« Le monde m’a repoussé à cause de l’obscurité de mes livres », écrit Saint-Martin (Œuvres posthumes, 1807, t. 1). Assurément, ce livre ne contribuera pas à éclairer ceux qui aspirent à entrer dans l’intimité de la pensée du Philosophe inconnu.
Dans le dernier numéro de la Revue du Dix-Huitième Siècle (n° 53, 2021, p. 818-819), Nicole Jacques-Lefèvre publie la recension du livre de Jean-Louis Ricard, L’Initiation par l’intime : Louis-Claude de Saint-Martin, Le Philosophe Inconnu, une voie alternative entre Théurgie et Alchimie (éd. La Tarente, novembre 2020). D’emblée, elle souligne le point faible de cet ouvrage :
La psychanalyse, lorsqu’on en fait un usage prudent, peut apporter d’intéressants éclairages aux textes et c’était une bonne idée de vouloir comprendre la généalogie de l’imaginaire de Saint-Martin en évoquant, au début de cette thèse dirigée par Béatrice Didier [1] Thèse présentée en décembre 2002 à l’université Paris VIII. Ce travail concluait une étude commencée en 1994 avec un mémoire de maîtrise sous la direction de Patrick Brasart, Étude sur « Le Crocodile ou la guerre du bien et du mal » de Louis-Claude de Saint-Martin, maîtrise de lettres modernes, université Paris VIII, 1994-1995, texte qui a été publié dans la revue L’Esprit des Choses, n° 24, 1999 ; n° 25-26, 2000 ; n° 28. , son enfance et les premières années de sa vie d’adulte. Mais on reste dubitatif lorsqu’on lit qu’à la source de son écriture est sa « relation symbolique incestueuse avec sa belle-mère », car « l’encre constitue ainsi une autre forme de sécrétion corporelle se substituant au sperme », et que sa poétique mystique fut « méditée dès les années de son enfance ».
L’hypothèse d’une relation incestueuse imaginaire qui aurait provoqué un transfert vers l’écriture, allégation défendue par Jean-Louis Ricard dans la première partie de son ouvrage, nous semble en effet hors de propos (p. 34). Les quelques lignes que Saint-Martin consacre à sa belle-mère dans Mon portrait ne permettent pas de tirer de telles conclusions.
Comme le souligne Nicole Jacques-Lefèvre, « il ne suffit pas de citer pêle-mêle Jung, Bachelard, et Marguerite Yourcenar » pour convaincre du bien-fondé de ses affirmations. Ajoutons que les propos de Jean-Louis Ricard, qui veut que Saint-Martin ait eu une adoration pour la femme sublimée, nous semblent excessifs. En effet, son Portrait est parsemé d’affirmations relevant de la misogynie.
Nicole Jacques-Lefèvre voit dans le chapitre que ce livre consacre à la Révolution « un regroupement de citations critiques sans cohérence », et souligne la banalité des propos de l’auteur. « On lui saura gré, précise-t-elle, de révéler que l’Encyclopédie ‘’n’a pu être influencée par les événements’’ de la Révolution ! » Concernant la relation de Saint-Martin à la noblesse, elle évoque les positions contradictoires de l’auteur d’une page à l’autre.
Pour ce qui est de l’analyse du Crocodile, sur lequel l’auteur s’attarde longuement, Nicole Jacques-Lefèvre considère qu’il n’apporte pas grand-chose de nouveau, sinon des obscurités supplémentaires en se livrant par exemple à des interprétations sur la symbolique de la ponctuation de l’ouvrage. L’auteur interprète en effet les points de suspension présents dans certains passages comme représentant les « batteries » d’un rituel maçonnique. Il fait preuve de beaucoup d’imagination en établissant des rapprochements entre le nombre de ces points dans les divers chants du Crocodile et la doctrine des élus coëns, ou le tarot de Marseille… Dans ce chapitre, comme cela se produit d’ailleurs dans d’autres parties de l’ouvrage, l’auteur renvoie à des illustrations qui sont absentes de l’ouvrage (p. 40, 153, 157, etc.). Ces illustrations, qui figuraient dans les annexes insérées dans la thèse de l’auteur, n’ont pas été reproduites dans le livre !
Jean-Louis Ricard voit de la magie et de la théurgie partout. Pour appuyer ses théories, il prend à témoin des manuscrits martinistes conservés à la BnF, textes cotés FM4 508 et FM4 509, qu’il attribue au Philosophe inconnu (p. 163). Il assigne à la répétition de certains mots des vertus incantatoires engendrant une sorte de procédé hypnotique… (p. 173.) Nous ne nous arrêterons pas ici sur ces théories fantaisistes ni sur les erreurs de transcription dans les extraits cités (p. 161-173). Nous nous contenterons de renvoyer le lecteur à l’étude sur les manuscrits en question publiée par René Désaguliers dans la revue Renaissance Traditionnelle en 1989, [2] « Les Cahiers A et G. Les Cahiers D1 à D9. Découverte de deux textes inconnus de Jean-Baptiste Willermoz », Renaissance Traditionnelle, n° 80, octobre 1989, p. 241-281. étude dont l’auteur semble ignorer l’existence, s’attribuant la découverte de ces documents (p. 160) pourtant retranscrits et analysés il y a plus de trente ans par René Désaguliers. Comme le démontrait son article, les manuscrits de la BnF dont il est question sont des copies de cahiers rédigés par Jean-Baptiste Willermoz.
D’une manière générale, les remarques de Jean-Louis Ricard sur la question des relations du Philosophe inconnu avec les Chevaliers Bienfaisants de la Cité Sainte (R.E.R.) témoignent d’une méconnaissance de ce sujet. Comment peut-on en effet prétendre que les grades de la classe secrète du Régime écossais rectifié possèdent une « vocation théurgique voulue par ses auteurs, que sont J.B. Willermoz et Saint-Martin ? Non seulement ce dernier n’a pas participé à l’élaboration des grades du Régime écossais rectifié, mais il faut faire preuve de beaucoup d’imagination pour voir dans ces rituels des éléments relevant de la théurgie. Notons qu’il accuse au passage les collaborateurs de la revue Renaissance Traditionnelle d’ignorer l’aspect théurgique des rituels en question (p. 171-172).
Dans L’Initiation par l’intime : Louis-Claude de Saint-Martin…, Jean-Louis Ricard s’attarde longuement sur l’histoire des Rose-Croix, aussi Nicole Jacques-Lefèvre s’étonne-t-elle avec raison d’y lire que Saint-Martin était fasciné par la Rose-Croix, sujet que le théosophe n’aborde jamais dans ses écrits. On pourrait faire les mêmes critiques lorsqu’il prétend que Saint-Martin avait de l’attirance pour « l’épopée militaire » ou pour les « ordres militaires, voire chevaleresques » (p. 39, 45).
Pour ce qui est de la partie concernant l’écriture saint-martinienne, Nicole Jacques-Lefèvre reproche à l’auteur de ne pas avoir différencié ce qui concerne Saint-Martin de ce qui relève de Martinès de Pasqually. Elle souligne d’ailleurs que les citations données dans ce livre sont « quelquefois erronées, voire inventées, coupées de leur contexte, mal comprises, ou sans référence ». Cette remarque sur le manque de rigueur dans les citations peut d’ailleurs s’étendre aux autres chapitres. Nicole Jacques-Lefèvre s’étonne également des critiques de l’auteur relatives à la syntaxe de Saint-Martin, alors que son propre texte est « parsemé d’expressions aberrantes ». Rappelant que ce livre reprend la thèse de doctorat de l’auteur, elle termine son analyse en précisant : « Les textes du Philosophe inconnu ne sont certes pas d’une lecture toujours facile, et l’interprétation de sa pensée est souvent ardue, mais on aurait pu s’attendre, dans le contexte universitaire d’une thèse, à un minimum de sérieux. »
Comme le note Nicole Jacques-Lefèvre, même la bibliographie proposée en fin d’ouvrage souffre d’erreurs étonnantes. Plusieurs livres d’auteurs comme A. Franck, A.-E. Waite, L. Moreau ou Steel-Maret sont classés dans la catégorie « Brochures » (p. 366-365). Parfois, le nom d’un éditeur est confondu avec celui d’un auteur (Klincksieck, p. 366). Ajoutons que Jean-Louis Ricard parle de Ecce homo, ouvrage publié par Saint-Martin en 1792, comme d’un « manuscrit » (p. 37), etc. Depuis la présentation de sa thèse en 2002, plusieurs ouvrages en relation avec ce sujet ont été publiés. C’est le cas par exemple du Grand Manuscrit d’Alger, publié par Georges Courts (Arqa, 3 vol, 2009, 2013, 2017), manuscrit auquel l’auteur fait plusieurs fois référence dans son étude. Citons également le livre de Nicole Jacques-Lefèvre, Louis-Claude de Saint-Martin, le Philosophe inconnu (1743-1803), (Paris, Dervy, coll. « Bibliothèque de l’Hermétisme », 2003), ainsi que de la réédition de la Lettre à un ami ou considérations politiques, philosophiques, et religieuses sur la Révolution française, texte présenté et annoté par Nicole Jacques-Lefèvre (Paris, Jérôme Millon, 2005). Il aurait été d’autant plus utile d’ajouter ces publications dans la bibliographie que Jean-Louis Ricard cite souvent les travaux de Nicole Jacques-Lefèvre. Il aura malgré tout corrigé une erreur présente dans sa thèse à propos du « Fonds Z », qu’il situait à la bibliothèque municipale de Lyon alors qu’il s’agit d’un fonds privé que Robert Amadou présente sous ce nom sans en donner l’origine exacte.
Est-il utile de préciser que nous partageons l’analyse publiée par Nicole Jacques-Lefèvre dans la Revue du Dix-Huitième Siècle ? Ayant eu l’occasion de consulter en 2008 la thèse de Jean-Louis Ricard, nous avions alors nous-même constaté les faiblesses de son travail. Lors de la publication de son livre à la fin de l’année 2020, nous nous étions interrogé sur l’intérêt de présenter un ouvrage qui, au final, ne contribuera qu’a égarer les lecteurs en les conduisant sur de fausses pistes. Nous avons été rassuré sur notre jugement en prenant connaissance de l’analyse de Nicole Jacques-Lefèvre, qui, rappelons-le, est l’une des meilleures spécialistes de l’œuvre de Saint-Martin.
D. Clairembault, le 15/09/2021
Notes :