Le prince Charles de Hesse-Cassel (1774-1836), grand-maître provincial de la Haute et Basse Allemagne et du Danemark, participa à la plupart des sociétés secrètes de son temps. D’abord au sein de la Stricte Observance Templière puis du Régime écossais rectifié (Eq. a Leone Resurgente), mais également dans les Frères de saint Jean l’évangéliste d’Asie en Europe (Melchisédech) [1] Né en 1744 à Cassel, est mort en 1836 au manoir de Gottorp, près de la ville de Slesvig, capitale des duchés de Slesvig-Holstein dont il était le gouverneur. Il était le beau-frère du roi Chrétien VII de Danemark. . Il accepta aussi d’entrer dans les Illuminés de Bavière (Aaron), dans l’unique but d’étouffer leur influence. Fasciné par le merveilleux, il hébergea le comte de Saint-Germain, le « rose-croix immortel », qui meurt chez lui, le 27 février 1784. Dans ses Mémoires, après avoir parlé de séjour du comte, il évoque quelques souvenirs en relation avec les illuminés de Bavière et le Convent de Wilhelmsbad.
« L’année 1782 fut fixée pour la convention maçonnique de Wilhelmsbad. Le Duc Ferdinand, grand-supérieur de l’ordre, m’en parla déjà un couple d’années avant, et la désirait avec empressement. J’avoue que je ne la désirais point, au moins de sitôt, mais après beaucoup d’écritures et de correspondances de toute espèce elle fut décrétée et rassemblée dans l’été à ce bain. Nous y fîmes la connaissance de bien des personnes fort intéressantes, et qui possédaient beaucoup de connaissances. J’étais dans ce temps-là grand-maître provincial des deux provinces allemandes, et de l’Italie, mais que je cédais alors pour faire une province séparée. Je ne puis me permettre de parler des ouvrages qui s’y firent ; suffit, qu’on améliora infiniment dans cet ordre, et qu’une tendance religieuse remplaça les buts précédents.
Dans ce même temps une nouvelle société s’était formée en Allemagne, surtout en Bavière, qui se nommait les Illuminés. Plusieurs de ses inventeurs se tenaient à Francfort ; ou se montraient aussi, sans qu’on les connût pour tels, à Hanau. Ils tâchaient de gagner plusieurs des députés à ce système inique, qui avait beaucoup de rapport dans son principe au jésuitisme, et surtout au jacobinisme. Ils firent aussi quelques prosélytes parmi les députés mais sans y gagner beaucoup.
Ce ne fut que l’année d’après qu’un d’eux, Mr Bode, vint chez moi a Cassel, pour me parler à l’égard de ce nouvel ordre, qui se masquait sous les premiers degrés de la maçonnerie. Le commencement paraissait mener au bien, la fin était le renversement de l’église et des trônes. Mr. Bode était un fort honnête homme, et qui était très-bien intentionné. Il me remit les cahiers en me disant :
Voici un système qui peut faire le malheur de l’humanité, s’il tombe en mauvaises mains, mais gouverné par un homme qui pense bien, il peut aussi faire beaucoup de bien. Je les remets dans vos mains, en ayant les pleins pouvoirs de l’ordre, et vous voudrez bien en être un des chefs ; c’est le nord de l’Allemagne, le Danemark, la Suède et la Russie, qui dépendront entièrement de vous. »
Il me laissa les papiers, et me dit qu’il reviendrait prendre mes ordres dans quelques heures. Je les parcourus le plus promptement que je pus, priant Dieu du fond de mon cœur, de me guider dans une affaire d’une importance aussi majeure pour le bien du monde. Je vis bientôt de quoi il s’agissait, et mon premier mouvement fut de témoigner, combien j’abhorrais les horreurs qui s’y trouvaient. Mais bientôt je sentis, comme Bode, le mal qui en pourrait résulter dans des mains ambitieuses, égoïstes et se mettant au-dessus des lois de la religion et de la morale. Je ne balançais point, et je répondis à Bode, quand il revint chez moi, sur la question qu’il me fit :
Eh bien, avez-vous lu les papiers ? Comment les trouvez-vous ? Accepterez-vous la charge qui vous est offerte ?
— Je n’ai point lu encore jusqu’à la fin, mais j’accepte la charge, avec la condition coutumière dans les hauts grades de l’ordre de la maçonnerie, que personne ne puisse être reçu qu’avec ma permission.
— Cela s’entend, répondit-il, et vous pouvez être sûr de pouvoir tout arranger, comme vous le trouverez bon. »
Le nom de la charge s’appelait : « le national du Nord ». C’était un plan parfait de l’introduction du jacobinisme. Je reçus les listes des membres déjà existants. Elle n’était heureusement pas forte, et lorsque je retournai en Danemark, je parlai à plusieurs des premiers, chacun séparément, mais qui n’avaient pourtant pas encore les hauts grades, et ne connaissaient aussi point l’abîme où on les entrainait. Je les en instruisis, en leur disant que je n’avais accepté d’être le chef du Nord, que pour arrêter les progrès de cette monstrueuse société. Dieu soit loué, elle ne fit plus un pas dans le Nord, au moins de mon su. Les persécutions commencèrent en Bavière, et le jacobinisme ne put prendre racine en Allemagne, comme il le fit en France, où j’appris déjà à Wilhelmsbad qu’on préméditait une révolution.
Je retourne à la convention de Wilhelmsbad. Le duc Ferdinand, la voyant traîner en longueur, obligé de retourner à Brunswick, me pria d’en prendre la direction et d’en faire la clôture. J’eus le bonheur d’y réunir les esprits, en partie très échauffés les uns contre les autres. Tous versèrent des larmes pendant mon discours de clôture, et des ennemis à outrance s’embrassèrent sincèrement en se séparant pour jamais, la plupart retournant dans les pays les plus éloignés, l’Italie, la Hongrie, etc.
Pendant la tenue de la convention, le grand-duc Paul de Russie et son épouse passèrent à Francfort, où ils s’étaient donné un rendez-vous avec la Landgrave ma belle-mère, tante de celle-ci. Je m’y rendis, et j’y fis la première connaissance de ma belle-mère, dont je chéris encore la mémoire. Le grand-duc arriva le soir tard, et ils ne soupèrent qu’en petite société, ne voulant voir personne. Il voyageait sous le nom de comte du Nord. Je demeurais dans le même hôtel. Le lendemain matin il se fit annoncer chez moi avec le comte de Romanzow, envoyé de Russie.
C’était le jeune prince le plus poli, le plus instruit et, pour moi, le plus intéressant, que j’aie vu. Il se lia avec moi, pendant la journée que je passai avec lui et son épouse à Francfort, de la manière la plus intime et la plus prompte. Il me témoigna une vraie joie en apprenant que je me rendrais à Stuttgart pour lui faire ma cour. Son épouse me parut une Princesse accomplie. Ils se rendirent de là chez leurs parents à Borentrut, et vinrent de là par Carlsruhe à Stuttgart.
Je partis vers ce temps de Wilhelmsbad pour Carlsruhe, où je passais trois jours chez le respectable Margrave d’alors, qui me combla de bonté et d’amitié. Je me rendis de là à Stuttgart. Je ne pus être présenté au duc Charles d’alors, que le moment avant l’arrivée du grand-duc etc., à la rencontre desquels il avait été. Aussi le premier mot qu’il me dit, fut :
Je viens de la frontière de mes états (à quatre pas de là) où j’ai été à la rencontre de mon enfant. » (la Grande-duchesse était la fille de son frère Frédéric.)
On annonça leur arrivée, et le Duc descendit le perron pour donner la main à la Grande-duchesse. Je restais au haut du perron, dans la porte. Le Grand-duc donnait la main à sa belle-mère. Lorsqu’il me vit, il s’arrêta tout-à-coup devant moi, et me sauta au cou en disant :
Mon Dieu, que je suis aise de vous voir ! »
Pendant tout son séjour à Stuttgart il me donna les preuves les plus claires d’une vraie amitié. Il vint souvent me voir en ville le matin, et dans les spectacles il se reculait derrière les autres, et s’asseyait avec moi, conversant avec moi tout le temps. Son cœur et son esprit étaient excellents, mais, aigri par les chagrins de toute espèce, qu’il éprouvait sous le règne de la grande Catherine, sa mère, il ne monta pas avec des dispositions aussi heureuses sur le trône, et son règne ne répondit pas à l’attente que ses belles qualités m’avaient donnée de lui. Néanmoins je crois qu’on lui a donné mille torts qu’il n’avait point. — Ses premières vivacités doivent avoir été terribles, mais il les réparait sur-le-champ, s’il en était encore temps, par les plus grands sacrifices. Son assassinat fut terrible, et ses assassins se plaisèrent à le faire souffrir, de manière que sa mort fut affreuse.
Son épouse, qu’on avait su écarter, fut au désespoir, et ne put forcer la porte pour venir à son secours. Son fils et successeur Alexandre le fut aussi, et ne voulut absolument pas se montrer à la proclamation si nécessaire, et ce fut son frère Constantin qui eut soin de la proclamation, tandis que le nouvel Empereur se désolait de l’affreuse mort de son père. Je retourne à Stuttgart. »
Mémoires de mon temps, dictés par S. A. le landgrave Charles, prince de Hesse, Copenhague, Gyldendal, Libraire, J. H. Schultz, 1861, p. 136-140.
Notes :