Le marquis de Blosseville nous peint ici le portrait de la duchesse de Bourbon. Il évoque principalement la période qui suivit son retour en France après plusieurs années d’exil en Espagne.
Les événements de 1814 ramenèrent en France la mère du duc d’Enghien, la duchesse de Bourbon, Louise-Marie-Thérèse-Bathilde d’Orléans, princesse d’une grande indépendance d’esprit, d’un caractère bizarre et d’une singulière originalité. Instruite, amie des arts, elle n’avait guère adopté des passions politiques de son temps que celles que développait une philanthropie tantôt bien, tantôt mal dirigée, mais toujours poussée à l’extrême.
Elle avait abondé avec une infatigable activité et un mysticisme persévérant dans tout ce que le XVIIIe siècle avait accumulé d’illuminisme et de théories empiriques. Née dans un temps d’incrédulité, elle adoptait à la fois les nouveautés les plus contradictoires, la théosophie, la phrénologie comme le martinisme ; tout ce qui tenait du merveilleux l’attirait et elle portait une foi robuste à toutes les prophéties, sans s’inquiéter le moins du monde de les concilier entre elles. De ce chaos d’idées et de sensation il est sorti, à Barcelone, au temps de l’Empire, des volumes fort curieux au fond, quoique peu lisibles, devenus très-rares et condamnés par la congrégation de l’Index. La princesse a de son vivant fait imprimer à petit nombre des Mémoires que sa famille a supprimés. Un exemplaire échappé à cette destruction aurait une grande valeur.
Mais ce qui caractérisait surtout la duchesse de Bourbon, c’était la passion de la charité. Dans sa prospérité comme dans l’exil, à Petit-Bourg comme à Soria, sous les verrous même de la Révolution, pendant une captivité de deux ans au fort Saint-Jean de Marseille, jamais elle n’a cessé de soigner les malades ; toujours à côté d’elle, un hospice. Dans sa famille ont la nommait la Sœur grise.
On peut s’étonner à bon droit qu’à une époque aussi féconde que la nôtre en études biographiques bien laites, une physionomie aussi à part n’ait pas encore tenté quelque chercheur. La duchesse de Bourbon entretenait une vaste correspondance qui ne doit pas être entièrement perdue.
La comtesse de Chastenet avait sa part de cette correspondance. Admise dès ses jeunes années dans l’intimité de la princesse, une égale vocation pour les œuvres de charité, et un peu aussi une croyance commune au magnétisme, avaient maintenu de loin comme de près une parfaite entente sur quelques points, et une grande liberté de discussion sur tous les autres.
A peine réinstallée dans son hôtel de la rue de Varennes, la duchesse de Bourbon n’eut pas plutôt établi sous son toit un hospice d’Enghien, quelle voulut reconstituer son cercle intime. Hélas ! combien de noms manquèrent à l’appel, effaces par l’exil ou par l’échafaud !
La comtesse de Chastenet fut bientôt avertie qu’un appartement distinct et complet serait mis à sa disposition toutes les fois qu’elle reverrait Paris, et il en fut toujours ainsi pendant les sept années que la princesse vécut encore.
Ainsi s’était reformé un de ces salons tels que l’on n’en voit plus guère, un de ces salons où l’on savait causer, où le temps passé et le temps présent se rencontraient en bonne intelligence, les proches parents d’abord, les alliés aussi, les amis des temps heureux et des temps mauvais, les compagnons d’exil les fidèles au magnétisme et l’élite de la Touraine.
Là venaient à certains jours quelques privilégiés fort dissemblables, mais unis sous un même sceptre, car la comtesse savait régner dans son salon. On y voyait le marquis de Puységur, son beau-frère ; le comte Louis le Peletier d’Aunay, son neveu ; un commensal de Lisbonne, le futur cardinal de Latil, l’abbé Frayssinous, Bergasse, Fiévée, La Mennais, le comte Auguste de la Rochejaquelein, le Balafré ; le conseiller d’État Esmangart, M. de Genoude, qu’on accusait de savoir hébreu, et qui ne s’en défendait pas ; l’héritier du nom de Cazotte, d’autres encore; parmi les dames, moins nombreuses, la duchesse de Duras, la princesse de Talmont, la marquise de Biencourt, Mlle Léontine de Fleury, qui devint bientôt Mme de Genoude.
La duchesse de Bourbon survenait quelquefois sur la pointe des pieds, charmée quand on ne paraissait pas s’apercevoir de son entrée. De tous ces heureux un seul survit, modeste étudiant alors, qui n’a pas su justifier le privilège de son admission en conservant par écrit quelques traces de ces entretiens si instructifs, de ces causeries si ingénieuses. Il lui reste, mais ce n’est que pour lui, le souvenir vivant d’une supériorité tempérée par la bonté la plus affable.
Deux brillants officiers aidaient parfois leur tante à faire les honneurs de ce salon : le colonel comte de Salperwick, et le comte Paul, depuis marquis de Puységur, le cinquième des Puységur qui viennent ici de père en fils affronter la critique littéraire.
Extrait de : Les Puységur, leurs œuvres de littérature d’économie politique et de science : Étude par le marquis de Blosseville,Apris, A. Aubry, 1873, p. 130-134.