Le Magikon de Kleuker, Johann Friedrich Kleuker (1749-1827) témoigne de l’influence exercée en Allemagne par Louis-Claude de Saint-Martin. Cette influence a été durable et profonde, plusieurs historiens en ont souligné l’importance et des monographies sérieuses ont déjà fourni maintes précisions. Cet article est une analyse du Magikon et de quelques-unes des réactions suscitées par cet ouvrage.
Le présent article a paru sous le même titre dans Etudes Germaniques xxiii, 2 (avril 1968), 161-190. Il a été reproduit en fac-similé dans: Antoine Faivre, Mystiques, théosophes et illuminés au siècle des Lumières (Studien und Materialien zur Geschichte der Philosophie, 20), Hildesheim/New York: G. Olms, 1976, 1-30. Il est reproduit ici avec seulement quelques modifications stylistiques, à l’intention du présent Bulletin (site www.philosophe-inconnu.com). A l’aimable demande de l’éditeur de ce site, je prévois de compléter ultérieurement, et ici-même, ce texte par une mise à jour bibliographique succinte.
En marge des grandes œuvres il en est d’autres, peu ambitieuses, qui se proposent simplement de répandre des enseignements déjà dispensés ailleurs en les rendant accessibles à plus de lecteurs. Il arrive que l’action exercée par de tels ouvrages soit déterminante, car ils assurent la transmission ; une graine pousse, qui aurait pu être longue à germer, et ce peut être un événement important dans l’histoire des idées: ainsi, en 1784, le Magikon de Kleuker[1. MAΓIKON oder das geheime System einer Gesellschaft unbekannter Philosophen, unter einzelne Artikel geordnet, durch Anmerkungen und Zusätze erläutert und beurtheilt, und dessen Verwandtschaft mit ältern und neuen Mysteriologen gezeigt. In zwei Theilen. Von einem Unbekannten des Quadratscheins, der weder Zeichendeuter noch Epopt ist. Frankfurt und Leipzig, 1784. 364 p. M. Roger Ayrault a bien situé cet ouvrage dans son contexte historique : cf. La genèse du romantisme allemand, Paris, Aubier, 1961, t. II, p. 495.], qui témoigne de l’influence exercée en Allemagne par Louis-Claude de Saint-Martin (1743-1803), dit le « Philosophe Inconnu ». Cette influence a été durable et profonde: plusieurs historiens en ont souligné l’importance et des monographies sérieuses ont déjà fourni maintes précisions[2. Cf., pour la première période, une excellente approche de l’ensemble du problème dans ibid., p. 483 à 499. Une liste exhaustive des oeuvres signalant l’influence de Saint-Martin sur tel ou tel penseur de langue allemande serait trop longue pour trouver place ici. Signalons seulement, parmi les ouvrages récents : Eugène Susini, Franz von Baader et le romantisme mystique, Paris, Vrin, 2 vol., 1942 ; Louis Guinet, Zacharias Werner et l’ésotérisme maçonnique, La Haye, Mouton et Cie, 1962 ; Max Geiger, Aufklärung und Erweckung, Zurich, Evz Verlag, 1963 ; Antoine Faivre, Kirchberger et l’Illuminisme du xviiie siècle, La Haye, Nijhoff, 1967. Une étude d’ensemble serait tout à fait souhaitable. Cf. aussi Fritz Lieb, Franz von Baaders Jugendgeschichte ; die Frühentwicklung eines Romantikers, Munich, 1926, chapitre 6 (p. 143 à 208).]. Le présent travail, contribution à l’étude de Saint-Martin en Allemagne, est une analyse du Magikon et de quelques-unes des réactions suscitées par cet ouvrage.
Johann Friedrich Kleuker (1749-1827) veut présenter en un seul volume, et de façon systématique, les grands thèmes des deux premiers livres de Saint-Martin, Des Erreurs et de la Vérité [3. Des Erreurs et de la Vérité, ou les hommes rappelés au principe universel de la science ; ouvrage dans lequel, en faisant remarquer aux Observateurs l’incertitude de leurs Recherches, et leurs Méprises continuelles, on leur indique la route qu’ils auraient dû suivre, pour acquérir l’évidence Physique sur l’origine du bien et du mal, sur l’homme, sur la Nature matérielle, la Nature immatérielle, et la Nature sacrée, sur la base des gouvernements politiques, sur l’Autorité des Souverains, sur la Justice Civile et Criminelle, sur les Sciences, les Langues, et les Arts. Pas un PH… INC… A Edimbourg. 1775. Anonyme, 546 p.] – paru quatre ans après que Martines de Pasqually (vers 1710-1774) eût donné, avec le Traité de la Réintégration [4. Traité de la Réintégration des Êtres dans leurs premières propriétés, vertus et puissance spirituelles et divines, publié seulement en 1899 (Paris, Chacornac, 388 pages). Kleuker ignorait l’existence de ce manuscrit.], une forme manuscrite à ses « révélations » –, et le Tableau Naturel [5. Tableau Naturel des Rapports qui existent entre Dieu, l’homme et l’Univers, par un Phil… Inc…, 2 parties, Edimbourg, 1782 (Lyon) Anonyme. 276 et 244 p.]. Des Erreurs avait déjà fait l’objet, en 1782, d’une traduction en allemand par Matthias Claudius, et la préface que Claudius y a mise « est de loin le fragment critique où il s’est exprimé le plus longuement [6. R. Ayrault, op. Cit., p. 496. Irrthümer und Wahrheit, oder der Rückweiss für die Menschen auf das allgemeine Principium aller Erkenntniss… Von einem unbekannten Ph. aus dem Französischen übersetzt von Matthias Claudius. Mit Churfürstl. Sächsischen gnädigsten Privilegio. Verlegt bei Gottlieb Löwe in Breslau, 1782. Un exemplaire de l’édition de 1795 (Halberstadt) est annoté de la main de Baader (Munich, Staatsbibliothek, cote C.N.M. 55.43. 1 et II).] ». L’année suivante – un an avant le Magikon – avait paru la traduction du Tableau Naturel [7. Ueber das natürliche Verhältniss zwischen Gott dem Menschen und der Welt. Von dem Verfasser der Schrift Irrthümer und Wahrhelt… Aus dem Französischen übersetzt. Mit Churfürstl. Sächsischer Freyheit, Reval und Leipzig, bey Albrecht und Compagnie, 1783. Un exemplaire de cette édition est annoté de la main de Baader (Munich, Staatsbibliothek, cote 8 L. impr. C.N. Mss. 54, I à IV).]. Le Magikon est donc, en Allemagne, le troisième ouvrage proprement « saint-martinien ». Avant même qu’il soit paru, Lavater s’est entretenu de Des Erreurs, d’abord avec Herder en 1779, puis avec Goethe en 1782[8. Sur les réticences de Goethe et de Herder, cf. R. Ayrault, op. cit., p. 495 à 499.]. Mais Kleuker est le premier écrivain qui consacre un ouvrage entier aux deux premiers livres de Saint-Martin (les seuls parus jusqu’alors). Ce faisant, il croit que ces deux livres sont de deux auteurs différents.
Né à Osterode (Harz), Kleuker fit à Bückeburg, après des études à Göttingen, la connaissance de Herder qui lui procura une place de Prorector au lycée de Lemgo en 1775. Vite célèbre par sa traduction du Zend-Avesta en 1776 [9. H. Ratjen, Johann Friedrich Kleuker und Briefe seiner Freunde, Göttingen, 1842. p. 1 à 4. Sur le Zend-Avesta, cf. infra. Kleuker publie aussi une traduction des Pensées de Pascal, à Brême en 1777.] – c’est sur l’exemplaire français appartenant à Herder, que Kleuker traduisit ce texte en allemand –, il fut nommé deux ans plus tard à Osnabrück pour y occuper un autre poste de Rector[10. H. Ratjen, op. cit., p. 5 et 32.] ; de cette époque datent ses liens étroits avec le cercle de Münster[11. Der Kreis von Münster. Briefe und Aufzeichnungen Fürstenbergs der Fürstln Gallitzin und ihrer Freunde. Hg. von Siegfried Sudhof, Münster, Westf. Aschendorffsche Verlagsbuchhandlung, t. I, 1962, p. 91.], où il fut introduit grâce à Jacobi[12. R. Ayrault, op. Cit., p. 495.] qui tenta aussi, avec Stolberg, de lui faire obtenir une chaire à l’Université de Göttingen ; mais ses livres étaient trop en opposition avec l’esprit théologique d’alors, et il lui fallu se contenter d’une nomination à Kiel[13. H. Ratjen, op. Cit., p. 16 et 19 ; cf. aussi A.D.B., article de Delff. L’ouvrage de Karl Kleuker, D. Johann Friedrich Kleuker, Prof. der Theologle in Kiel (1799-1827), ein Zeuge der evangelischen Wahrheit im Zeitalter der Aufklarung, Hanovre, 1913, 133 p., est un travail de vulgarisation qui ne contient que quelques généralités. Il n’y est pas question de Magikon. Signalons que Kleuker fut nommé membre de l’Académie des Sciences de Munich en 1808 (cf. Ulrich Trürauf, Gesamtverzeichnis der Mitglieder der Bayerischen Akademie, Munich. Beck, 1963, p. 78).].
Dès ses premières oeuvres, Kleuker défend les miracles du Nouveau Testament. Il enquête sur la divinité de la Révélation, prouvée par la prescience prophétique et les prédictions bibliques, qui selon lui constituent un organisme cohérent dans l’ensemble d’une économie divine ; la foi doit s’appuyer sur des arguments rationnels pour devenir « foi raisonnable[14. Cf. aussi Werner Schütz, J. F. Kleuker, seine Stellung in der] ». C’est ainsi qu’il avoue aimer les spéculations anciennes[15. Magikon, p. 289.] ; sa bibliothèque montre son intérêt pour les courants ésotériques: elle contient un important fonds théosophique[16. « Catalogus librorum Kleukeri », Kiel, 1828, p. 263 ss, cité par Schütz, op. cit., p. 18.], dont la partie manuscrite, intitulée Hermes oder die Geheimnisse der Vorwelt zur Vergleichung ihrer Ueberlieferungen, rassemble des titres sur la Kabbale, le brahmanisme, l’hermétisme, etc. Ces éléments paraissent destinés à fournir une histoire de la sagesse cachée de l’Antiquité[17. Kieler Universitatsbibliothek, K.B. 120, cité par Schütz, op. cit., p. 6 et 20.], voire à poser les fondations d’une science religieuse conçue comme un domaine autonome de la raison, mais en étroit rapport analogique avec le monde empirique, celui de l’expérience. On retrouvera plus tard chez Franz von Baader le même goût du concret[18. Schütz (op. cit., p. 22) note que si Kleuker rejette la « Postulantentheorie » de Kant. c’est parce qu’elle ne satisfait pas à son « religiösen Wirklichkeitsinteresse ».]. Mais Kleuker, historien autant que philosophe, scrute également les religions orientales. Il subit l’influence de Herder, le premier penseur en Allemagne à utiliser le Zend-Avesta d’Anquetil du Perron pour interpréter le Nouveau Testament[19. Eriauterungen zum neuen Testament aus einer neueriifjneten morgenliindtschen Quelle. Anonyme, Riga, 1775.]. L’hypothèse kleukerienne d’une tradition secrète ininterrompue est scientifiquement bien discutable[20. A ce sujet, Schütz remarque pertinemment : « Kleukers Bewunderung für theosophische Ideen [stammt] nicht aus schwärmerischer Schau, übersinnlicher Gnosis, sondern [ist] mit einer nüchternen religionsgeschichtlichen Betrachtung historischer Zusammenhänge verbunden » (op. cit., p. 32).]. Notamment, au lieu de faire descendre la Kabbale de la philosophie alexandrine, comme l’avait fait Jacob Brucker[21. Jacob Brucker, l’auteur de Historica critica philosophiae a tempore resuscitatarum in occidente literarum ad nostra tempera, Leipzig, 1743. Le t. IV traité du pythagorisme, de la Kabbale, de la théosophie.], il la rapproche des traditions chaldéennes et perses, transplantées en Egypte après l’exil[22. Ueber die Emanationslehre bei den Kabbalisten, oder Beantwortung der von der Hochfürstlichen Gesellschaft der Alterthümer in Cassel aufgegebenen Preisfrage : ob die Lehre von den Kabbalisten von der Emanation aller Dinge aus Gottes eigenem Wesen, aus der Griechischen Philosophie entstanden sey, oder nicht? Riga, bei J. F. Hartknoch, 1786, p. 71. Sur la valeur historique des opinions de Kleuker concernant la Kabbale, cf. l’intéressant développe-ment de Schütz, op. cit., p. 32 à 37. Il serait profitable d’étudier toutes les réponses envoyées à la Société des Antiquités de Cassel. C’est pour répondre à une question analogue que Kautz écrivit son De cultibus magicis eorumque perpetuo ad ecclesiam et rem publicam habit. librl II, Vienne, 1767, puis 1771.]. Ces travaux, ainsi que son goût pour l’histoire du mandéisme, du sabbéisme[23. Cf. un bon résumé dans Schütz, op. cit., p. 43 à 53. Notons que dès 1781, trois ans avant la publication du Magikon, Kleuker fait éditer à Leipzig l’écrit d’un autre théosophe, Obereit, Die Einsamkeit der Weltüberwinder, et que son livre sur l’émanation (cf. supra) lui vaut d’obtenir le prix de la Société des Antiquités de Cassel en 1785 (cf. la page de titre de Ueber die Emanationslehre.], font de lui un auteur important dans l’histoire de la recherche, car il a défriché des terrains mal connu avant lui.
Cette compréhension de la diversité des manifestations religieuses dans l’humanité, cette facilité pour dépasser l’étroitesse du supranaturalisme de son époque, sont peut-être innées, mais elles doivent certainement beaucoup à Saint-Martin. Le Zend-Avesta, antérieur au Magikon, est rédigé et publié au moment où Kleuker lit les deux ouvrages du Philosophe Inconnu[24. Zend-Avesta Zoroasters Lebendiges Wort, t. I, Riga, 1776, 368 p. Anhang zum Zend-Avesta, Bd. I, Leipzig et Riga, 1781 (première partie : traités d’Anquetil du Perron, 397 pages ; deuxième partie : développements de Foucher, 380 p.). Bd. II, Leipzig et Riga, 1783, développements de Kleuker lui-même (192 p. + 64 p.).]. Ueber die Emanationslehre n’est publié qu’en 1786, à Riga. En même temps, le théologien s’interroge sur les preuves de la vérité du christianisme[25. Neue Prüfung und Erklärung der vorzüglichsten Beweise für die Wahrheit und den göttlichen Ursprung des Christenthums, Halle, 1785 à 1794, 4 volumes. Comme la plupart des théosophes de l’époque, Kleuker souligne, dans cet ouvrage, l’importance de la raison humaine : «La Raison nous est commune, et nous avons le même intérêt à l’écouter (Rousseau, in Glaubensbekenntniss seines Savoyard). » (Cette phrase figure en exergue du premier volume.) Mais Kleuker souscrit en même temps au jugement de Charles Bonnet selon lequel une doctrine divine doit remplacer ce que la raison est incapable de donner (t. I, p. 219 s.).] ; il tente de réfuter les idées essentielles de Lessing sur l’éducation du genre humain[26. Ibid., t. II, p. 225 ss.], et celles de Kant sur les mystiques[27. Il explique que les mystiques n’aiment pas Dieu pour eux-mêmes, par égoïsme ; ils l’aiment par pur amour de la perfection, non parce qu’il peut sauver l’homme (ibid., t. II, p. 318 s.).]. Après avoir étudié la valeur historique des Ecritures[28. Ausführliche Untersuchung der Gründe für die Aechtheit und Glaubwürdigkeit der schriftlichen Urkunden des Christenthums, t. I, Leipzig, 1793, et t. 11, Münster, 1795.], il présente le système religieux des brahmanes, où il retrouve certaines des idées déjà exposées dans le Magikon: l’homme est un ange déchu, la trinité n’est pas une invention chrétienne (Brahma, Vischnou, Chiva!), une régénération doit suivre la chute[29. Das Brahmanische Religionssystem im Zusammenhange dargestellt und aus seinen Grundbegriffen erklärt, Riga 1797, nr. 24 à 28, 67 à 70, 113.]. Après avoir traduit la République de Platon, il s’en prend aux théologiens protestants qui condamnent les cures merveilleuses du prince de Hohenlohe au lieu de critiquer les hypothèses de certains savants médecins sur le magnétisme animal [30. Ueber den alten und neuen Protestantismus, Brême & Leipzig, 1823 (composé en 1817). A ce propos, Kleuker cite Passavant, l’ami de Baader. Die Republik des Plato, Vienne et Prague, 2 vol., est de 1805.]. Ce ne sont là que certains aspects de ses ouvrages, mais ils permettent de mieux situer le Magikon dans l’évolution de sa pensée.
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Les théosophes n’ont pas coutume de présenter leurs idées d’une façon systématique. Kleuker, qui est plus un historien qu’un théosophe, se propose de grouper les thèmes principaux de ses « deux auteurs » sous des têtes de chapitre différentes, pour plus de clarté et de commodité ; il annonce aussi qu’il commentera la pensée exposée en la comparant à d’autres doctrines [31. Magikon, p. VI, VII et XVIII.]. Il s’agit donc d’un travail ressortissant, en quelque sorte, à l’étude des religions comparées. La première partie de l’ouvrage est une présentation assez objective, augmentée de quelques remarques personnelles ; la seconde partie est davantage un exposé critique systématique [32. P. 1 à 235. Les pages 247 à 278 s’intitulent : Ueber die Natur und den Wert des Martinistischen Systems im Allgemeinen. Les pages 279 à 364 sont intitulées : Besondere Bemerkungen über das System der Martinisten und dessen einzelne Hauptlehren, et Kleuker avoue qu’elles n’étaient pas, à l’origine, destinées à être publiées.]. Pour présenter ici d’une façon cohérente les idées de Kleuker exprimées dans le Magikon, il est donc impossible d’adopter le plan de l’auteur, d’autant plus que Kleuker n’a guère tenu ses promesses, car il a offert à ses lecteurs un exposé assez décousu.
Kleuker déclare ne rien savoir sur la, ou les deux, personne(s )ayant écrit ces deux ouvrages: Des Erreurs et de la Vérité et Tableau Naturel, ni sur leur société ; il croit seulement savoir qu’il existe une société de St. M , et une autre de Ch ; sans doute appartiennent-ils, pense-t-il, à la première [33. Ibid., p. IX, St. M- signifie sans doute « martiniste » au sens de « disciple de Saint-Martin « , bien que ce fût Martines de Pasqually qui fonda un Ordre. Ch – signifie peut-être « Chevalier bienfaisant de la Cité Sainte », puisque deux ans avant la publication du Magikon, en juillet et août 1782, le Convent de Wilhelmsbad avait déjà popularisé le système de la « réforme de Lyon » dont Willermoz était l’auteur ; mais Ch – peut signifier tout simplement « Elus-Cohens ». Jozef Ujejski, dans un ouvrage pourtant très sérieux (Krol Nowego Izraela, Varsovie, 1924, p. 87, note ; livre écrit en polonais), est intrigué par le pseudonyme de « Philosophe Inconnu » et cite sans la discuter une erreur de Papus, qui écrit : « Les initiés nommaient l’être invisible qui se communiquait le Philosophe Inconnu, […] c’est lui qui a donné, en partie, le livre Des Erreurs et de la Vérité et […] Claude de Saint-Martin n’a pris pour lui seul ce pseudonyme que plus tard et par ordre » (Papus, Martinésisme, Willermozisme, Martinisme et franc-maçonnerie, Paris, 1899, p. 14). M. Robert Amadou a magistralement réfuté cette légende, qu’il appelle un « enchevêtrement d’erreurs » (Amadou, Le « Philosophe Inconnu» et les « Philosophes Inconnus », in « Les Cahiers de la Tour Saint-Jacques », VII, s. d. (1960), p. 73 ss).]. Mais il affirme qu’il ne saurait s’agir de crypto-jésuitisme, comme l’avaient cru les rédacteurs de la Berlinische Monatsschrift [34. Sur le crypto-catholicisme que cette revue croyait pouvoir dénoncer, cf. de nombreuses références dans Ratjen, op. cit., p. 54 s.]. De toute manière, l’un et l’autre[35. Magikon, p. IX et 223. Cette impression a pu être renforcée par un « avis des éditeurs » inséré au début du Tableau Naturel et traduit dans l’édition allemande ; on y lit que des guillemets encadrent certains paragraphes que l’éditeur soupçonne de ne pas être du Philosophe Inconnu. Saint-Martin nous fournit lui-même la clef du problème ; il écrit à Kirchberger le 11 juillet 1796 que les passages guillemettés sont bien de lui (cf. Correspondance inédite de Saint-Martin et Kirchberger, éditée par Schauer & Chuquet, Paris, Dentu, 1862).] exposent le système d’une Société faisant de cet enseignement sa règle de vie. Il se réfère ainsi à un article de Sébastien Mercier paru dans le Tableau de Paris, dont il cite un extrait et dont l’intérêt, explique-t-il, est de réfuter certaines opinions erronées qu’on a nourries jusqu’à présent en Allemagne et ailleurs sur cette Société[36. Sur cet article du Tableau de Paris (t. VI, ch. DXIX, p. 130 à 136) cité par Kleuker. op. cit., p. 237 s. cf. note infra.]. Les deux auteurs des ouvrages étudiés seraient ainsi ont St. M. et W. ; Kleuker montre du même coup qu’il a entendu parler non seulement de Saint-Martin, mais aussi de Jean-Baptiste Willermoz, bien que ce dernier n’ait pas, quoi qu’on ait puprétendre, collaboré à la rédaction de Des Erreurs, non plus qu’à celle du Tableau Naturel [37. Sur Willermoz, cf. surtout Alice JoLY, Un Mystique lyonnais et les secrets de la franc-maçonnerie, Paris, Mâcon, 1938. C’est chez lui que Saint-Martin rédigea Des Erreurs, après le départ de leur maître Martines de Pasqually pour Saint-Domingue ; mais Willermoz a déclaré n’avoir pris aucune part à cette rédaction (cf. lettre de Willermoz à J. de Turkheim, 12 août 1821, citée par G. Van Rinberk, Martines de Pasqually, Paris, Alcan, 1935, t. 1, p. 135).].
Tandis que le matérialisme et l’athéisme n’ont jamais cessé d’avoir leurs fidèles, explique Kleuker dans son introduction du Magikon, d’autres hommes, à l’abri de tout vacarme et sous l’influence d’une lumière sûre, construisent un Temple de l’Esprit éternel. Tandis que certains s’affairent à rendre communes et vulgaires les choses les plus sacrées afin de les ravaler au niveau de leur esprit, qui est bassesse, d’autres tentent au contraire de retrouver l’harmonie divine grâce aux privilèges les plus oubliés, grâce aux ressorts les plus méconnus de la nature humaine. Les deux ouvrages commentés ont donc le rare mérite de résoudre les difficultés que les sciences habituelles ne parviennent pas à faire disparaître ; ils font revivre ce qui est mort, harmonisent le chaos et confèrent aux forces humaines d’infinies possibilités. Mais Kleuker ne se fait pas d’illusions: cette oeuvre ne sera comprise que de quelques-uns. La plus grande partie du Tableau Naturel exige une âme silencieuse, réceptive et capable d’élévation, condition essentielle pour saisir dans son sens profond la langue des « Philosophes Inconnus » qui cherche à rappeler à l’homme les droits de sa nature et la dignité de son origine. Si, dans le domaine de l’allégorie, les pensées ne sont pas toujours immédiatement accessibles à l’entendement, cela ne tient-il pas à la nature même des sujets traités ? Et si certains points de la doctrine secrète pouvaient être exposés dans une langue plus distincte, et ne l’ont pas été, n’est-ce point parce qu’il existe malgré tout, dans les domaines intellectuel et matériel, certaine « manière » de répartir l’ombre et la lumière, selon les instants convenables et les hommes auxquels on s’adresse ? En somme, pour Kleuker, ces deux ouvrages s’efforcent de réunir ce qui généralement se trouve à l’état de dissociation, et leur propos est de fonder une science unique ; il n’existe en effet qu’une seule Lumière, dans laquelle s’unissent toutes les couleurs, si bien que chaque objet se trouve en rapport « vrai » avec le Tout ; aussi les erreurs innombrables de l’humanité proviennent-elles d’une fausse conception du monde de la connaissance dont on s’obstine à vouloir isoler chacune des ramifications[38. Magikon, Vorrede, p. III à XX. A propos des diverses « ramifications », Kleuker cite Saint-Martin (Tableau Naturel, II, p. 35) : « Accoutumons nos yeux à saisir l’ensemble des principes, si nous voulons saisir l’ensemble des faits.»].
Dès le début de son livre, Kleuker insiste aussi sur l’idée de Ternarius Sanctus chez Saint-Martin, croyant que, pour le Philosophe Inconnu, elle est essentielle et inséparable du concept de divinité. Qu’aurait pensé Kleuker s’il avait connu l’évolution des Elus-Cohens après le départ de Martines ? Sans doute eût-il noté – ce qu’il n’a pas fait – la facilité avec laquelle l’auteur de Des Erreurs passe du 3 au 4, et il n’aurait pas écrit que la Trinité divine fait partie essentiellement (wesentlich) du système étudié [39. Dans la mesure où ce « système » était celui des Elus-Cohens ; car Martines définissait la Trinité comme «trois actions divines et distinctes l’une de l’autre » en faveur d’Abraham, d’Isaac et de Jacob ; la divinité est « indivisible », et « s’il était possible d’admettre dans le Créateur des personnes distinctes, il faudrait alors admettre quatre au lieu de trois, relativement à la quadruple essence divine» (Martines, Traité de la Réintégration des Êtres, Paris, Chacornac, 1899, p. 234 s.). Saint-Martin écrit: « Dès l’instant qu’on est à trois, on est quatre » (Des Erreurs, p. 202) ; cf. aussi ibid., p. 137 s. Sur ce problème, et sur l’évolution que subit cette idée après la disparition de Martines, cf. A. Faivre, Un Martinésiste catholique, l’abbé Pierre Fournié, in « Revue de l’histoire des religions », octobre 1967, p. 24. Références dans le Magikon : p. 3 à 5, 7.]. De plus, Kleuker prend la liberté de traduire à sa manière certains termes saint-martiniens: il n’écrit point « Régénérateur », mais bien « Christ », et sait reconnaître le Saint-Esprit dans la « substance pure et fixe de force et d’action [40. Ibid., 5,7,33. Le mot « Christ » n’apparaît pas une fois dans Des Erreurs.]». Dans sa seconde partie, il critique davantage le quaternaire martiniste et étale son érudition ; renvoyant à sa traduction du Zend-Avesta, il rappelle que chez les Chaldéens, Zewan était le « tout premier ». Apason et Taute, ses énergies masculine et féminine, sont comparées à l’Adâm Qadmōn des Kabbalistes ; selon Damascius, les Chaldéens avaient même trois ternaires: pour le divin, pour l’intellectuel et pour le sensible [41. Magikon, p. 284 ; et Anhang zum Avesta (op. cit.), t. I, Th. I, p. 189.]. La cinquième Ennéade de Plotin, selon laquelle la doctrine de la trinité en Dieu est très ancienne, le systema mundi intellectualis de Cudworth, Proclus, Berkeley [42. Magikon, p. 285. Berkeley, Siris ou recherches sur l’eau de goudron, Amsterdam, 1745, p. 310 à 314.], les trois nombres de l’unité originelle brahmanique, le principe « lumière et vie » agissant par « feux masculin et féminin » dans les mystères de Mithra, le Sepher Jezirah, le Zohar [43. A ce propos, Kleuker (Magikon, p. 286 à 289) renvoie à Knorr Von Rosenroth (sans le nommer), mentionnant le t. II de sa « Cabbala denudata ». Il s’agit évidemment de l’ouvrage bien connu de kabbale chrétienne, Kabbale Denudata seu doctrina hebraeorum transcendentalis et metaphysica caque theologica opus antiquissimae Philosophiae Barbaricae varüs speciminibus, etc., Sulzbach, 1677, anonyme, trois parties. T. II : Kabbalae Denudatae tomus secundus, id est liber Sohar restitutus, etc., Francfort, 1684, anonyme, trois parties. Kleuker renvoie aussi au De arte cabbalistica, de Reuchlin, deuxième partie (Ioannis Reuchlin de arte cabalistica. Libri tres Leoni X. Dicati (1571), réédition en fac-similé en 1964 par les éditions F. Fromann, Stuttgart. Enfin, il dit s’être servi de la Collect. scriptor. art. Cabalist. t. I, Bâle, 1557, p. 707.], renferment des idées intéressantes sur le ternaire sacré. De même que Wachter a montré que la Trinité des Kabbalistes n’était pas exactement celle des chrétiens, de même Kleuker affirme maintenant que le Ternaire des deux premiers livres de Saint-Martin est autre chose que la Trinité du dogme chrétien [44. Kleuker cite Wachter, « Elucidar. Cabalist. chap. In, par. IX ». Il s’agit de Elucidarius Cabalisticus, sive Reconditae Hebraeorum philosophiae brevis et succinta recensio, Epitomatore Joh. Georgio Wachtero Philos. Prof., Rome, 1706, 78 pages (Bibliothèque Nationale : A. 7732). Kleuker aurait pu citer aussi le paragraphe X, qu’il a lu, et qui traite également de cette question. Les titres des deux «paragraphes» sont respectivement : De Trinitate quatenus est dogma Cabalisticum, et An tres supremae Sephirae sint ipsa SS. Trinitas juxta Cabaleos ; Wachter répond à cette question par la négative ; il fait allusion à des manuscrits que Kleuker regrette de ne pas connaître ; j’ai retrouvé aisément le passage auquel Kleuker se réfère : « Caeterum quae sit vera Cabalistarum de hoc argumento Doctrina, et quomodo Sancta Trias jam in ipsa Ensoph natura perfectissime contineatur, ad contitendum ENS unum et perfectissimum, Patrem, Filium, et Spirituel S. in Manuscriptis meis nondum editis, ostendi » (Wachter, op. Cit., p. 35 ; Wachter a expliqué à la page précédente qu’il ne faut pas confondre les sephirot Cether, Chochma et Bina avec la Trinité ; car l’Ensoph les dépasse essentiellement et se suffit à lui-même).] ; mais en même temps, il affirme aussi que l’idée la plus ancienne de Trinité chrétienne est beaucoup plus proche de la Sancta Trias des Kabbalistes que des dogmes postérieurs du christianisme, ce qui lui permet de poser du même coup la nécessité de dissocier le caractère très répandu de ce ternaire sacré, du fait qu’il est enseigné officiellement [45. Magikon, p. 289 ss.].
Kleuker insiste beaucoup sur l’idée saint-martinienne selon laquelle tous les corps du monde sensible ne sont que des explosions de « principes » existant avant les corps et qui continueront à exister après eux, principes qui, sans être pensants, sont doués d’énergie et dont l’action est régie constamment par la « cause active et intelligente » ; il rappelle que la théorie de la naissance du monde visible par l’action d’ « agents » secondaires n’est pas neuve [46. Ibid., p. 262. La cause active et intelligente signifie généralement, chez Saint-Martin, le Verbe, ou le Christ. (Cf. infra.) Selon la théorie relative aux agents secondaires, Dieu, par exemple, n’aurait pas créé le lion, qui est une création du « principii leonini » (Magikon, p. 262).]. Kleuker préfère le mot éradiation au mot émanation [47. Ibid., p. 8 et 12.] employé par les martinésistes [48. Cf. notamment la toute première phrase du Traité de Martines : « Avant le temps, Dieu émana des êtres spirituels, pour sa propre gloire, dans son immensité divine. » Notons que cette conception n’est ni celle du panthéisme, ni celle de l’immanence au sens spinoziste (cf. A. Faivre, Fournié, op. cit., iie partie).] ; il pose le problème en ces termes: l’action divine est-elle une création ex nihilo, ou bien est-elle une émanation ? Selon les conceptions de l’Antiquité, il s’agit plutôt d’une émanation, d’un rayonnement (Ausstrahl) de la source primordiale, ce que l’esprit humain admet plus facilement et plus naturellement – pense Kleuker – qu’une création ex nihilo. La volonté divine, ajoute-t-il, ne saurait être un simple « purus actus voluntatis » comme la volonté humaine ; elle ne peut être que génétique, réelle ; elle doit tenir en elle-même, non du dehors, la raison essentielle de ce qui devient par elle. Kleuker estime qu’à son époque on a trop tendance à séparer infiniment la divinité de tout ce qui existe par elle ; il est plus « analogique » de penser quelque chose à partir de quelque chose. Le scénario « Dieu dit, et cela arrive », se rapporte au moment du commencement, non au mode de la naissance. Il faut comprendre que Dieu a tout créé par son Logos, par son premier fils [49. Magikon, p. 267 s.]. Kleuker est donc bien en accord avec Saint-Martin sur le principe d’une « émanation » ou « éradiation » [50. Kleuker souligne que pour Saint-Martin, l’unité s’exprime éternellement par un ternaire sacré dont l’énergie est une émanation continuelle ; il rapproche cela de textes apocryphes de l’Antiquité (Ibid., p. 282).] permettant de se représenter l’origine et la cohésion de toute la chaîne des êtres, ou du moins de la partie spirituelle et intelligente de la création ; il trouve même étrange l’idée de création ex nihilo ; elle est, pense-t-il, le résultat d’une tendance philosophique qui s’efforce de mettre tout en abstractions pour aboutir finalement à un pur néant (pures Nichts [51. Ibid., p. 291 s. Kleuker se livre à une exégèse des termes de la Genèse signifiant « créer » (ibid., p. 292, note). S’il propose de remplacer « émanation » par « éradiation », c’est en raison des « unreine Ideen » qui s’attachent au premier mot (ibid., p. 293).]). […]