Le Tableau naturel de Louis-Claude de Saint-Martin est-il un commentaire mystique du Tarot ?
La mise en vente d’un exemplaire du Tableau naturel (1782), deuxième ouvrage publié par le Philosophe inconnu, provenant de la bibliothèque de Stanislas de Guaita, nous incite à revenir sur une légende associée à cet ouvrage. En effet, la notice du catalogue de la vente qui doit se tenir le 25 septembre 2018 à L’Espace Tajan à Paris précise :
Rare ouvrage, de la bibliothèque d’Albert Caillet (ex-libris), divisé en 22 chapitres correspondant aux 22 arcanes du Tarot par Louis-Claude de Saint-Martin, dit le Philosophe Inconnu. »
Le livre de Saint-Martin ne doit pourtant rien au Tarot, aussi était-il intéressant de préciser l’origine de la légende qui l’associe aux vingt-deux arcanes. L’auteur de cette théorie est l’occultiste Eliphas Lévi (1810-1875). Ce dernier écrit en effet dans Dogme et Rituel de Haute magie :
Les véritables initiés contemporains d’Etteilla, les roses-croix, par exemple, et les martinistes […] étaient en possession du vrai Tarot, comme le prouvent un livre de Saint-Martin, dont les divisions sont celles du Tarot […] » (Dogme et Rituel de Haute magie, Alcan, Paris 1856, p. 279-280)
Et il ajoute :
Saint-Martin, dans son Tableau naturel des rapports qui existent entre Dieu, l’homme et la nature [sic, au lieu de « et l’univers »] a suivi, comme nous l’avons dit, la division du Tarot, et donne sur les 22 clefs un commentaire mystique assez étendu ; mais il se garde bien de dire où il a pris le plan de son livre et de révéler les hiéroglyphes qu’il commente. » p. 298.
Eliphas Lévi reprend cette remarque dans Histoire de la magie :
L’école des philosophes inconnus fondée par Pasqualis Martinez et continuée par Saint-Martin, semble avoir renfermé les derniers adeptes de la véritable initiation. Saint-Martin connaissait la clef ancienne du Tarot […] » (Histoire de la Magie, Germer Baillère, Paris, 1860, chap. III, p. 463)
Les occultistes, qui accordent une importance capitale au Tarot, ne manqueront pas de reprendre cette théorie, bien qu’elle ne soit nullement argumentée par son initiateur. Papus ne l’évoque pas le livre qu’il consacre au Tarot des bohémiens [1. Le Tarot des bohémiens, le plus ancien livre du monde, Paris, Carré, 1889. ] mais la reprend dans sa préface pour la réédition du Tableau Naturel dans la Bibliothèque Martiniste en 1901 (Edition de l’initiation). Il précise que cet ouvrage a été « composé sur les clefs secrètes des vingt-deux arcanes de l’Alphabet primordial et du Tarot ». (p. VIII).
Plus prudent, Oswald Wirth [1. Sur ce personnage voir : Baylot Jean, Oswald Wirth 1860-1943, rénovateur et mainteneur de la véritable Fran-Maçonnerie, Paris, Dervy, 1975. ] s’est bien gardé d’évoquer ce point lorsqu’il décrit l’ouvrage de Saint-Martin dans Stanislas de Guaita et sa bibliothèque occulte (Paris, 1899, R. Philippon). Dans ce livre où il dresse le catalogue des ouvrages venant de la bibliothèque du célèbre occultiste, le Tableau naturel figure aux n° 938, 939 et 2085. Les notices bibliographiques correspondant à ces références se contentent de souligner les caractéristiques typographiques de l’une des éditions qui diffère des autres par la forme allongée de la lettre « s » (n° 2085, p. 254).
En matière de Tarot, Oswald Wirth n’est pas un novice. C’est d’ailleurs sous la direction de Stanislas de Guaita qu’il s’initia au Tarot dès 1887. Parmi les documents que Guaita lui procura pour cette étude figuraient d’ailleurs les ouvrages d’Eliphas Lévi. Or, il est symptomatique de constater que la théorie formulée par cet auteur n’a pas retenu l’intérêt d’Oswald Wirth. Il ne l’évoque pas dans son Tarot des imagiers du Moyen-âge (Le Symbolisme – Émile Nourry, Paris, 1927), ouvrage considéré comme un classique sur ce sujet (voir note ci-dessous).
Les catalogues de bibliographie consacrés à l’occultisme contribueront pourtant à répandre la légende. Parmi ceux-ci, il faut citer le célèbre Manuel bibliographique des sciences psychiques ou occultes, publié par Albert-Louis Caillet en 1913. Ce dernier fut d’ailleurs le propriétaire de l’ouvrage qui fait l’objet de la vente Tajan dont il est question au début de notre article.
Dans le troisième tome de son Manuel, Caillet précise :
Cet ouvrage est certainement le chef-d’œuvre du Philosophe inconnu, dont il contient toute la doctrine. – Basé tout entier sur les 22 clefs du Tarot et sur la grande loi de l’analogie il a surtout pour but « d’expliquer les choses par l’homme » autrement dit, d’étudier l’Univers ou Macrocosme par le Microcosme. » (Dorbon, Paris, 1913, n° 9785 p. 461)
Dans le sillage du martinisme qui essaima après la mort de Papus, Eugène Dupré (1882-1944) tenta à sa manière d’associer le Tableau naturel au Tarot. Il publia entre 1924 et 1925 une série d’article dans la revue Eon, organe de l’Ordre du Lys et de l’Aigle, où il tente de résumer les chapitres du livre de Saint-Martin à l’aide de théorèmes (seuls les théorèmes 1 à 28, concernant les sept premiers chapitres furent publié dans Eon n° 1 à 20 de mai 1923 à février 1925). Eugène Dupré ne signe pas ses articles par son nom mais par les initiales « S :. I :. ». Ses textes sont agrémentés de gravures, dont chacune est « un arcane symbolique pouvant traduire par ce mode l’idée dominante de chaque chapitre pour ceux qui désirent méditer sur des objets utiles à l’évolution des êtres » (Eon, n° 1 mai 1923, p. 16). Par leur format et leurs noms, ces « arcanes » s’apparentent aux figures du Tarot.
Même si Eugène Dupré ne reprend pas la légende instituée par Eliphas Lévi, on ne peut s’empêcher d’y déceler son influence. Notons que la même revue, Eon, publie en parallèle une série d’articles de Démétrius Platon Sémélas sur « Le Tarot égyptien ». Nous reviendrons sur le travail original d’Eugène Dupré dans un prochain article.
Qu’en est-il réellement des relations entre le Tableau naturel et le Tarot ? Gérard Van Rijnberk, résume fort bien les choses :
On assure que le livre de Louis-Claude de Saint-Martin, le Tableau Naturel des Rapports qui existent entre Dieu, l’Homme et l’Univers, est basé tout entier sur le Tarot (…) Seulement, au fond, l’assertion ne se base que sur ce que le livre de Saint-Martin compte le même nombre de chapitres que le Tarot possède de Grands Arcanes. » (Gérard Van Rijnberk, Le Tarot : histoire, iconographie, ésotérisme…, Éditions de la Maisnie, Paris, 1947, p. 273.)
N’en déplaise à Eliphas Lévi, le Tableau naturel n’est pas un « commentaire mystique » du Tarot, et rien ne permet de démontrer qu’il ait une quelconque relation avec ses cartes. Du reste, Saint-Martin ne montre dans aucun de ses ouvrages le moins intérêt pour le Tarot. Comme son premier livre, Des erreurs et de la vérité, le Tableau naturel est en grande partie basé sur la doctrine de Martinès de Pasqually. Rappelons que c’est essentiellement avec la publication du Monde primitif de Court de Gébelin en 1781 (t. VIII) qu’on assiste à un regain d’intérêt pour les études sur le Tarot. Eteilla déclarera bientôt que le Tarot est le livre le plus ancien au monde et que son auteur n’est autre qu’Hermès Trismégiste !
La lecture de la notice que Jean-Baptiste-Modeste Gence a consacré au deuxième livre du Philosophe inconnu suffit à démontrer que la thématique du Tableau naturel est bien éloignée de celle qui figure sur les cartes des imagiers du moyen âge.
Dans cet ouvrage, composé à Paris d’après le conseil de quelques amis, l’auteur infère, de la supériorité des facultés de l’homme et de ses actes sur les organes des sens et sur ses productions, que l’existence de la nature, soit générale, soit particulière, est également le produit de puissances créatrices supérieures à ce résultat. Cependant, l’homme est dans la dépendance des choses physiques, dont il n’acquiert l’idée que par l’impression qu’elles font sur ses organes. Mais il a, en même temps, des notions d’une autre classe, des idées de loi et de puissance, d’ordre et d’unité, de sagesse et de justice. Il est ainsi dépendant de ses idées intellectuelles et morales, de même que des idées tirées des sens.
Or, celles-là n’en viennent pas : elles partent donc d’une autre source ; de facultés extérieures, qui produisent en lui les pensées. Mais d’où est née cette dépendance ? Du désordre produit par une cause inférieure, qui s’est opposée à la cause supérieure, et qui a cessé d’être dans sa loi. L’homme est tombé : dès lors, ce qui existait en principe immatériel a été sensibilisé sous des formes matérielles. L’ordre et le désordre se sont manifestés. Néanmoins, tout tend à rentrer dans l’unité d’où tout est sorti.
Si, par suite de cette chute, les vertus ou facultés morales et intellectuelles ont été partagées pour l’homme, il doit travailler, en revivifiant sa volonté par le désir, à recouvrer celles dont il a été séparé. Mais sa régénération ne peut s’opérer qu’en vertu de l’acte du Réparateur, dont le sacrifice a remplacé les expiations qui avaient lieu avant la loi de l’esprit.
Tel est le plan de cet ouvrage capital, dont la marche logique est serrée, et plus méthodique ou plus suivie que dans le premier. Plusieurs endroits, distingués par des guillemets, semblent étrangers ou moins liés au discours ; ce qui tient à la partie énigmatique de la doctrine de Martines, où l’on dit par exemple, dans la langue mystérieuse des nombres, que l’homme s’est perdu en allant de 4 à 9, c’est-à-dire de l’esprit à la matière. Mais ce n’est point par ces figures purement allégoriques qu’on doit juger le fond de la doctrine. […] (Gence, Notice biographique sur Louis-Claude de Saint-Martin, 1824, p. 19-20.)
Dominique Clairembault
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Réédition du livre d’Oswald Wirth
Réédition de la version originale du livre Le Tarot des imagiers du moyen-âge (1927) dans un volume relié, présenté dans un coffret contenant les deux versions du Tarot réalisées par Oswald Wirth à près de 40 années d’intervalle, (1889 et 1926). Ces Tarots sont bien des reproductions fidèles de l’œuvre de Wirth, et non les lames dessinées par Michel Siméon dans les années 1960 et dépourvues des éléments symboliques insérés par Wirth dans son édition de 1926. Quant au livre, il est exempt des erreurs des éditions Tchou (inversion des séphiroth notamment).
Édition spéciale numérotée réservée aux souscripteurs.