Ces échanges entre Etienne Vialetes D’Aignan et L.-C de Saint-Martin sont extraits de la copie d’une partie de leur correspondance actuellement conservée à l’abbaye de Solesmes (Ms 127, « Copies de quelques lettres écrites à M. de St-Martin et de ses réponses », p. 11 à 14). (Voir note à la fin des lettres à propos de l’origine de ces documents.) [1] Robert Amadou en a publié une transcription de ces lettres L-Cl. De Saint-Martin, théosophie et théologie, « Document Martiniste n° 3 », 1979, Abi Acard, sans préciser l’origine de ces documents. Nous reproduisons ici ces lettres avec leurs titres, tels qu’ils figurent sur le manuscrit de Solesmes. Nous avons cependant modernisé l’orthographe et fragmenté certains paragraphes pour faciliter la lecture à l’écran.
Illustration : Jean Delville, Le symbolisme du Graal, 1946.
Sommaire
3e lettre, du 5e jour complémentaire
[Étienne Vialetes D’Aignan à L.-C. de Saint-Martin, 21 septembre 1795]
Je suis fort aise, mon bon ami, de la façon dont vous avez répondu à ma question. Ce qui s’était passé sur le Thabor indique que le Seigneur démontra alors à ses disciples d’une manière frappante, la différence de nos deux enveloppes et la nécessité de dépouiller la grossière, celle qui nous a été donnée pour prison, afin de hâter le développement de la deuxième qui tient à notre première nature, à celle dont il est indispensable de recouvrer la jouissance.
Ce que vous citez de l’Évangile selon saint Jean rend la chose bien claire, puisque les disciples furent épouvantés alors par l’idée de manger de la chair et de boire du sang, et que, lors de l’institution de l’Eucharistie, cette horrible image ne les effraya pas. Ils ne demandèrent plus aucune explication au divin fondateur, parce qu’ils furent témoins de ce précieux développement, la source de toutes les merveilles et la base de la vraie foi.
Il fut répété ensuite aux yeux des pèlerins d’Emmaüs, qui n’avaient pas d’abord compris que c’était le Christ lui-même qui les instruisait, et qui ne s’en aperçurent que lorsque le corps glorieux du Maître se montra à leurs regards étonnés dans tout son éclat. Oui, mon bien respectable frère, la seule formule puissante et véritable, c’est la foi, par qui elle opère, puisque, comme vous le dites très bien, la foi véritable est liée de fort près au développement de notre être et de notre véritable enveloppe intégrale, qui, à son tour, aide a fortifier notre foi.
Il m’est survenu une seconde difficulté que je vais vous soumettre. La voici : c’est que, si nous prenons spirituellement ce grand acte et que nous nous occupions du développement de notre virtuelle enveloppe intégrale, le sang n’a rien à voir là-dedans, et alors l’institution du sacrement n’eût du contenir que la bénédiction du pain qui, représentant le corps glorieux qui devait être substitué au corps terrestre, l’était aussi au pain, contenant tout ce qui était nécessaire à son existence, et que, par conséquent, il était inutile, après avoir présenté le corps, d’offrir ensuite le sang. Si nous prenons la chose matériellement, il en sera de même, puisqu’un corps ne saurait exister sans le sang et que, si celui-ci a été offert avec le corps, il ne doit pas l’être une seconde fois.
[Vialetes D’aignan]
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4e lettre, du 18 vendémiaire an IV à Mr Saint-Martin
[Étienne Vialetes D’Aignan à L.-C. de Saint-Martin, 10 Octobre 1795]
Après vous avoir rappelé ma précédente lettre, je vous écrivais que notre maître, pour nous sauver, avait besoin d’être et vrai Dieu et vrai homme. J’ai toujours cru qu’outre l’esprit divin qui le distinguait de la classe ou du cercle humain, il y avait encore tout ce qui constitue un homme parfait, savoir l’âme spirituelle, le corps glorieux, l’âme animale, et le corps terrestre qu’il a déposé dans le sépulcre, en nous en donnant l’exemple, afin que nous déposassions aussi, par notre bonne conduite, après notre vie d’épreuve, celui que le péché nous a donné pour prison et pour y faire l’expiation de nos fautes. J’imagine que c’est bien là la vraie doctrine et celle que vous avez professée dans tous les temps.
[Vialetes D’aignan]
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Réponse de Mr Saint-Martin à la lettre du 30 vendémiaire an IV
[L.-C. de Saint-Martin à Étienne Vialetes D’Aignan, 22 octobre 1795]
Le corps glorieux du Christ n’est point le Christ, c’est son enveloppe incorruptible. La vie de ce corps glorieux, c’est l’éternel verbe humanifié pour restituer en nous l’image défigurée par le péché. C’est là le sang, l’autre est la chair. Ces deux trésors sont représentés matériellement par le pain et le vin, dont l’un annonce une substance plus active et plus déliée que le premier ; et comme c’est le Verbe même qui doit l’introduire jusque dans nous, en traversant, pour ainsi dire, son corps glorieux, il a fallu distinguer ces deux figures dans le pain et le vin, comme l’on distingue le sang et le corps matériel du Christ lors de son sacrifice de mort.
Cette figure fut nécessaire, lors de la cène, pour préparer les apôtres aux choses qu’ils ne comprenaient pas encore. Elle est nécessaire depuis comme confirmation, mais le tout relativement à notre borne et à nos entraves ; et mille fois les preuves sont venues sans ces signes, pour ceux qui y étaient préparés ou pour qui l’esprit faisait force de loi. Vous voyez combien de preuves de ce genre se sont montrés sur le Christ et par le Christ avant l’institution, combien il y en a eu depuis sans le secours de l’institution, et vous pouvez présumer de là combien il y en aura un jour lorsque l’institution ne sera plus matériellement. Mais, en attendant, jouissons avec reconnaissance de ce que nous avons.
Venons à votre seconde lettre dont, par parenthèse, le premier article se trouve répondu dans cette page. Quant à celui du portrait du Christ, il est entièrement conforme à mes idées. Je vous engage seulement à ne pas tant vous arrêter à différencier ce grand être d’avec l’âme humaine. Malgré leur différence, ils ne doivent faire qu’un, comme il le demandait lui-même à son père et comme il nous fut dit dans l’origine : Erunt duo in carne una.
C’est là le but sublime de toutes les doctrines de la sagesse et des deux Testaments divins qui n’ont cessé de travailler à prêcher et à réaliser cette sainte alliance. C’est là le sommet du mystère. C’est là la merveille dont parlait saint Paul. Cette merveille nous paraît impossible, quelquefois même un peu présomptueuse quand nous nous en tenons à spéculer. Mais cherchons à devenir actifs, et nous verrons bientôt l’action divine et la nôtre tellement se confondre que nous ne penserons plus même à la différence de nos substances. Alors, ceux qui nous font uns avec Dieu et ceux qui nous différencient de lui auront raison tous les deux. Je n’écris sur ces choses que par éclair : ce serait leur nuire que de les anatomiser. D’ailleurs, cela brûle.
[L.-C de Saint-Martin]
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5e lettre, du 5 frimaire an IV à M. Saint-Martin
[Étienne Vialetes D’Aignan à L.-C. de Saint-Martin, 26 novembre 1795]
Je vous remercie, mon bien-aimé frère, bien véritablement, de l’explication lumineuse que vous m’avez donnée du corps glorieux du Maître et de la vie de ce corps glorieux, qui est le Verbe humanifié et dont le sang est la figure. Combien la réalité du sacrement devient sublime d’après une pareille théorie ! Combien l’homme, en quelque sorte semblable au Christ par l’usage de la cène qui le déifie, devient grand, bon, pur, et s’élève jusqu’à son état primitif ! Sans doute, si nous devons marcher sur les traces du Sauveur en cherchant à imiter sa soumission aux volontés d’en-haut, son profond abaissement, son ardent amour pour ses frères pour qui il s’est sacrifié, nous devons aussi par l’usage de ces vertus qui sont les seules à notre portée, chercher à l’identifier en nous, en nous élevant jusqu’à lui par la pratique de l’humilité et du renoncement à nous-mêmes dont il nous a donné l’exemple. Efforçons-nous en imitant ce divin Rédempteur de n’être qu’un avec lui, sa force suppléant à notre faiblesse et l’excès de ses vertus venant prendre la place, si je puis m’exprimer ainsi, de ce que les nôtres ont d’imparfait et de leur peu de réalité.
L’explication magnifique que vous venez de me donner de ce sacrement de vie, me prouve le tort qu’a eu la communion romaine de supprimer la coupe. L’ignorance de cet acte, esprit et vie, leur en a fait ôter ce qui pouvait en rendre la figure intelligible à l’esprit des hommes de désir. Ils ont détruit le type en cherchant à simplifier le sacrement, et ils ont rendu inexplicable à l’esprit ce qui renfermait la plus belle des allégories : c’est donc avec grande raison que les luthériens se sont opposés au retranchement de la coupe.
Il est encore une expression qui m’embarrasse dans les évangiles, c’est les mots que Jésus-Christ dit à ses disciples, lors de l’institution de la cène, après leur avoir donné la coupe : Que depuis cette heure, « je ne boirai point de ce fruit de vigne, jusqu’au jour que je le boirai nouveau avec vous dans le royaume de mon père ». Le mot nouveau m’étonne, je sens cependant qu’il doit être pris métaphorique ment. Dites-moi votre manière de l’entendre.
Si la figure a été nécessaire pour préparer les apôtres à l’esprit de la cène, et, si elle est encore utile comme la confirmant, ce n’est pas qu’avant et depuis les apôtres il n’en ait existé des preuves sans ces signes, comme vous le dites fort bien. Melchisédech, les anges qui apparurent à Abraham sous l’ancienne loi et sous la nouvelle, les choses étonnantes et virtuelles qui accompagnaient la célébration des saints mystères, sans parler de celles que le Christ nous a montrées avant et après l’institution, tout contribue à fortifier la foi et au bien de qui croient au Fils de Dieu.
À propos de ces derniers mots, j’admire que l’Écriture, qui répète sans cesse « que quiconque croit au Fils ne périra point ; que celui qui croit en lui ne sera point condamné, mais que celui qui ne croit point est déjà condamné, parce qu’il n’a pas cru au nom du Fils unique de Dieu ; qui croit au Fils a la vie éternelle, mais qui désobéit au Fils ne verra point la vie, mais la colère de Dieu demeure sur lui ».
J’admire, dis-je, que les prêtres y ayant substitué ceux-ci ; Hors l’Église, point de salut, en mettant l’Épouse à la place de l’Époux, pour augmenter par là leur influence et sur les consciences et sur les bourses des âmes timorées, et que sans regarder à tous les changements qu’ils avaient apportés dans le culte du Christ, qui n’aurait dû être qu’esprit et vie, en le matérialisant ils ne s’apercevaient pas qu’ils le détruisaient autant qu’il était en leur pouvoir. De là, par exemple, le pouvoir donné au simple prêtre d’absoudre de tous les crimes qui attaquaient le dogme et en quelque sorte la divinité du Christ, dans le temps qu’il n’y avait que les évêques qui pussent absoudre dans certains cas de discipline, comme pour le maigre, la fréquentation des spectacles, etc., et que même il y en avait qui étaient absolument réservés au Saint-Siège.
[Etienne Vialetes D’Aignan]
Note sur l’origine de ces documents
C’est à Bernard-Pierre Girard, historien tourangeau, que nous devons la mise à jour de ces documents. Rappelons que c’est à lui que nous devons également la découverte de la véritable maison natale de Saint-Martin fin 1977, qui corrige la confusion faite en 1946 avec une autre maison de la même rue. A la fin de l’année 1977, Bernard-Pierre Girard remarqua à la bibliothèque municipale de Tours l’existence d’un microfilm offert en 1962 par dom Guy-Marie Oury (1929-2000), moine de l’abbaye de Solesmes et historien de la Touraine. Bernard-Pierre Girard informa Robert Amadou de l’existence de ces documents qui comprenaient des textes martinistes importants. Philippe Encausse annonça cette découverte comme étant celle de Robert Amadou dans le numéro de janvier-mars 1978 de la revue L’Initiation, « Encore des inédits de Saint-Martin », p. 42. Robert Amadou publiera une étude détaillée et un inventaire de cette découverte dans Le Courrier d’Amboise, bulletin mensuel d’information, « D’Amboise à Saint-Pierre-de-Solesme, des inédits du Philosophe inconnu, n° 95, juin 1979, p. 27-29. Il exprime discrètement, dans une note en bas de page, ses remerciements à Bernard Girard pour lui avoir signalé la présence de ce manuscrit.
Les documents qui composent le manuscrit de Solesmes, comportent quelques textes de la main de Saint-Martin, mais la partie la plus importante est constituée de textes copiés par Étienne Jean-Baptiste Cartier (1780-1859) d’après les originaux conservés par son ami Nicolas Tournyer (1764-1840) cousin et héritier d’une partie des documents de Saint-Martin. Le fils d’Étienne Jean-Baptiste Cartier, également prénommé Étienne (1813-1887) historien de l’art, moraliste et peintre les légua à l’abbaye de Solesmes, où il s’était retiré à la fin de sa vie.
Outre la copie de dix-huit échanges entre Saint-Martin et Vialetes d’Aignan, le manuscrit de Solesmes contient le ms autographe de Saint-Martin du Livre rouge ; deux pensées de Charlotte de Boecklin ; un Psaume (n° 1 à 22) d’Étienne Cartier ; la « Copie d’un manuscrit de Martin [sic] ayant pour titre ‘’Suite du grand Traité commençant à la page 233 et finissant à celle 250 du manuscrit », copie de Nicolas Tournyer ; une lettre autographe de Saint-Martin du 3 pluviôse (an XI [1803]) ; des remarques sur l’édition des Œuvres Posthumes de Saint-Martin par Étienne J.-B. Cartier ; une lettre autographe de Karl August Varnhagen von Ense à Nicolas Tournyer du 7 août 1843 ; une note de M. de Conzié, archevêque de Tours.
Ces documents ont été publiés par Robert Amadou (nous y reviendrons ultérieurement). Dans un autre article, « Les Cartiers, d’Amboise et Louis-Claude de Saint-Martin », publié dans le Courrier d’Amboise, bulletin mensuel d’information n° 96, juillet-août 1979, p. 43-46, Robert Amadou, revient sur la famille Cartier en précisant ses relations avec celle du Philosophe inconnu. Il donne aussi des informations sur le légataire du manuscrit à la l’abbaye de Solesmes, Étienne Cartier auteur d’un nombre important d’ouvrages sur l’histoire de l’art, la numismatique, traducteur (Dialogue, Lettres et Traités… de sainte Catherine de Sienne, d’après l’italien). Il est aussi l’auteur de Lumière et ténèbres, lettre à un Franc-maçon (Paris, Letouzey, 1888), ouvrage antimaçonnique publié juste après sa mort, où il critique Martinès de Pasqually et Saint-Martin, présentant ce dernier comme le « chef des Martinistes ». Il en va de même pour d’autres personnages comme Cagliostro, « qui fit des dupes dans toutes l’Europe », ou pour Jacob Boehme et Emmanuel Swedenborg (p. 109).
Dominique Clairembault (18/05/2019)
Notes :