Louis-Claude de Saint-Martin n’a pas participé de façon active à la Révolution française, mais il en a été le témoin enthousiaste. Il a vu dans les différents événements qui précipitaient la France dans le sang et la terreur, une possibilité de réactionner les facultés endormies de l’homme et de mobiliser les énergies qui allaient le conduire au bonheur individuel et collectif qui est son droit naturel. Cette période l’a de plus incité à repenser et à préciser les réflexions à la fois politiques, philosophiques et religieuses qui parcourent toute son œuvre.
La rédaction de la Lettre à un ami en 1795 correspond à son désir de contribuer au mouvement révolutionnaire avec les moyens qui lui sont propres : ceux de l’écriture. D’emblée, Saint-Martin y affirme le caractère positif de la Révolution, avant de se livrer à une démonstration de l’existence de Dieu et de la nécessaire collaboration de l’homme au plan divin. Il analyse ensuite le phénomène révolutionnaire, s’interroge sur la finalité des sociétés naturelles, civiles et politiques, brosse le tableau d’une société idéale, pour aboutir à l’apologie d’un « gouvernement théocratique divin, spirituel et naturel ». Il conclut enfin en redisant l’espérance qu’il fonde sur cette « majestueuse Révolution ». Son élan enthousiaste et citoyen sera déçu : l’ouvrage sera à peine regardé.
C’est à Nicole Jacques-Lefèvre, une des meilleures spécialistes du Philosophe inconnu, que nous devons la réédition de ce texte. Sa préface, d’une soixantaine de pages, est destinée à « faciliter la compréhension des conditions d’écriture de la Lettre, et à en éclairer les différents motifs en les replaçant dans le contexte plus général des théories de l’auteur, mais aussi de la pensée des Lumières. » S’appuyant notamment sur le Portrait historique et philosophique de Saint-Martin, Nicole Jacques-Lefèvre évoque ainsi le climat à la fois intérieur et intellectuel dans lequel évolue le théosophe durant la période révolutionnaire. Elle montre comment les thèmes fondateurs de la Lettre et l’interprétation de la Révolution par le Philosophe inconnu trouvent leur origine dans sa vision en trois actes de la destinée humaine : gloire originelle, chute et réintégration. Comme le dit fort justement Nicole Jacques-Lefèvre, Saint-Martin tente ici « d’intégrer l’histoire immédiate à ses rêves, ou d’incarner ses rêves dans une historique réalité ».
Il s’agit pour le Philosophe inconnu « de « déchiffer » la Révolution, dans un effort étonnant pour y trouver non seulement la confirmation de tous ses écrits antérieurs, mais aussi le texte d’une destinée où l’homme doit se réinscrire dans le devenir malencontreusement interrompu par la chute d’Adam, et, développer ses facultés latentes mais étouffées par une histoire désastreuse, laisser s’épanouir en lui « l’homme-esprit », « l’homme-dieu ». La notion de crise est certes omniprésente dans la Lettre, mais il s’agit d’une crise féconde, qui aboutit à l’avènement de l’homme-esprit. Comme l’accomplissement du plan divin est inséparable de l’administration des mondes par l’homme, l’accomplissement de l’homme – qui est la réintégration dans sa fonction d’homme-esprit – est inséparable du salut public.
Nicole Jacques-Lefèvre fait suivre sa présentation de la Lettre à un ami par un intéressant appendice sur Saint-Martin et Rousseau. En effet, « si l’on excepte Voltaire, cité une fois, [il] est le seul écrivain commenté dans sa Lettre ». Aussi était-il important de préciser le rapport particulier entretenu par le Philosophe inconnu avec cet auteur.
Marie Frantz
Titre : Lettre à un ami ou Considérations politiques, philosophiques et religieuses sur la Révolution française
Sous titre : Texte présenté et annoté par Nicole Jacques-Lefèvre
Auteur : Louis-Claude de Saint-Martin
Editeur : Jérôme Millon, Paris
Publication : 2005
Nb. p. : 206 p.
ISBN : 2-84137-182-4
L’auteur de l’introduction et des notes
Nicole Jacques-Lefèvre est professeur à l’université de Paris X-Nanterre, après avoir longtemps enseigné à l’E.N.S. de Fontenay-Saint Cloud. Membre actif de la Société française d’étude du dix-huitième siècle, spécialiste de la littérature du siècle des Lumière et des rapports entre la littérature et les discours du savoir et de la croyance, elle l’est également de l’œuvre du Philosophe inconnu. Elle est par ailleurs l’auteur de nombreux articles et éditions critiques sur l’histoire de la sorcellerie et les textes de démonologie de la fin du Moyen Age au XIXe siècle [1]. Sa thèse de doctorat d’État, dirigée par Georges Benrekassa et intitulée Le théosophe et la sorcière : deux imaginaires du monde des signes. Études sur l’imaginaire saint-martinien et sur la démonologie [1. Nicole Jacques-Lefèvre a soutenu sa thèse de doctorat d’État le 11 février 1994, à l’université de Paris VII-Denis Diderot.] , est emblématique d’une démarche toute personnelle, marquée par la volonté de rompre avec les visions parfois simplistes ou réductrices d’une pensée écartant de son champ la dimension historique, l’intertextualité, ou l’imaginaire collectif ou individuel qui sous-tend certaines formes d’écriture. Nicole Jacques-Lefèvre convoque l’un et l’autre. Sa thèse ose ce rapprochement saisissant – d’aucuns diront provocateur –, entre le monde de la sorcière et de ses accusateurs et celui de Louis-Claude de Saint-Martin, mondes peuplés tous deux de signes à déchiffrer. Elle souligne la permanence de la réflexion sur le signe, le langage et la parole dans l’œuvre du Philosophe inconnu.
De 1976 à 1990, elle collabore avec Antoine Faivre aux Cahiers de Saint-Martin, dont l’objectif est de contribuer à une meilleure connaissance des œuvres du Philosophe inconnu et de l’illuminisme au XVIIIe siècle [2. Voir la présentation des Cahiers de Saint-Martin sur ce site.], tout en ne cessant pas d’écrire de nombreux articles sur le théosophe d’Amboise pour d’autres publications [Bibliographie (Pdf)]. Elle édite entre autres le traité sur les nombres de Saint-Martin, d’après le manuscrit de Léonard-Joseph Prunelle de Lière, qu’elle fait précéder d’une remarquable introduction sur la fonction des nombres dans la théosophie saint-martinienne (Les Nombres, Nice, Bélisane, 1983). En 2003, elle publie un livre consacré au Philosophe inconnu, dans lequel elle propose une « analyse de ses théories, de l’imaginaire qui s’y exprime, de ses conceptions de la nature et du devenir de l’homme dans le monde, de sa réaction à l’événement révolutionnaire » (Louis-Claude de Saint-Martin, le philosophe inconnu (1743-1803), Paris, Dervy, coll. « Bibliothèque de l’Hermétisme »). Déjà elle y aborde la confrontation du Philosophe inconnu aux événements révolutionnaires, qu’elle traite en trois volets : Saint-Martin et la Révolution : l’élaboration d’une philosophie de l’histoire ; Une représentation fantastique du Paris révolutionnaire : Le Crocodile, « poème épico-magique » ; Un affrontement symbolique à l’École normale de l’an III : Saint-Martin critique de l’idéologie, ou la « bataille Garat ». Le lecteur soucieux de compléter sa lecture de la Lettre à un ami s’y reportera donc avec profit.
L’œuvre de Nicole Jacques-Lefèvre se distingue non seulement par sa fécondité, mais également par son approche à la fois rigoureuse et non dénuée de sensibilité, de l’œuvre du Philosophe inconnu, dont elle interroge aussi bien le texte que l’écriture. Pour elle, Louis-Claude de Saint-Martin n’est ni « le porte-parole d’une vérité absolue, anhistorique, dont il n’aurait été que l’un des jalons », ni « le chef de file de l’anti-philosophisme le plus radical et le représentant d’une pensée politique conservatrice », pas plus qu’un mystique plus ou moins mondain, coupé de la réalité historique, mais un homme ayant lu ses contemporains pour mieux engager le débat avec eux, tout à la fois en rupture et en dialogue. Un homme s’interrogeant sur les grandes problématiques de la destinée humaine que sont le langage, l’écriture ou la société idéale. Un homme confronté aux difficultés de son temps, qu’il tente de déchiffrer tout en repensant et en précisant sa philosophie de l’histoire. Un homme condamnant le dogmatisme religieux, mais aussi une forme de contemplation stérile car inactive, voire narcissique.
Ajoutons enfin que cette grande spécialiste du Philosophe inconnu possède une fort belle plume, et que l’intelligence à ce point alliée à la beauté de l’écriture, ne peut que rendre sa lecture enthousiasmante.
Sommaire
Avertissement par Nicole Jacques-Lefèvre
Préface par Nicole Jacques-Lefèvre
La Lettre à un ami : Louis-Claude de Saint-Martin et la Révolution française
I. Saint-Martin dans la Révolution
A. Une période d’intense activité
B. Saint-Martin témoin et commentateur de la Révolution
II. La Lettre à un ami : une lecture illuministe de la Révolution française
A. Circonstances de l’écriture et de la réception de la Lettre à un ami
B. Quelques caractéristiques de l’écriture de la Lettre
C. Le politique et l’illuminisme
D. La Révolution comme avènement du sujet.
E. Un rêve utopique ?
III. Appendice : Saint-Martin et Rousseau
Saint-Martin et la Révolution : bibliographie
LOUIS-CLAUDE DE SAINT-MARTIN :
Lettre à un ami ou Considérations politiques, philosophiques et religieuses sur la Révolution française