Jean-Jacques Lenoir-Laroche (1749-1825) et son épouse Claire furent des amis Louis-Claude de Saint-Martin. C’est chez eux, le 14 octobre 1803 qu’il est décédé. Nous vous proposons de faire connaissance avec ces deux personnalités peu connues dont l’un fit une carrière politique étonnante tandis que l’autre fut une mystique exaltée.
Jean-Jacques Lenoir-Laroche
Avocat et journaliste né à Grenoble, Jean-Jacques Lenoir-Laroche (1749-1825) est l’un des amis de Louis-Claude de Saint-Martin. Comme son compatriote et ami Prunelle de Lière, maire de Grenoble, il est Franc-maçon et chevalier bienfaisant de la Cité sainte du rite écossais rectifié. Dès 1789, il est titulaire du plus haut grade de cet ordre, celui de Grand Profès.
Lenoir-Laroche jouit d’une grande considération à Grenoble. Son mémoire intitulé Observations sur les principes de la constitution des états du Dauphiné lui permettra d’étendre sa notoriété jusqu’à Paris. En 1789, il est nommé député aux États généraux. Après avoir quitté le Dauphiné, il semble prendre ses distances avec la maçonnerie. Il déclare en effet à Périsse Duluc, lui-même membre du R.E.R., ne plus rien croire des enseignements secrets qu’il a reçus.
Installé à Paris, il collabore d’abord au journal Berlot, mais est évincé pour avoir défendu Louis XVI dans un article. De 1795 à 1798, il occupe la fonction de directeur du Moniteur. Il enseigne également la législation à l’École centrale du Panthéon. Il n’hésite pas à exprimer son enthousiasme à l’égard de la constitution de l’an III dans le journal qu’il dirige, et cette prise de position lui vaut d’être nommé ministre de la police sous le Directoire. Il ne peut cependant résister à une charge qui n’est guère faite pour lui, et ne conserve ce poste que quelques jours. Il entre ensuite au Conseil des Anciens, une institution composée de deux cent cinquante membres de plus de quarante ans, mariés ou veufs. Ce conseil est, avec celui des Cinq-Cents, l’une des deux assemblées détenant le pouvoir législatif entre 1795 et le coup d’état de Brumaire (9-10 novembre 1799).
Au cours de cette période, Jean-Jacques Lenoir-Laroche est en relation avec Louis-Claude de Saint-Martin. Dans son journal, ce dernier précise :
J’ai passé délicieusement la soirée du dernier jour de l’an 1799 du XVIII e siècle chez ma bonne amie Mme Lenoir-Laroche, une des femmes des plus vertueuses que j’aie connues, et qui a des vues très louables sur l’éducation des jeunes personnes de son sexe. (Mon portrait historique et philosophique, 1789-1803, Paris, Julliard, 1961, n° 976, p. 399.)
Comment les deux hommes se sont-ils connus ? Il est possible qu’ils se soient rencontrés à Lyon, dans le cadre des activités du R.E.R., à moins que ce ne soit dans les salons de la duchesse de Bourbon, que fréquentaient plusieurs anciens chevaliers bienfaisants de la Cité sainte du Lyonnais et du Dauphiné, comme Périsse-Duluc.
Lors d’un dîner chez Bonnard, Lenoir-Laroche fait la connaissance d’Antoine Fabre d’Olivet. Cette rencontre sera providentielle. En effet, le 24 décembre 1800, ce dernier se trouve impliqué malgré lui dans l’attentat de « la machine infernale » qui manque de coûter la vie à Bonaparte. L’intervention de Lenoir-Laroche lui évite de finir ses jours au bagne. Plus tard, en 1815, Lenoir-Laroche, tout comme Joseph Gilbert, figurera sur la liste des souscripteurs du livre de son ami : La Langue hébraïque restituée. [1. Léon CELLIER, Fabre d’Olivet, contribution à l’histoire des aspects religieux du Romantisme, Paris, Nizet, 1953, p. 68]
À Paris, Jean-Jacques Lenoir-Laroche et sa femme Claire demeurent au Carré Geneviève, École centrale du Panthéon, n° 8, puis au 803 de la rue Porchet, faubourg Saint-Germain. En 1800, ils acquièrent une maison de campagne, dite La Colinière, à Aulnay, commune de Châtenay, près de Paris. Louis-Claude de Saint-Martin, attiré par la douceur de ce lieu surnommé la Vallée aux loups, aime à venir dans cette grande maison. Il semble toutefois que ses relations avec ses amis aient été assez espacées pendant un certain temps. Selon ce qu’on peut déduire de son Portrait, elles ne reprennent véritablement qu’en 1803 :
Pendant le voyage que j’ai fait à Chamarandes et à Lormois, Mme La Roche-Le Noir (sic) est venue me chercher à Paris, pour renouer notre liaison qui s’était un peu ralentie. J’ai trouvé cette digne personne aussi excellente qu’à son ordinaire. Mais son mari, que j’ai revu aussi dans le même temps, m’a paru être actuellement en avant de sa femme ; tandis qu’antérieurement, c’était la femme qui m’avait paru en avant de son mari. (Mon portrait…, op. cit., n° 1102, p. 432.)
Dans le même ouvrage, le Philosophe inconnu évoque le mélange de joie et de mélancolie que lui procure la campagne à Aulnay :
La vue d’Aulnay, près Sceaux et Chatenay, m’a paru agréable autant que peuvent me le paraître à présent les choses de ce monde. Quand je vois les admirations du grand nombre pour les beautés de la nature, et les sites heureux qu’elle nous présente, je rentre bientôt dans la classe des vieillards d’Israël qui, en voyant le nouveau temple, pleuraient sur la beauté de l’ancien (1er d’Esdras 3, 12-13). (Mon portrait…, op. cit., n° 1106, p. 433.)
Le 14 octobre 1803, Saint-Martin vient passer la journée à Aulnay. Il ignore que La Colinière sera sa dernière demeure. En effet, le lendemain, Lenoir-Laroche écrit à Prunelle de Lière :
Venez nous voir, mon cher Delierre ; nous avons besoin de nous consoler mutuellement de la perte commune que nous venons de faire et à laquelle vous ne vous attendez sûrement pas. Ce pauvre St Martin !… il est venu nous voir hier à Aulnay, il est arrivé à trois heures ; il s’est mis au lit à dix heures assez bien portant. À onze il n’était déjà plus. C’est un épanchement dans la poitrine. Nous vous dirons les détails demain. Nous repartons pour le faire ensevelir, mais nous ne partirons pas avant dix heures du matin. Si vous pouviez venir auparavant, ce serait une grande satisfaction pour nous. Je ne puis vous en dire davantage. (Ms n° 2023, Bibliothèque municipale de Grenoble.)
Jean-Jacques Lenoir-Laroche s’occupera auprès d’Antoine Lamaignère, juge de paix du premier arrondissement de Paris, lieu où Saint-Martin était domicilié, des formalités administratives occasionnées par le décès du Philosophe inconnu. (À cette époque, il habitait au n° 668 de la rue Saint-Florentin, actuellement le n° 5 de la même rue).
Le sénateur avait-il, comme on le prétend, tiré un trait sur ses activités maçonniques ? Notons qu’il reste en relation avec Jean-Baptiste Willermoz. Dans l’une de ses lettres, datée de 1811, il évoque en des termes chaleureux celui qu’il nomme « notre ami Saint-Martin » (Ms 5890, bibliothèque de Lyon).
Jean-Jacques Lenoir-Laroche est de ceux qui approuvèrent le 19 Brumaire. Il entre alors au Sénat dans le camp des conservateurs. Il préside la Commission de liberté individuelle, et durant cette fonction, il s’oppose parfois aux exigences de Napoléon. En 1814, il vote la déchéance de l’Empereur : la Restauration débute avec Louis XVIII. Lenoir-Laroche devient alors Pair de France, recevant du roi la pairie à titre héréditaire en 1817. Dans Le Censeur ou Examen des actes et des ouvrages qui tendent à détruire ou à consolider l’État (Paris, Marchant, 1814), Comte et Dunoyer évoquent les brillantes interventions de ce défenseur des libertés et de l’État. Devenu comte, Lenoir-Laroche meurt en 1825.
Il est l’auteur de : Observations sur les principes de la constitution des états du Dauphiné, 1788 ; De l’esprit de la constitution qui convient à la France, et examen de celle de 1793, 1794; Coup d’œil raisonné sur les assemblées primaires, 1795 ; Discours prononcé au Cercle constitutionnel, 1798.
Claire Lenoir-Laroche
L’épouse de Jean-Jacques Lenoir-Laroche, Claire (1762-1821), est parfois présentée comme l’une des plus zélés disciples de Saint-Martin. Cette qualification semble quelque peu excessive, car le Philosophe inconnu n’évoque guère son nom, même si dans Mon portrait, il la présente comme « sa bonne amie », « une des femmes des plus vertueuses » qu’il ait connues (Mon portrait…, op. cit., n° 976).
Née Claire Reguis à Grenoble, en 1762, elle est parfois présentée comme une illuminée, au sens péjoratif du terme. Il semble en effet qu’avec le temps, ses qualités vertueuses se soient transformées en une forme d’exaltation dépassant le raisonnable. C’est à la création du Calvaire des lauriers qu’elle doit sa notoriété. En effet, en 1817, elle fait entreprendre la construction d’un sanctuaire dans le parc qui jouxte la propriété de la Colinière à Aulnay, « dans ce désert où la douleur avait trouvé le salut, la consolation et l’espérance ». Ce monument est « élevé au nom des mères, des veuves, des sœurs et des orphelines des guerriers français, sous l’invocation de la Vierge sainte, mère des affligés, à la gloire du Très-Haut, par la gloire de la Croix ». [2. Description du Calvaire des lauriers, monument élevé au nom des mères, des veuves, des sœurs et des orphelins des braves guerriers français, sous l’invocation de la Vierge sainte, mère des affligés, à la gloire du Très-Haut, par la gloire de la Croix, Paris, 1820. ].
Avec le temps, il connaîtra de nombreuses extensions, avec des dômes, des arcs et des portiques, pour devenir finalement le Calvaire des lauriers. Claire Lenoir-Laroche fonde bientôt une congrégation, l’Institution des dames du Calvaire, consacrée au service des malades et des pauvres, et à l’instruction des jeunes personnes.
Le Calvaire des lauriers fait l’objet de processions exaltées, au point que les autorités en sont bientôt alertées. Le sous-préfet de Sceaux, le maire de Châtenay et le gouverneur des Invalides réclament l’arrêt de ces cérémonies. Le rapport de police qui est alors établi fait état de scènes « fort scandaleuses », où « la décence est peu respectée », sans toutefois préciser la nature de ces excès. Il semble que la décence en question soit probablement à rattacher aux idées politiques exprimées par Claire Lenoir-Laroche lors des discours ponctuant les cérémonies des dames du Calvaire. Le rapport de police concernant celle du 25 septembre 1820 signale que les nombreuses inscriptions qui tapissent le lieu sont « de nature à exalter l’imagination dans un sens contraire au gouvernement ». Cependant, si, comme le précise Robert Amadou, « on rencontre chez Mme Lenoir-Laroche beaucoup de vérités chrétiennes : la prière, la piété, la ferveur […], le don de sagesse manque à l’illuminée du Calvaire […] » et elle « verse dans un dolorisme suspect » [3. Robert AMADOU « Le Calvaire des lauriers de Madame Lenoir-Laroche », Trésor martiniste, Paris, Villain et Belhomme – Éditions Traditionnelles, 1969, p. 185-228. ]
Le comte Lenoir-Laroche ne semble guère apprécier les engagements et les débordements mystiques de son épouse. Ne voulant pas risquer sa carrière politique à cause de ses excès, il finit par interdire les activités du Calvaire en 1820. Claire meurt l’année suivante, le 26 décembre 1821, et le mémorial est vite laissé à l’abandon. La croix qui ornait le Calvaire a été démontée ; elle se trouve à présent dans le chœur de l’église de Châtenay. Il semble qu’au début des années 1900, on pouvait encore voir les ruines de ce monument. Outre sa Description du Calvaire des lauriers qu’elle publia en 1820, on doit à Claire Lenoir-Laroche La Grèce et la France ou Réflexions sur le tableau de Léonidas de M. David (1815). Elle a également laissé un manuscrit sur l’interprétation mystique de la fable de l’Amour et Psyché.
Dominique Clairembault