ai cru de mon devoir pour l’avertir, car l’Ecce homo l’a eue un peu en vue, ainsi que quelques autres personnes livrées au même entraînement [4. Lettre de Saint-Martin à Kirchberger du 28 septembre 1792, Correspondances inédite de Louis-Claude de Saint-Martin dit le Philosophe inconnu et Kirchberger, baron de Libisdorf…, ouvrage recueilli et publié par L. SCHAUER et A. CHUQUET, Paris, Dentu, 1862, p. 41.]. » Bathilde d’Orléans dira plus tard que Saint-Martin cherchait alors à la dissuader d’abandonner ces sciences pour « s’adonner uniquement à la prière, à l’oraison et à la lecture de l’Écriture sainte, en pratiquant les bonnes œuvres [5. Opuscules ou pensées d’une âme de foi sur la religion chrétienne pratiquée en esprit et en vérité, s.l. [Barcelone], 1812, t. I, p. IX.]».
Le premier exil
La citoyenne Vérité se croyait protégée des répressions de la Révolution. Le passage du jeune Louis-Philippe d’Orléans du côté des contre-révolutionnaires va tout changer. Par mesure de répression, le 6 avril 1793, la Convention fait arrêter tous les membres de la famille Bourbon. La duchesse, son frère Philippe Égalité, et les deux fils de ce dernier sont incarcérés à Marseille. Pendant les premiers mois de son emprisonnement, le personnel de Bathilde d’Orléans et quelques-uns de ses amis occupent toujours l’Élysée-Bourbon. Sans doute pensent-ils que la citoyenne Vérité retrouvera rapidement la liberté. C’était marquer là trop d’optimisme.
Dans une lettre datée du 23 octobre 1793, Saint-Martin demande à son ami Nicolas-Antoine Kirchberger de mettre sur ses lettres « en caractères bien lisibles : Au citoyen Saint-Martin, rue du Faubourg-Saint-Honoré, n° 66, à Paris ». Le Philosophe inconnu ne tardera cependant pas à s’éloigner de l’Élysée-Bourbon pour demeurer à Amboise. Dans son journal, il précise qu’au début de l’année suivante, en février 1794, « la maison que j’habitais à Paris devint nationale. J’en fus très affligé par rapport à la maîtresse du logis dont le sort ne semblait pas s’améliorer par là ; j’en fus très affligé aussi par rapport à toutes les personnes attachées à cette maison, qui paraissaient par cet événement être menacées dans leur petite fortune, et leur petit bien-être ; quant à moi particulièrement, j’en remerciai la Providence, parce que cette maison était trop belle pour moi et que j’ai toujours les palais en horreur » (Mon portrait, n° 447).
L’Élysée devient bien national
Devenu bien national, l’Élysée-Bourbon accueille pendant quelque temps l’Imprimerie nationale et la Commission de l’envoi des lois. Il devient ensuite le dépôt des biens et des meubles saisis aux nobles émigrés ou condamnés.
Lorsqu’étant à Paris, Saint-Martin voit vendre le mobilier de la rue saint-Honoré, il considère que c’est là « un bel exemple de l’instabilité des choses de ce monde […] ». Et il ajoute : « Je n’avais pas besoin de ces leçons-là pour être sûr que si la roue de la nature ne fait que tourner, à plus forte raison doit-il en être de même de la roue des ouvrages de l’homme. […] D’ailleurs moi qui va toujours cueillant les plantes qui se rencontrent, j’ai toujours été affligé de voir la puérile ardeur de tant de gens à accumuler toutes ces babioles pour les laisser là le lendemain ou par la mort, ou par le dégoût. » (Mon portrait, n° 473.)
A la fin du printemps 1794, Marc Vadier, membre du Comité de sûreté générale et adversaire de Robespierre, demande l’arrestation de Catherine Théot et de ses disciples, prétextant qu’ils constituent un groupe de royalistes. À travers cette accusation, c’est Robespierre qui est visé, car Marc Vadier fera un rapport tentant à démontrer que la fête de l’Être suprême a été organisée en liaison avec le groupe qui se réunit autour de dom Gerle et de Catherine Théot [6. Signalons au passage qu’un ancien capucin, François Marchant, qui en voulait à Robespierre d’avoir ordonné la dissolution des ordres religieux, a publié en 1790 Les Amours de dom Gerle, une comédie satirique dans laquelle dom Gerle et Robespierre se disputent le cœur de Suzette Labrousse. Sur cette affaire, voir Les Dévotes de Robespierre et les mystères de la Mère de Dieu, le déisme et le culte de la Raison pendant le Révolution, Henri d’Alméras, Paris, Société française d’imprimerie et de librairie, 1905. A propos de la légende des relations compromettantes de Roberspierre avec la Mère de Dieu, voir également la mise au point d’A. Mathiez : « Catherine Théot et le mysticisme chrétien révolutionnaire », La Révolution française, X, 1901, p. 481-518.].
Le 17 mai, la police fait irruption dans le temple où « la Mère de Dieu » est en pleine cérémonie d’initiation. Catherine Théot et ses amis sont arrêtés, et tous ceux qui étaient connus pour avoir fréquenté son cercle, notamment les hôtes de l’Élysée-Bourbon, sont recherchés.
Heureusement pour lui, Saint-Martin n’est plus à Paris. « Quoique je datasse plus qu’un autre dans ce cercle-là par bien des raisons, on m’a tellement oublié qu’il n’a pas seulement été question de moi. Si j’eusse été à Paris, sûrement je ne l’aurais pas échappé ; et c’est le décret du 27 germinal sur les nobles qui a été ma sauvegarde. » Et il ajoute : « J’ai appris depuis que j’avais un mandat d’arrêt lancé contre moi ; mais je ne l’ai su qu’un mois après. » (Mon portrait, n° 464.) C’est la chute de Robespierre, le 9 Thermidor, qui le protègera.
Le retour à l’Élysée
Après deux ans d’emprisonnement, la citoyenne Vérité est enfin libérée, et en septembre 1795, Saint-Martin a la joie de l’apprendre. Malgré tout, son amie n’est pas encore autorisée à regagner Paris, car les républicains ont peur que sa présence stimule les ardeurs des contre-révolutionnaires. Finalement, à la suite d’une intervention de l’ancien député Audrein, le 21 janvier 1796, Bathilde d’Orléans est autorisée à regagner Petit-Bourg puis Paris. En août, Saint-Martin est heureux d’annoncer au baron de Kirchberger qu’il part pour la capitale afin de rendre visite à la duchesse de Bourbon
Cette dernière a réussi en effet à reprendre possession de son palais, qu’on appelle désormais l’Élysée pour supprimer toute référence aux Bourbon. N’ayant plus les même moyens, en juin 1797, la citoyenne Vérité est contrainte d’en louer le rez-de-chaussée à un négociant flamand, Benoît Hovyen, entrepreneur de fêtes publiques. L’Élysée, rebaptisée pour la circonstance, « Le hameau Chantilly », devient en partie un lieu de fête, à la fois casino et guinguette. Avec la fin de la Terreur, les Parisiens sont en effet avides d’amusements. Le plaisir apparaît « comme le but suprême de l’existence et sa recherche est l’instigatrice de toutes les folies, de toutes les inconséquences où se complaisent toutes les classes de la société. […] Sous la Terreur, hormis les suspects et les victimes, le peuple n’a cessé sans doute de se distraire, mais l’incertitude du lendemain voilait d’une ombre de tristesse des plaisirs parfois grossiers […] .» Les bals se multiplient dans les jardins publics, les anciennes églises et les hôtels restés sans propriétaires à la suite de l’exécution ou de l’exil de ces derniers [7. Signalons au passage qu’un ancien capucin, François Marchant, qui en voulait à Robespierre d’avoir ordonné la dissolution des ordres religieux, a publié en 1790 Les Amours de dom Gerle, une comédie satirique dans laquelle dom Gerle et Robespierre se disputent le cœur de Suzette Labrousse. Sur cette affaire, voir Les Dévotes de Robespierre et les mystères de la Mère de Dieu, le déisme et le culte de la Raison pendant le Révolution, Henri d’Alméras, Paris, Société française d’imprimerie et de librairie, 1905. A propos de la légende des relations compromettantes de Roberspierre avec la Mère de Dieu, voir également la mise au point d’A. Mathiez : « Catherine Théot et le mysticisme chrétien révolutionnaire », La Révolution française, X, 1901, p. 481-518.].
Dans son journal, le Philosophe inconnu témoigne de cette époque où le sang et les fêtes se côtoient. Ainsi, le 29 juillet 1797, rentrant de faire viser son passeport, il se trouve sur la Grève au moment où l’on exécute quatre assassins. Il éprouve alors « une forte suffocation à la vue de cet épouvantable spectacle. C’est véritablement le spectacle de l’enfer » (Mon portrait, n° 793). Quelques heures plus tard, une autre scène, tout à l’opposé, s’offre à lui.
Un bal à l’Élysée
Le soir de ce même jour, écrit-il, j’eus un spectacle bien différent ; ce fut la fête donnée à l’ambassadeur turc dans les jardins de l’Élysée-Bourbon, où se trouvait réuni tout ce que les circonstances peuvent fournir d’agrément. Je ne pus m’empêcher de faire le rapprochement de ces objets si contrastants qui s’offraient à moi à ces deux diverses époques de ma journée. Je vis aussi, non sans y faire attention, le contraste du luxe des dames du jour qui garnissaient la scène en bas, avec les très simples vêtements des dames de l’Ancien Régime avec qui j’étais alors au premier étage. Enfin je sentis que les républicains, et surtout des républicains aussi nouveaux que nous, pouvaient prétendre aux vertus guerrières et terribles, mais qu’ils ne devaient pas se mêler de donner des fêtes dont l’âme doit être la délicatesse, le goût, et l’urbanité, car ils n’entendent rien à ces choses-là. Aussi la fête fut-elle manquée complètement, et me parut ressembler à une cohue insignifiante. (Mon portrait, n° 794.)
Cette fête a laissé une trace dans l’histoire, puisqu’il s’agit de l’une des grandes réjouissances organisées à Paris en l’honneur d’Esséid Ali Effendi, ambassadeur de la Sublime Porte ottomane après de la République française. Son arrivée à Paris fut l’occasion de nombreuses festivités, et ce jour-là, Benoît Hovyen para le palais de la duchesse de Bourbon d’une « illumination nouvelle, des masses d’harmonie répandues dans les bosquets avaient transformé l’Élysée en vrai jardin d’Armide. Une foule énorme était accourue pour voir le lion du jour […]. Vers dix heures, la curiosité avait rassemblé une telle quantité de gens autour d’Esséid Ali qu’on craignit un instant de le voir étouffer. On le conduisit donc au premier étage de l’hôtel, d’où il assista, installé sur le balcon, à un splendide feu d’artifice qu’accompagna un bruit d’enfer, une artillerie de pétards et de bombes : la pièce principale placée à l’extrémité du jardin s’alluma par un dragon fulgurant auquel le héros de la fête mit lui-même le feu [8]. »
Sans doute la duchesse de Bourbon n’apprécia-t-elle pas plus la fête que le Philosophe inconnu, mais elle n’avait guère le choix. Elle n’aura pas l’occasion cependant d’en voir beaucoup d’autres, car le temps de sa liberté se termine. Le Directoire, inquiet du retour en force du royalisme à la suite des élections de l’an V, ordonne en effet par décrets des 1er août et 17 septembre 1797, d’expulser de France les derniers Bourbon. Bathilde d’Orléans, duchesse de Bourbon, sera exilée en Espagne. Saint-Martin ne reviendra plus à l’Élysée.
Mais durant cette période, il aura rédigé les ouvrages dans lesquels il tente de relier ses idées philosophiques avec les événements marquant de son époque. Parmi ceux-là, signalons sa Lettre à un ami, ou considérations philosophiques et religieuses sur la Révolution française, ouvrage publié en 1796, dont Nicole Jacques-Lefèvre vient de redonner une édition remarquable. Saint-Martin poursuivra sa réflexion avec Éclair sur l’association humaine – Quelles sont les institutions les plus propres à fonder la morale d’un peuple, publié en 1797 [9].
Ce n’est qu’en 1814, onze ans après la mort de Louis-Claude de Saint-Martin, et après bien des démarches, que la duchesse de Bourbon rentrera en France. Elle reprendra possession de l’Élysée pour l’échanger deux ans plus tard, en 1816, avec l’hôtel Matignon, laissant son palais à Louis XVIII.
Dominique Clairembault
A lire
- Éclair sur l’association humaine – Quelles sont les institutions les plus propres à fonder la morale d’un peuple – L.-C. de Saint-Martin
- Lettre à un ami […] sur la Révolution, présentation du livre de Nicole Jacques-Lefèvre *lien vers le livre sur le site